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Contre une approche scientiste des rapports de l'esprit et du corps - mise au point sur la philosophie des qualia

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 Nous sommes à présent en mesure de fonder, par et dans la métaphysique d'Aristote, l'irréductible dualité de l'âme et du corps (au point que, pour Aristote, "on n'a même pas besoin de se demander si le corps et l'âme font un" - Aristote, de l’Âme, II, 412a -) en considérant, précisément, le corps, non pas dans l'abstrait comme chez Spinoza ou les phénoménologues, mais en situation dans un biotope déterminé quoiqu'inachevé et, par là, incertain, et l'âme non plus comme une substance éthérée et supérieure en dignité comme chez Platon ou Descartes, ni comme une fonction représentative comme chez la plupart des philosophes, mais comme la forme que prend le corps, en situation, dans ledit biotope, bref, comme une in-formation du corps. Dans Information, Conatus et Entropie, nous montrions, à la lumière de la philosophie de Spinoza et, surtout, de celle d'Aristote, que l'information est essentielle à la matière, tout particulièrement à la matière vivante, sans pour autant être une représentation de quoi que ce soit. Dans un passage célèbre mais un peu obscur du livre II de la Physique, Aristote écrit qu'"en un premier sens, on appelle cause [aitia] ce dont provient une chose et qui est en elle, ainsi l'airain est, en ce sens la cause de la statue […] ; en un autre sens la cause est la forme et le modèle des choses, c'est la notion qui détermine l'essence d'une chose, par exemple, en musique, la cause de l'octave est le rapport de deux à un"(Aristote, Physique, II, 194b). Et de continuer en disant que "dans une troisième acception, la cause est le principe premier d'où vient le mouvement et le repos, [en ce sens], ce qui produit le changement est cause du changement produit […] ; en dernier lieu, la cause signifie la fin et c'est alors le "en-vue-de-quoi" de la chose, ainsi la santé est la cause de la promenade"(Aristote, Physique, II, 194b). D'où les quatre sens de la notion de causalité : le sens matériel, le sens formel, le sens mécanique (il est remarquable que la science moderne ne retienne, aujourd'hui, que ce seul sens) et le sens final. Les deux premiers sens de la notion de "cause" fondent ce qu'il est convenu d'appeler l'hylémorphisme, c'est-à-dire l'idée qu'il n'y a pas de matière (en grec "hulè") sans forme (en grec "morphè") ni de forme sans matière. Forme et matière sont mutuellement immanentes l'une à l'autre : la forme n'est pas une option pour la matière, pas plus que la matière se surajoute à une forme pré-existante. Les deux exemples qu'il donne sont, à cet égard, parfaitement clairs : la matière de la statue a nécessairement une certaine forme, de la même manière qu'il n'y a pas de musique sans un certain rapport réglé (forme) entre les notes de la gamme (matière) et vice versa. À cet égard, Gilbert Simondon fait l'hypothèse que "ce n'est pas seulement l'argile et la brique, le marbre et la statue qui peuvent être pensés selon le schéma hylémorphique, mais aussi un grand nombre de faits de formation, de genèse et de composition, dans le monde vivant et dans le monde psychique [...]. Le rapport même de l'âme et du corps peut être pensé selon le schème hylémorphique"(Simondon, l'Individu et sa Genèse Physico-Biologique). Comment, en effet, Aristote, pense-t-il le vivant ? "Parmi les corps naturels, certains ont la vie et certains ne l’ont pas"(Aristote, de l’Âme, I, 412a). Or, d'une part, "l’être, pour les vivants, c’est la vie"(Aristote, de l’Âme, II, 415b), et, d'autre part, "nous entendons par vie [zôè] le fait de se nourrir, de croître et de dépérir par soi-même"(Aristote, de l’Âme, II, 412a). D'où l'on peut comprendre que la nutrition, la croissance et même la mort sont à la fois les causes mécaniques du corps vivant et, dans la mesure où elles sont aussi "le en-vue-de-quoi" du corps vivant, ses causes finales (de ce double point de vue, Aristote est plus proche de Freud que de Spinoza. Pour Spinoza, en effet, "s’il était possible que l’homme ne pût subir d’autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par la seule nature de l’homme lui-même, il suivrait qu’il ne pourrait dépérir, mais qu’il existerait nécessairement toujours" - Spinoza, Éthique, IV, iv - . Anticipant la mise en évidence expérimentale par Kerr, Wyllie et Currie en 1972 de ce qui est connu, depuis, sous l’appellation de phénomène de l’"apoptose" ou destruction cellulaire programmée, Freud affirme au contraire que "la fin vers laquelle tend toute vie est la mort, donc la mort est l’effet de causes internes" - Freud, Essais de Psychanalyse -). Si maintenant "l'âme [psukhè] n'est pas le corps [sôma] mais quelque chose du corps"(Aristote, de l’Âme, II, 414a), elle n'est donc ni cause matérielle du corps (sinon elle se confondrait avec lui), ni sa cause mécanique ou sa cause finale (sinon elle se confondrait avec la nutrition, la croissance et la mort). Puisque l'âme est néanmoins "quelque chose du corps", il reste à conclure qu'elle est la forme du corps vivant. Mais ce n'est pas tout car, si l'âme n'était que la forme du corps, comme il n'existe pas de matière sans forme, on pourrait généraliser à tout corps ce qui a été dit du corps vivant. Certes, tout corps peut et doit être dit, au sens étymologique du terme, in-formé dans le sens précis où, en physique, une information est l'effet causal d'une augmentation de l'entropie ("le terme entropie a été forgé en 1865 par le physicien allemand Clausius [...]. Il introduisit cette grandeur afin de caractériser mathématiquement l'irréversibilité de processus physiques tels qu'une transformation de travail en chaleur [...]. La notion de quantité d'information, utile en théorie de la communication ou en informatique, est étroitement apparentée à celle d'entropie" - Roger Balian, les Etats de la Matière -) dans un contexte spatio-temporel bien déterminé. Mais Aristote utilise le raisonnement contrefactuel suivant : si nous (nous autres humains, mais on peut généraliser le raisonnement à tous les vivants) vivions dans l'Île des Bienheureux (aussi appelées, chez Homère, par exemple, Îles Fortunées ou Champs-Elysées), autrement dit, si nous étions immortels comme les dieux ou inertes comme les pierres, nous n'aurions nul besoin de nous nourrir, nous déplacer, nous protéger, nous soigner et même, à cet effet, percevoir quoi que ce soit. Si, tout au contraire, nous éprouvons de tels besoins, c'est parce que, mortels et non inertes, nous avons à nous adapter à un milieu dans lequel nous allons naître, croître, dépérir et mourir. Comme l'écrira plus tard Karl Popper, "la sélection darwinienne apprend aux différentes espèces vivantes à conserver de l’information et à l’adapter aux divers problèmes qui se posent à elles ; la vie consiste donc en systèmes physiques qui tentent de résoudre des problèmes"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii). Bref, l'âme est, non seulement la forme du corps vivant, mais aussi, en tant que vivant, corps in-formé en permanence de la relation immanente qu'il entretient avec son milieu. Donc, en termes aristotéliciens, l'âme n'est pas seulement forme d'un corps vivant, mais aussi et surtout, forme d'un corps vivant en acte (rappelons que, chez Aristote, l'acte, "énergéïa" s'oppose à la puissance "dunamis" comme ce qui est bien réel se distingue de ce qui n'est que possible), c'est-à-dire en mesure d'affronter les problèmes liés à son caractère vivant. "En conséquence l'âme est la réalisation première d'une corps naturel qui a potentiellement la vie"(Aristote, de l’Âme, II, 412a), autrement dit, c'est cette forme du corps que l'on nomme l'âme qui rend le corps vivant (le passage de la vie à la mort se décrit notamment, en français, par l'expression imagée "rendre l'âme"). En ce sens, seuls les corps vivants sont dotés d'une âme dans la simple mesure où ce sont des systèmes physiques dont la particularité est de conserver et organiser dans un milieu "intérieur", ontogénétiquement ou phylogénétiquement, des informations sur leur milieu extérieur, et pas seulement de les recevoir passivement de celui-ci. Est-ce à dire qu'Aristote nie toute spécificité à l'âme humaine ?

(à suivre ...).

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Est-ce à dire qu'Aristote nie toute spécificité à l'âme humaine ?


non pas, mais avant de chercher si cette spécificité existe, l'on peut déjà s'accorder sur au moins les trois mouvements naturels causes d'individuation du corps appartenant au vivant tout entier et sur une qualité propre à l'espèce humaine, ce qui nous permettrait peut-être de répondre en partie à cette question...


les trois mouvements naturels selon la forme, la croissance et le lieu, communs aux vivants, la qualité proprement humaine serait de les conjuguer selon une recherche d'autonomie qui par accumulation générationnelle (épigénétique, transmission éducative, structures culturelles etc...)tendrait à l'autonomisation...


pourtant, est-ce une qualité spécifique de l'âme humaine que de chercher dans la performation des actes quotidiens une autonomisation qui de fait conduit aujourd'hui à l'impasse, écologique, politique et technologique ?


ce qu'Aristote percevait de l'âme humaine était plutôt la spécificité qui lui permit de contempler [1072b] Ἐκ τοιαύτης ἄρα ἀρχῆς ἤρτηται ὁ οὐρανὸς καὶ ἡ φύσις. Διαγωγὴ δ' [15] ἐστὶν οἵα ἡ ἀρίστη μικρὸν χρόνον ἡμῖν (οὕτω γὰρ ἀεὶ ἐκεῖνο· ἡμῖν μὲν γὰρ ἀδύνατον), ἐπεὶ καὶ ἡδονὴ ἡ ἐνέργεια τούτου υκαὶ διὰ τοῦτο ἐγρήγορσις αἴσθησις νόησις ἥδιστον, ἐλπίδες δὲ καὶ μνῆμαι διὰ ταῦτἀ. Ἡ δὲ νόησις ἡ καθ' αὑτὴν τοῦ καθ' αὑτὸ ἀρίστου, καὶ ἡ μάλιστα τοῦ μάλιστα. Αὑτὸν [20] δὲ νοεῖ ὁ νοῦς κατὰ μετάληψιν τοῦ νοητοῦ· νοητὸς γὰρ γίγνεται θιγγάνων καὶ νοῶν, ὥστε ταὐτὸν νοῦς καὶ νοητόν. Τὸ γὰρ δεκτικὸν τοῦ νοητοῦ καὶ τῆς οὐσίας νοῦς, ἐνεργεῖ δὲ ἔχων, ὥστ' ἐκείνου μᾶλλον τοῦτο ὃ δοκεῖ ὁ νοῦς θεῖον ἔχειν, καὶ ἡ θεωρία τὸ ἥδιστον καὶ ἄριστον.
Εἰ οὖν οὕτως εὖ ἔχει, [25] ὡς ἡμεῖς ποτέ, ὁ θεὸς ἀεί, θαυμαστόν· εἰ δὲ μᾶλλον, ἔτι θαυμασιώτερον. Ἔχει δὲ ὧδε. Καὶ ζωὴ δέ γε ὑπάρχει· ἡ γὰρ νοῦ ἐνέργεια ζωή, ἐκεῖνος δὲ ἡ ἐνέργεια· ἐνέργεια δὲ ἡ καθ' αὑτὴν ἐκείνου ζωὴ ἀρίστη καὶ ἀίδιος. Φαμὲν δὴ τὸν θεὸν εἶναι ζῷον ἀίδιον ἄριστον, ὥστε ζωὴ καὶ αἰὼν συνεχὴς [30] καὶ ἀίδιος ὑπάρχει τῷ θεῷ· τοῦτο γὰρ ὁ θεός.) (chacun trouvera la traduction qui lui est la plus juste) 
ce passage bien connu ou trop connu pour nous être encore une source d'interrogations sur ce qui est spécifiquement humain, est celui qui pourrait nous aider à le redevenir...

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citation  de PhiPilo : "Bref, l'âme est, non seulement la forme du corps vivant, mais aussi, en tant que vivant, corps in-formé en permanence de la relation immanente qu'il entretient avec son milieu. Donc, en termes aristotéliciens, l'âme n'est pas seulement forme d'un corps vivant, mais aussi et surtout, forme d'un corps vivant en acte (rappelons que, chez Aristote, l'acte, "énergéïa" s'oppose à la puissance "dunamis" comme ce qui est bien réel se distingue de ce qui n'est que possible), c'est-à-dire en mesure d'affronter les problèmes liés à son caractère vivant. "En conséquence l'âme est la réalisation première d'une corps naturel qui a potentiellement la vie"(Aristote, de l’Âme, II, 412a), autrement dit, c'est cette forme du corps que l'on nomme l'âme qui rend le corps vivant (le passage de la vie à la mort se décrit notamment, en français, par l'expression imagée "rendre l'âme"). En ce sens, seuls les corps vivants sont dotés d'une âme dans la simple mesure où ce sont des systèmes physiques dont la particularité est de conserver et organiser dans un milieu "intérieur", ontogénétiquement ou phylogénétiquement, des informations sur leur milieu extérieur, et pas seulement de les recevoir passivement de celui-ci."


très juste résumé d'un des passages les plus significatifs du Περὶ Ψυχῆς  mis à part  : l'acte, "énergéïa" s'oppose à la puissance "dunamis" , il me semble que pour Aristote l'acte ne s'oppose pas à la puissance mais lui est uniquement contraire... 

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il me semble que pour Aristote l'acte ne s'oppose pas à la puissance mais lui est uniquement contraire... 


Oui, en effet. Le verbe "s'oppose" n'est peut-être pas le plus approprié (d'ailleurs j'utilise "se distingue" quelques mots plus loin). 

ce qu'Aristote percevait de l'âme humaine était plutôt la spécificité qui lui permit de contempler [1072b] Ἐκ τοιαύτης ἄρα ἀρχῆς ἤρτηται ὁ οὐρανὸς καὶ ἡ φύσις. Διαγωγὴ δ' [15] ἐστὶν οἵα ἡ ἀρίστη μικρὸν χρόνον ἡμῖν (οὕτω γὰρ ἀεὶ ἐκεῖνο· ἡμῖν μὲν γὰρ ἀδύνατον), ἐπεὶ καὶ ἡδονὴ ἡ ἐνέργεια τούτου υκαὶ διὰ τοῦτο ἐγρήγορσις αἴσθησις νόησις ἥδιστον, ἐλπίδες δὲ καὶ μνῆμαι διὰ ταῦτἀ. Ἡ δὲ νόησις ἡ καθ' αὑτὴν τοῦ καθ' αὑτὸ ἀρίστου, καὶ ἡ μάλιστα τοῦ μάλιστα. Αὑτὸν [20] δὲ νοεῖ ὁ νοῦς κατὰ μετάληψιν τοῦ νοητοῦ· νοητὸς γὰρ γίγνεται θιγγάνων καὶ νοῶν, ὥστε ταὐτὸν νοῦς καὶ νοητόν. Τὸ γὰρ δεκτικὸν τοῦ νοητοῦ καὶ τῆς οὐσίας νοῦς, ἐνεργεῖ δὲ ἔχων, ὥστ' ἐκείνου μᾶλλον τοῦτο ὃ δοκεῖ ὁ νοῦς θεῖον ἔχειν, καὶ ἡ θεωρία τὸ ἥδιστον καὶ ἄριστον. Εἰ οὖν οὕτως εὖ ἔχει, [25] ὡς ἡμεῖς ποτέ, ὁ θεὸς ἀεί, θαυμαστόν· εἰ δὲ μᾶλλον, ἔτι θαυμασιώτερον. Ἔχει δὲ ὧδε. Καὶ ζωὴ δέ γε ὑπάρχει· ἡ γὰρ νοῦ ἐνέργεια ζωή, ἐκεῖνος δὲ ἡ ἐνέργεια· ἐνέργεια δὲ ἡ καθ' αὑτὴν ἐκείνου ζωὴ ἀρίστη καὶ ἀίδιος. Φαμὲν δὴ τὸν θεὸν εἶναι ζῷον ἀίδιον ἄριστον, ὥστε ζωὴ καὶ αἰὼν συνεχὴς [30] καὶ ἀίδιος ὑπάρχει τῷ θεῷ· τοῦτο γὰρ ὁ θεός.) (chacun trouvera la traduction qui lui est la plus juste). Ce passage bien connu ou trop connu pour nous être encore une source d'interrogations sur ce qui est spécifiquement humain, est celui qui pourrait nous aider à le redevenir...


 Dans ce passage de Métaphysique Λ où Aristote introduit la notion de premier moteur non-mû (ὃ οὐ κινούμενον κινεῖ) qu'il assimile au dieu (ὁ θεός), c'est de la spécificité de la vie divine parfaite et éternelle (τὸν θεὸν εἶναι ζῷον ἀίδιον ἄριστον) qu'il est question, et non de l'éventuelle spécificité de la vie humaine. Problème auquel je propose la solution suivante ...

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(je rappelle qu'on est en train d'examiner la possibilité d'une solution non-scientiste au mind-body problem).

Est-ce à dire qu'Aristote nie toute spécificité à l'âme humaine ?

Pas du tout puisque "ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien, qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité d’animaux"(Aristote, Politique, III, 1280a). Or "il est évident que la Cité [polis] est du nombre des choses qui sont dans la nature [phusis], que l’homme est naturellement un animal politique [zôon politikon] destiné à vivre en société et que celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune Cité [polis], est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. Il mérite, comme dit Homère, le reproche sanglant d’être sans famille, sans lois, sans foyers ; car celui qui a une telle nature est avide de combats et, comme les oiseaux de proie, incapable de se soumettre à aucun joug. On voit d’une manière évidente pourquoi l’homme est un animal sociable à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis. La nature [phusis], comme nous disons, ne fait rien en vain. Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole ; le cri [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres ; mais la parole [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis]"(Aristote, Politique, I, 1252b, 1253a). Bref, la Cité et le langage appartiennent à la nature humaine. Or, si "la nature [phusis] d'un être, ce vers quoi il tend [...], c'est la forme [morphè] qui est tirée de sa matière [hulè]"(Aristote, Physique, II, 193b), comme, pour Aristote, "nature" s'oppose à "violence" dans le sens où "la violence [bia] permet de mettre en mouvement ce qui ne possède pas en soi-même le principe de son propre mouvement"(Aristote, Physique, II, 192b), dans la mesure où, avons-nous dit, l'âme est la forme du corps vivant en acte, alors la Cité et le langage sont les deux aspects spécifiques de l'âme humaine "par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance". En ce sens, l'âme humaine n'in-forme pas seulement le corps humain en vue de vivre, mais aussi en vue de vivre bien, autrement dit, de vivre de manière vertueuse dans le sens où "l'homme vraiment vertueux [agathon] [...] sait toujours tirer des circonstances [tas tukhas] le meilleur parti possible, comme un bon général sait employer de la manière la plus utile au combat l'armée qu'il a sous ses ordres, comme le cordonnier sait faire la plus belle chaussure avec le cuir qu'on lui donne, comme font, chacun en leur genre, tous les autres artistes"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1101a). Donc, vivre bien, c'est, pour un corps humain, vivre de manière vertueuse ou encore, nous l'avons dit, en tirant le meilleur parti possible des occasions ("kaïroï") qui se présentent aléatoirement dans notre milieu politique (Hannah Arendt fait justement remarquer à ce propos qu'Aristote distingue la vie en général -zôè- et la vie spécifiquement humaine -bios-). En effet, "le trait distinctif de l’homme sage [est d'] être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui, pour lui, peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu et à son bonheur"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140b). "Comme il convient", c'est-à-dire, comme le soulignera aussi Machiavel, que la vertu pratique par excellence, la forme parfaite d'un corps humain en acte, la conditio sine qua non du bonheur, c'est par-dessus tout la saisie intuitive du bon moment pour agir ("kaïros"), saisie aléatoire s'il en est, ainsi que le rappelle le terme italien pour "kaïros", à savoir la fortuna ("Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée, et quelques autres semblables [...]. On verra d'abord que tout ce qu'ils durent à la fortuna, ce fut l'occasion qui leur fournit une matière à laquelle ils purent donner la forme qu'ils jugèrent convenable. Sans cette occasion, leur virtù serait demeurée inutile ; mais aussi, sans cette virtù, l'occasion se serait vainement présentée" - Machiavel, le Prince, vi -). Dans deux de nos précédents articles (l'Enjeu Éthique de la Littérature et Éthique, Identité Narrative et Conscience de soi) nous avons donné le nom d'"éthique de la sérendipité" (le terme de serendipity, forgé par Horace Walpole, "vous le comprendrez mieux par l'origine que par la définition. J'ai lu autrefois un conte de fées saugrenu, intitulé les Trois Princes de Serendip : tandis que leurs altesses voyageaient, elles faisaient toute sorte de découvertes, par accident et sagesse pratique, de choses qu'elles ne cherchaient pas du tout" - Walpole, Lettre à Horace Mann, 28 janv. 1754 -. L'historien Carlo Ginzburg l'appelle aussi la "vertu de Zadig", rappelant par là que le conte philosophique de Voltaire Zadig ou la Destinée s'inspire du conte persan auquel Walpole fait allusion) à la manière d'envisager l'existence sous cet aspect déterminant en tenant compte du caractère fondamentalement tragique de l'existence humaine. Ce que rappelle l'étymologie du mot "bonheur", c'est-à-dire, littéralement, "bonne chance". Ce qu'exprime aussi la tragédie grecque lorsqu'elle va répétant que nul homme ne peut être dit heureux ou malheureux avant l'instant de sa mort. Par exemple, dans ces derniers vers d'Œdipe-Roi : "voyez quel tourbillon d'horrible catastrophe l'a englouti ! Il faut donc ici-bas attendre, pour juger, la suprême journée et se garder de croire au bonheur de nul homme avant qu'il n'ait franchi le terme de sa vie, sans que l'affliction l'ait saisi sous sa griffe"(Sophocle, Œdipe-Roi, 1530-32). Aristote souligne d'ailleurs que "si nous voulions suivre toutes les fortunes [taïs tukhaïs] d'un homme, il nous arriverait souvent d'appeler le même individu heureux et malheureux, faisant de l'homme heureux une sorte de caméléon, d'une nature passablement changeante et ruineuse"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1100a). Or, ce que vise implicitement l'âme vertueuse, autrement dit sage, ce n'est rien d'autre que vivre heureux, tant il est vrai que "l’acte unique qui est le meilleur et le plus parfait, c’est ce que nous appelons le bonheur [eudaïmonia]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1099b). En ce sens, paradoxalement, malgré ce caractère tragique de l'existence humaine, le bonheur n'est pas quelque chose qui nous arrive, mais bel et bien quelque chose que nous recherchons intentionnellement en tant que nous sommes des animaux politiques ou, ce qui revient au même, des animaux parlants : "le bonheur [eudaïmonia] est une certaine activité de l’âme conforme à la vertu [psukhès energeïa kat' aretèn]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1100b). On comprend donc en quoi c'est la Cité ou le langage qui vont guider l'âme vertueuse à travers la maîtrise ("connaissance") d'un certain nombre de principes (de "valeurs") enseignés par la Cité et véhiculés par le langage, à viser le juste ou l'injuste, l'efficace ou le nuisible, etc. On comprend aussi en quoi de tels objets non seulement inexistants, mais, de plus, hautement aléatoires, sont fonction d'une recherche pratique et non théorique consistant, non à décrire précisément ("observer") quand et comment le corps de l'agent entre en relation avec eux, mais à en ressentir sans observation le succès, étant donné le contexte d'action. Dire que le bonheur est l'expression de cette vertu de l'âme que nous avons nommée sagesse pratique ("phronèsis") et qui donne au corps humain sa forme la plus accomplie, c'est dire qu'une telle recherche est aussi difficile dans son déroulement qu'improbable quant à son terme (cf. encore Spinoza : "cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare" - Spinoza, Éthique, V, 42, scol. -). Voilà pourquoi Aristote, tout comme Spinoza ou Wittgenstein, est l'auteur d'une éthique et non d'une morale (Cf. Spinoza : Morale ou Éthique ?) : une éthique est une manière de construire sa vie, une forme de vie, en l'orientant vers le bonheur, c'est-à-dire vers le succès d'une démarche parsemée d'embûches. Nous avons montré dans sans Musique la Vie serait une Erreur et dans Nietzsche, la Musique, le Théâtre et la Vie en quoi la pratique de la musique participe de la mise en œuvre d'une telle éthique, en quoi elle nous fournit un sentiment de gaieté tragique, donc une sorte de bonheur grâce à quoi, comme le dit Nietzsche, "en dépit de la terreur et de la pitié [que nous inspire notre existence], nous goûtons la félicité de vivre, non pas en tant qu'individus, mais en tant que la substance vivante, une, nous enveloppe dans sa joie créatrice"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xvii). Or, il nous semble qu'il existe au moins une autre voie de sagesse pour l'âme en tant que forme et acte premier d'un corps vivant : ce qu'il est convenu d'appeler du terme parfaitement approprié, en l'occurrence, de spiritualité.

(à suivre ...).
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