4* Le hasard et la nécessité, Jaques Monod, 1970 extrait de la préface :

qu'apporte aujourd'hui la théorie moléculaire du code génétique. J'entends ici « théorie du code génétique » dans le sens large, pour y inclure non seulement les notions relatives à la structure chimique du matériel héréditaire et de l'information qu'il porte, mais aussi les mécanismes moléculaires d'expression, morphogénétique et physiologique, de cette information. Ainsi définie, la théorie du code génétique constitue la base fondamentale de la biologie. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que les structures et fonctions complexes des organismes puissent être déduites de la théorie, ni même qu'elles soient toujours analysables directement à l'échelle moléculaire. (On ne peut ni prédire ni résoudre toute la chimie à l'aide de la théorie quantique qui en constitue cependant, nul n'en doute, la base universelle.) Mais si la théorie moléculaire du code ne peut aujourd'hui (et sans doute ne pourra jamais) prédire et résoudre toute la biosphère, elle constitue dès maintenant une théorie générale des systèmes vivants. Il n'y avait rien de semblable dans la connaissance scientifique antérieure à l'avènement de la biologie moléculaire. Le « secret de la vie » pouvait alors paraître inaccessible dans son principe même. Il est aujourd'hui en grande partie dévoilé. Cet événement considérable devrait, semble-t-il, peser d'un grand poids dans la pensée contemporaine dès lors que la signification générale et la portée de la théorie seraient comprises et appréciées au-delà du cercle des purs spécialistes. J'espère que le présent essai pourra y contribuer. Plutôt que les notions elles-mêmes de la biologie moderne, c'est en effet leur « forme » que j'ai tenté de dégager, ainsi que d'expliciter leurs relations logiques avec d'autres domaines de la pensée. Il est imprudent aujourd'hui, de la part d'un homme de science, d'employer le mot de « philosophie », fût-elle « naturelle », dans le titre (ou même le sous-titre) d'un ouvrage. C'est l'assurance de le voir accueilli avec méfiance par les hommes de science et, au mieux, avec condescendance par les philosophes. Je n'ai qu'une excuse, mais je la crois légitime : le devoir qui s'impose, aujourd'hui plus que jamais, aux hommes de science de penser leur discipline dans l'ensemble de la culture moderne pour l'enrichir non seulement de connaissances techniquement importantes, mais aussi des idées venues de leur science qu'ils peuvent croire humainement signifiantes. L'ingénuité même d'un regard neuf (celui de la science l'est toujours) peut parfois éclairer d'un jour nouveau d'anciens problèmes. Il reste à éviter bien entendu toute confusion entre les idées suggérées par la science et la science elle-même ; mais aussi faut-il sans hésiter pousser à leur limite les conclusions que la science autorise afin d'en révéler la pleine signification. Exercice difficile. Je ne prétends pas m'en être tiré sans erreurs. Disons que la partie strictement biologique du présent essai n'est nullement originale. Je n'ai fait que résumer des notions considérées comme établies dans la science contemporaine. L'importance relative attribuée à différents développements, comme le choix des exemples proposés, reflètent il est vrai des tendances personnelles. Des chapitres importants de la biologie ne sont même pas mentionnés. Encore une fois cet essai ne prétend nullement exposer la biologie entière mais tente franchement d'extraire la quintessence de la théorie moléculaire du code. Je suis responsable bien entendu des généralisations idéologiques que j'ai cru pouvoir en déduire. Mais je ne crois pas me tromper en disant que ces interprétations, tant qu'elles ne sortent pas du domaine de l'épistémologie, rencontreraient l'assentiment de la majorité des biologistes modernes. Je ne puis que prendre la pleine responsabilité des développements d'ordre éthique sinon poli-tique que je n'ai pas voulu éviter, si périlleux fussent-ils ou naïfs ou trop ambitieux qu'ils puissent, malgré moi, paraître : la modestie sied au savant, mais pas aux idées qui l'habitent et qu'il doit défendre.


5* La notion de déterminisme en physique et ses limites, Michel Paty (PUF, 2003 Coll. Sciences, histoire et société.). Résumé :

L'idée  de  déterminisme,  proposée  pour  étendre  et  généraliser  la  causalité  physique, ajoutant  en  particulier  la  considération  des  conditions  initiales,  se  constitua  dès  lors  comme  la référence  idéale  et considérée comme indépassable de toute connaissance scientifique. Cet idéal devait  toutefois  se  voir  dépassé  dans  plusieurs  directions.  D’une  part,  la  causalité  physique classique se transforma en  causalité relativiste, comportant des restrictions sur les possibilités des rapports spatio-temporels  et suscitant, avec la relativité générale, l'idée de  complétude théorique, méta-concept  qui  permet  de  formuler  des  conditions  internes  de  perfectionnement  théorique.

D’autre part, le déterminisme proprement dit devait connaître des limitations de sa portée en physique classique même, avec la considération des systèmes dynamiques « non linéaires », déterministes, mais dont le comportement peut être totalement non-prévisible à terme. Enfin, la causalité et le déterminisme se sont vus remis radicalement en question avec l'élaboration de la physique quantique. Le sens exact de ces remises en cause est directement lié aux questions d’interprétation de la théorie quantique : équation causale et problème de la « réduction » de la fonction  d’état, d’un côté, prédictions probabilistes, d’un autre côté. Les deux aspects se retrouvent dans la question de la limitation des représentations spatio-temporelles et de sa signification du point de vue théorique. Il faut donc concevoir les problèmes d’interprétation de la théorie  quantique  en termes  du  rapport  entre la causalité, le déterminisme, et les grandeurs qui portent les contenus physiques effectifs. On est ainsi amené à s’interroger sur un sens directement physique des grandeurs mathématiques de la théorie et, si un tel sens est assignable, à considérer les catégories en question par rapport aux concepts théoriques réellement appropriés, avec comme effet  de les « remettre sur leurs  pieds ». Cela est du moins possible pour la causalité, ainsi que pour la complétude. Quant au déterminisme, il ne peut être, dans sa formulation usuelle, que statistique, et reste  ainsi très  en-deçà des possibilités des  perspectives  théoriques. Ces transformations laissent entrevoir l'impératif d'une autre catégorie, plus fondamentale qu’elles car indépendante des choix conceptuels et théoriques, et pourtant souvent omise dans les débats : celle de nécessité, régulatrice des autres catégories et systèmes de concepts.