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Critique de la raison pure

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aliochaverkiev
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descriptionCritique de la raison pure - Page 29 EmptyRe: Critique de la raison pure

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kercoz a écrit:
( Je ne sais si je peux intervenir)
A écouter les cours actuels de Descola sur le site du "Collège de France", on remarque que la notion de concept est un invariant humain, mais qu'un concept est toujours référé à une culture: la fonction ne rassemble pas les mêmes variables pour former un concept.

En ce moment comme j'atteins la table des catégories de Kant je suis en train de lire des textes critiques sur Kant justement et contre cette fameuse table des catégories, car j'ai un doute sur le bien fondé de cette table. Et j'en viens à ce que vous venez d'écrire (bien que je ne suive pas les cours de Descola) : oui la notion de concept est universelle, mais les concepts purs recensés par Kant sont loin d'être exhaustifs, ils sont peut-être loin d'être universels pour certains d'entre eux (ce qui est plus inquiétant pour la philosophie de Kant). Je suis  en train de lire un texte critique d'Einstein sur Kant là-dessus (je pense que je citerai ce texte plus tard -à moins que vous vouliez que je vous le communique dès maintenant ici-. Ca porte à réfléchir sur le bien fondé d'affirmer la pré-existence de concepts purs (l'a priori). Je n'ai pas encore assez d'éléments pour vous répondre, mais je pense que le système établi par Kant est assez largement remis en cause et par les scientifiques et par les humanistes issus d'autres cultures que la nôtre. Reste tout de même la notion de concept, qui est universelle, et aussi la mise en place de théories, d'abstractions pures; mais ces abstractions pures, ou qui deviennent pures, semblent être issues de l'empirisme, mais ne seraient pas non plus possibles si notre esprit n'était pas ce qu'il est.. J'aurais tendance à penser qu'il y a peut-être un va et vient entre l'expérience (l'empirisme) et la capacité d'abstraction de l'esprit humain. Kant va peut être trop loin dans son idéalisme transcendantal, par réaction conte l'empirisme de Hume? peut être faut il nuancer, ne pas choisir entre empirisme et idéalisme (transcendantal) mais se dire qu'il y a va et vient entre deux "réalités", l'expérience et la capacité à conceptualiser; ce sont là des hypothèses, car je suis seulement en train de découvrir les critiques contre Kant.

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(Pages 155, 156) L'entendement utilise les concepts pour juger, pour émettre de jugements. Un concept ne se rapporte jamais à un objet de manière immédiate (de manière spontanée) mais à une représentation de celui-ci (seule l'intuition se rapporte de manière immédiate à l'objet).
Le jugement est donc la connaissance médiate d'un objet (indéterminé), par conséquent la représentation d'une représentation de celui-ci.
Dans tout jugement il y a un concept qui vaut pour plusieurs (fonction d'unification : une classe de concepts est subsumée sous un autre concept, subsumer : mettre sous).
Exemple : "Tous les corps sont divisibles". Le concept du divisible se rapporte à toute une classe de concepts ayant la qualité "divisibilité" dont les corps. Mais le concept "corps" subsume  toute une classe d'objets ayant la qualité d'être des corps, par exemple les métaux, concept qui lui-même subsume toute une classe d'objets. Le concept "divisibilité" finit par référer à des objets, mais de manière médiate, étant observé que l'objet final est encore, dans cette chaîne, indéterminé.
Tous les jugements sont donc des fonctions de l'unité. Nous pouvons ramener toutes les actions de l'entendement à des jugements. Ainsi l'entendement peut être représenté comme le pouvoir de juger, il est en outre un pouvoir de penser. Pouvoir de juger, pouvoir de penser; pouvoir de penser, pouvoir de juger.
Penser est connaître par concepts.
Insistons sur ce qui vient d'être expliqué en reprenant le jugement : "Tous les corps sont divisibles". Le concept-sujet de ce jugement "les corps" est lui-même  le prédicat possible d'un autre jugement (c'est pour cela qu'il est un concept, parce qu'il synthétise sous lui d'autres concepts). Ainsi il est possible  d'émettre ce jugement :
"Les métaux sont des corps"
Mais il est possible encore de dire :
"Le fer est un métal"
Et j'arrive ainsi, à la fin de cette chaîne, à un ultime concept (un concept empirique) qui rassemble sous lui des objets. 
Donc il est possible de subsumer tous les objets sous des concepts qui opèrent sans cesse une fonction d'unification.
Ce que Kant va chercher ce sont toutes les fonctions de l'unité intervenant dans les jugements, toutes les fonctions de l'unité premières (les plus globalisantes) propres à l'entendement.

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Avant de passer à la deuxième section, la table des jugements, qui est le fameux fil directeur que va suivre Kant pour établir sa table des catégories, je vais faire une rapide présentation des jugements en général.

Un jugement comprend un concept-sujet, une copule, en général le verbe être, et un concept-prédicat qui se rapporte donc au concept-sujet avec lequel il établit une relation.


Jugement selon la forme de la relation établie entre les concepts :

   jugement catégorique : affirmation ou négation d'un rapport entre deux concepts (A est B, ou A n'est pas B) 
   jugement hypothétique : si A alors B (causalité)
   jugement disjonctif : ou A ou B (le ou est exclusif)


Jugement selon la quantité, la quantité désignant ici l'extension du concept-sujet

  jugement universel, le concept sujet est pris dans la totalité de son extension, exemple : tout homme est mortel.
  jugement particulier, le concept sujet est pris dans une partie seulement de son extension, exemple : certains arbres sont persistants
  jugement singulier, le concept ne désigne qu'un seul individu, exemple : Socrate est mortel.


Jugement selon la modalité :

  jugement problématique quand il est conçu comme simplement possible
  jugement assertorique quand la relation est réelle
  jugement apodictique quand la relation est nécessaire.


Jugement selon la qualité (selon la propriété attribuée) :

  jugement affirmatif, par exemple : ces métaux sont conducteurs
  jugement négatif, exemple : ces corps ne sont pas conducteurs
  jugement infini (ou encore limitatif), exemple ces corps sont non-conducteurs (subtilité de ce jugement qui n'affecte pas un prédicat, mais n'affecte pas non plus le prédicat opposé)


Rappelons qu'un concept est caractérisé par sa définition et par son extension (l'extension est la totalité des objets subsumés (mis sous) sous le concept).

descriptionCritique de la raison pure - Page 29 EmptyRe: Critique de la raison pure

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À la relecture de la partie de votre exposé consacrée à l’esthétique transcendantale, je ne vois pas de point qui me semble problématique. Concernant la partie sur le temps, je proposerais juste deux petits ajouts.
aliochaverkiev, 27 mars 18:33 a écrit:
2- Le temps est donné a priori. C'est en lui que toute l'effectivité des phénomènes est possible.

Il me semble intéressant d’en préciser la démonstration : Kant remarque que « On ne saurait exclure le temps lui-même par rapport aux phénomènes en général, quoiqu’on puisse fort bien faire abstraction des phénomènes dans le temps. »

aliochaverkiev, 31 mars 10:22 a écrit:
Kant observe les critiques qui lui sont faites, notamment celle-ci : les représentations intérieures changent, donc il existe bien quelque chose de réel qui s'appelle le temps (le changement des sensations intérieures présupposant un fond sur lequel se détache le changement, ce fond étant le temps). Kant fait remarquer qu'il n'est pas contesté de la même manière pour l'espace (comme forme a priori de l'intuition) dans le mesure où la réalité des objets extérieurs n'est pas susceptible d'une preuve rigoureuse. En revanche la perception du changement de nos représentations intérieures est, elle, réelle.
Kant concède la réalité du temps, mais toujours comme forme réelle de l'intuition interne.
Le temps est "à considérer sur le mode d'une réalité, non pas comme objet mais comme le mode de représentation de moi-même en tant qu'objet". Et il ajoute (page 131) " le temps n'est rien que la forme de notre intuition interne". 
Elle est subtile cette définition du temps. Il s'agit donc d'une forme (pas d'un objet), la forme d'une matière (pour reprendre le vocabulaire utilisé par Kant pour décrire tout phénomène) qui correspond à la perception que j'ai de moi-même. De prime abord cela est facile à écrire mais beaucoup plus difficile à conceptualiser, à accepter même.

J’ai l’impression que cette partie nécessite quelques explications supplémentaires. Je ne dirais pas que votre explication est fausse, mais elle me semble un peu trop rapide.

L’objection référencée dans ce passage a été formulée suite à la publication de la Dissertation de 1770. Kant y fait référence dans une lettre à Marcus Herz. Je cite ici un passage assez long de cette lettre, car il me semble bien reprendre la problématique :
Kant, lettre à Herz du 21 février 1772 a écrit:
L’honnête pasteur Schultz, la meilleure tête philosophique que je connaisse dans notre région, a bien vu le dessein de la doctrine ; je souhaites qu’il puisse s’occuper aussi de votre opuscule. Il y a dans son jugement deux interprétations mal entendues de la doctrine qui lui est proposée. La première est que l’espace pourrait peut-être bien, au lieu de la forme pure du phénomène sensible, constituer une véritable intuition intellectuelle et ainsi quelque chose d’objectif. Voici la réponse claire : On ne peut prétendre que l’espace soir objectif, ni donc non plus le faire passer pour intellectuel, pour cette raison précise que, si nous décomposons intégralement sa représentation, notre pensée n’y retrouve ni une représentation des choses (puisqu’elles ne peuvent être que dans l’espace) ni une liaison réelle (qui ne peut en outre avoir lieu sans choses), à savoir point d’effets, point de relations en tant que fondements ; et par conséquent nous n’avons aucune représentation d’une chose ni d’une réalité quelconque qui leur soit inhérente ; d’où il suit que l’espace n’est rien d’objectif. Le second malentendu l’amène à une objection qui m’a entrainé à quelque réflexion, parce qu’elle est, semble-t-il, l’objection la plus essentielle que l’on peut faire au système, celle qui doit très naturellement venir à l’esprit de tout le monde, et celle que M. Lambert m’a faite. La voici : Les changements sont quelque chose de réel (en vertu du témoignage du sens interne), or, ils ne sont possibles que sous la supposition du temps, donc le temps est quelque chose de réel, qui s’attache aux déterminations des choses en elles-mêmes. Pourquoi (me dis-je en moi-même) ne tire-t-on pas une conclusion parallèle à cet argument ? Les corps sont réels (en vertu du témoignage du sens externe), or, les corps ne sont possibles que sous la condition de l’espace, donc l’espace est quelque chose d’objectif et de réel, inhérent aux choses mêmes. La cause en est que l’on remarque bien qu’on ne peut conclure, en ce qui concerne les choses extérieures, de la réalité des représentations à celle des objets, tandis que, dans le sens interne, la pensée ou l’existence de la pensée est identique à mon moi (3). La clef de cette difficulté réside en ceci : il est hors de doute que je ne devrais point penser mon propre état sous la forme du temps, et qu’ainsi la forme de la sensibilité interne ne me donne pas le phénomène de changements (4). Or, que les changements soient quelque chose de réel, je le nie aussi peu que je le fais pour les corps, si j’entends aussi seulement par là que quelque chose de réel correspond au phénomène. Je ne puis même pas dire : Le phénomène intérieur change car par quel moyen voudrais-je observer ce changement s’il n’apparaît pas à mon sens interne ?


Concernant l’espace, contrer l’objection est assez simple et reprend ici la démonstration 2 de l’esthétique transcendantale que vous avez expliquée dans votre message du 10 mars. La seconde objection, concernant le temps, est un peu plus complexe et entraîne des conséquences plus lourdes : la constatation des changements rendent nécessaire la supposition d’un temps qui doit être réel ; mais de même, les corps doivent donc être réels et donc l’espace réel. De là nous pouvons conclure que cette réalité ne peut être la réalité de la chose en soi, mais simplement la réalité du phénomène puisque Kant a déjà démontré l’impossibilité d’une réalité objective de l’espace. Mais si nous prenons maintenant le point de vue interne, si je considère une réalité objective de mon moi, le « Je pense » de Descartes, j’aboutis à la contradiction dénoncée par Kant comme idéalisme problématique : un temps objectif d’un côté puisque perçu par moi et un espace qui ne peut l’être. Si, par contre, je considère mon moi phénoménal, le temps n’est que ma réception des phénomènes externes qui sont donnés à ma sensibilité interne. Alors, non seulement l’idéalité transcendantale de l’espace et du temps font sens, mais je peux également prouver l’existence des choses extérieures. En effet, sans ces choses extérieures, aucun phénomène de changement n’apparaîtrait à mon sens interne.

Afin que vous puissiez vérifier ce que je propose ci-dessus et livrer votre propre analyse au besoin, je copie ici deux notes concernant ce passage qui sont présentes dans l’édition Pléiade (notes références (3) et (4) dans le passage cité ci-dessus).
Note (3) de l’édition Pléiade p1561 a écrit:
Cette proposition n’est vraie que pour le moi phénoménal. Depuis la Dissertation, il est acquis que le sens, tant interne qu’externe, ne donne pas la réalité en soi, mais seulement le phénomène. Les objections portent sur le temps, et non sur l’espace, parce qu’elles prennent le phénomène de la pensée pour une réalité en soi tombant ainsi dans ce qui sera appelé plus tard l’idéalisme problématique, dont le représentant serait Descartes, et qui consiste à accorder aux données du sens interne une vérité ontologique refusée à celles du sens externe.

Note (4) de l’édition Pléiade p1561 a écrit:
La première partie de la phase rappelle la doctrine de la Dissertation : « mon propre état » désigne le moi comme chose en soi, qui ne peut être pensé sous la dimension du temps, forme des seuls phénomènes ; « le phénomène de changement » doit être compris comme un génitif objectif, et signifie : la manifestation de quelque chose de changeant (interprété comme un génitif subjectif signifiant un phénomène changeant, ou un changement phénoménal, il rendrait toute la phrase absurde). La phrase signifie donc que le sens intime me donne certes un phénomène (changeant) mais qui n’est pas le phénomène du changement, c’est-à-dire qui n’est pas la manifestation phénoménale d’une réalité en soi, elle-même changeante.


Un dernier point, mais probablement inutile maintenant que vous avez avancé dans la lecture :
aliochaverkiev, 10 avril 9:10 a écrit:
Kant  désigne l'espace pour l'intuition (étendue),  le temps pour le changement des lieux (puisque pour lui aucun mouvement n'est possible dans l'espace pur). Mais les lois? il n'est pas possible que ces lois soient des connaissances issues de l'intuition. Il y a donc là une certaine imprécision chez Kant. Les lois ne peuvent provenir, en tant que connaissances, que de l'entendement.

Kant ne traite dans cette partie que de notre sensibilité. Les concepts a priori seront définis par la suite dans l’analytique transcendantale, que vous avez déjà entamée depuis.

Dans un prochain message, je vous propose une excursion vers le traitement de l’immatérialisme par Kant. Même si Kant aborde ce point plus tard (dans l’analytique des principes), c’est dans l’esthétique transcendantale que Kant entend réfuter l’immatérialisme radical de Berkeley (il y fait référence à la fin du texte, juste avant la conclusion). J’avais donc commencé à traiter ce point, car ça me semble apporter un background intéressant à cette section. Je suis tombé sur un os qui me demandera encore quelques réflexions, mais je posterai assez rapidement sur ce sujet.

descriptionCritique de la raison pure - Page 29 EmptyRe: Critique de la raison pure

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Comme proposé, voici quelques éléments concernant le traitement de l’immatérialisme radical de Berkeley par Kant dans l’esthétique transcendantale.

C’est un peu plus tard dans le texte que Kant va réfuter l’immatérialisme, tant l’immatérialisme dogmatique de Berkeley que l’immatérialisme problématique de Descartes. Concernant le premier, il procède simplement à un renvoi à l’esthétique transcendantale.
Kant, Critique de la raison pure, Division 1, Livre II, chapitre II, Les postulats de la pensée empirique en général, Réfutation de l’idéalisme a écrit:
L’idéalisme (j’entends l’idéalisme matériel) est la théorie qui déclare l’existence des objets dans l’espace et hors de nous ou simplement douteuse et indémontrable ou fausse et impossible ; la première doctrine est l’idéalisme problématique de Descartes qui ne tient pour indubitable que cette unique assertion empirique : je suis ; la seconde est l’idéalisme dogmatique de Berkeley qui regarde l’espace avec toutes les choses dont il est la condition inséparable comme quelque chose d’impossible en soi, et, par suite, aussi les choses dans l’espace comme de simples fictions. L’idéalisme dogmatique est inévitable si l’on regarde l’espace comme une propriété qui doit appartenir aux choses en elles-mêmes ; car alors, ainsi que ce à quoi il sert de condition, il est un non-être. Mais nous avons démoli le principe de cet idéalisme dans l’Esthétique transcendantale.

La séparation entre phénomène et chose en soi nous ramène à un problème fondamental en philosophie : le gouffre que l’on peut facilement constater entre le monde et nos idées. Dans mon esprit, il ne peut y avoir que des idées et certaines de ces idées portent sur des éléments qui appartiennent au monde extérieur que je ne peux expérimenter que par l’intermédiaire de ces idées. Ce gouffre peut déboucher sur une forme ou une autre de scepticisme que plusieurs auteurs ont tentés de dépasser.

L’origine de ce scepticisme est, par exemple, relevée par Descartes dans la première méditation :
Descartes, Méditations, Première méditation a écrit:
Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompé.

Dans la seconde méditation, Descartes va poser la seule chose qui peut être évidente selon lui : l’existence de l’esprit.
Descartes, Méditations, seconde méditation a écrit:
De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.


Mais ce faisant, il reste dans son analyse (que je ne détaillerai pas ici) ce que Kant appelle un idéalisme problématique. Coincé par sa première proposition, Descartes doit lutter pour fonder toute sa métaphysique en dépassant ce doute radical. Il y parvient au prix d’un gouffre qu’il laisse à combler entre l’esprit et la matière (dualisme radical). L’existence de l’espace et des choses matérielles ne tient qu’à un fil : l’existence d’un Dieu qui n’est pas trompeur et qui a conçu matière et esprit pour fonctionner convenablement ensemble. Descartes reste vague sur la façon dont ces deux substances peuvent bien interagir. Et pourtant, ce n’est pas un mince problème que d’imaginer comment deux substances séparées pourraient bien interagir entre elles.

Nécessairement, la question du lien entre matière et esprit étant posée, d’autres auteurs vont s’y atteler : Leibniz va proposer la théorie de l’harmonie préétablie (matière et esprit sont réglés par avance pour agir de concert comme deux horloges parfaitement synchronisées) ; Malebranche de son côté optera pour l’occasionnalisme (toute causalité, y compris entre corps et esprit, n’est que la volonté de Dieu sans cesse renouvelée). Mais à partir de cette dernière proposition, il est assez facile de se dire que l’existence même des choses matérielles n’est pas nécessaire, ce que fera Berkeley.

Kant réfutera l’idéalisme problématique de Descartes à la suite du passage cité plus haut. Par contre, pour Kant, l’esthétique transcendantale est une réfutation de l’idéalisme dogmatique de Berkeley. Je vous propose donc d’analyser le mécanisme de cette réfutation.

Mais avant cela, nous devons comprendre ce que Berkeley entend par son immatérialisme radical et pourquoi il arrive à cette thèse. Le courant dualiste initié par Descartes est en lutte contre une autre façon de résoudre le problème qu’il pose : le matérialisme. Plutôt que de se demander comment l’esprit peut agir sur la matière et vice et versa, n’est-il pas plus simple de rabattre l’esprit sur la matière même ? C’est ce que proposera Locke qui postule qu’il est du pouvoir de Dieu de concevoir une matière qui pense.
Locke, Essai sur l’entendement humain, Livre IV, chapitre III, §6 a écrit:
De même, a-t-on les idées de matière et de pensée, mais peut-être ne sera-t-on jamais capable de connaître si un être purement matériel pense ou non ; car il est impossible, par examen de ses propres idées et sans Révélation, de découvrir si la Toute-Puissance n’a pas donné certains systèmes de matière correctement disposés un pouvoir de percevoir et de penser, […]


Et pour Berkeley, rabattre ainsi l’esprit sur la matière peut entraîner à douter de l’existence même de l’âme et donc de Dieu et il convient de démonter point à point la construction matérialiste de Locke et tout le scepticisme qui en découle. Il s’y emploie notamment dans Trois dialogues entre Hylas et Philonous dans lequel il est en dialogue avec Locke. Ce texte est une nouvelle tentative pour expliquer sa thèse de l’immatérialisme déjà exposée dans son Traité des Principes de la Connaissance Humaine. Pour faire simple, pour Berkeley, les choses matérielles n’existent pas, seules les idées forment la réalité. Vouloir s’accrocher à l’existence d’une substance matérielle ne fait qu’entrainer le penseur vers des contradictions et aboutit inévitablement à un scepticisme.

Tentons maintenant d’aborder la réfutation de l’immatérialisme radical de Berkeley que Kant entend mener dans l’esthétique transcendantale :
Kant, Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale §8 a écrit:
En effet, que l’on considère l’espace et le temps comme des manières d’être qui, pour être possibles, devraient se trouver dans les choses en soi, et qu’on réfléchisse sur les absurdités dans lesquelles on tombe, dès qu’on admet que deux choses infinies, qui ne peuvent être ni des substances, ni quelque chose de réellement inhérent aux substances, mais qui doivent être pourtant quelque chose d’existant et même la condition nécessaire de l’existence de toutes choses, demeurent quand même toutes les choses existantes disparaitraient : on ne peut plus alors décemment reprocher à l’excellent Berkeley d’avoir réduit les corps à une simple apparence. En effet, notre existence propre qui, de cette manière, deviendrait dépendante de la réalité subsistante en soi d’un non-être, comme le temps, serait comme lui, changée en une simple apparence ; or, c’est là une absurdité que personne, jusqu’ici, n’a osé se charger de soutenir.

Notons déjà une remarque précisée dans l’édition Pléiade :
Note a écrit:
George Berkeley (1684-1753) ; Kant se méprend ici sur le sens de sa doctrine.

En effet, pour Berkeley, nos idées ne sont absolument pas des apparences, elles sont en fait la totalité de la réalité.

Voyons maintenant comment Berkeley aborde les problèmes liés à l’espace et au temps :
Berkeley, Trois dialogues, Premier dialogue, P87 (la question de l’espace) a écrit:
PHILONOUS : Vous êtes donc toujours d’avis que l’étendue et les figures sont inhérentes à des substances extérieures dépourvue de pensée ?
HYLAS : Toujours.
PHILONOUS : Mais que se passera-t-il si les arguments mêmes qui ont été avancés contre les qualités secondaires tiennent bon aussi contre les qualités primaires ?
HYLAS : Eh bien, je serai alors obligé de penser qu’elles aussi n’existent que dans l’esprit !
PHILONOUS : Êtes-vous d’avis que la figure et l’étendue même que vous percevez par les sens existent dans l’objet extérieur, dans la substance matérielle ?
HYLAS : Oui, c’est mon opinion.
PHILONOUS : Tous les autres animaux ont-ils autant que nous de bonnes raisons de penser la même chose de la figure et de l’étendue qu’ils voient et touchent ?
HYLAS : Sans doute, pour peu qu’ils aient quelque pensée.
PHILONOUS : Répondez-moi, Hylas. Pensez-vous que les sens aient été donnés à tous les animaux pour la conservation et le bien-être de leur vie ? Ou est-ce uniquement aux hommes qu’ils ont été donnés à cette fins ?
HYLAS : Je ne doute pas que les sens aient la même fonction chez tous les animaux
PHILONOUS : Dès lors, n’est-il pas nécessaire que leurs sens leur permettent de percevoir leurs propres membres, ainsi que les corps qui peuvent leur faire du mal ?
HYLAS : Certainement.
PHILONOUS : Il faut donc supposer qu’une mite voit sa propre patte, et des choses égales ou plus petites que celle-ci, comme des choses d’une dimension notable, même si dans le même temps, à vous, elles semblent à peine discernables ou, au mieux, comme autant de points visibles.
HYLAS : Je ne peux le nier.
PHILONOUS : Et aux créatures plus petites que la mite, elles paraîtront plus grosses.
HYLAS : Oui
PHILONOUS : Tant et si bien que ce qui vous pouvez à peine discerner apparaîtra, à un animal extrêmement petit, comme une énorme montagne.
HYLAS : Tout cela, je l’accorde
PHILONOUS : Une seule et même chose peut-elle être, dans le même temps, en elle-même, de dimensions différentes ?
HYLAS : Il serait absurde d’imaginer cela.
PHILONOUS : Mais, de ce que vous avez posé, il s’ensuit qu’à la fois l’étendue que vous percevez, et celle que la mite perçoit, et tout autant toutes celles que perçoivent des animaux plus petits encore, sont chacune la véritable grandeur de la patte de la mite ; c’est dire que, en vertu de vos principes, vous êtes conduit à une absurdité.

Devant l’incohérence que fait apparaître une prise en compte objective de l’espace, Berkeley y substitue une vision subjective.
Berkeley, Trois dialogues, Premier dialogue, P92 (la question du temps) a écrit:
PHILONOUS : Comme nous en avons fini avec les figures et l’étendue, passons maintenant au mouvement. Un mouvement réel dans un corps extérieur peut-il être, dans le même temps très rapide et très lent ?
HYLAS : Non, c’est impossible.
PHILONOUS : La rapidité fou mouvement d’un corps n’est-elle pas en proportion inverse du temps qu’il met à parcourir un espace donné ? Ainsi, un corps qui parcours un mile en une heure se meut trois fois plus vite que s’il ne parcourait qu’un mile en trois heures.
HYLAS : J’en suis d’accord.
PHILONOUS : Or le temps n’est-il pas mesuré par la succession des idées dans nos esprits ?
HYLAS : Si.
PHILONOUS : Et n’est-il pas possible que les idées se succèdent dans votre esprit deux fois plus vite que dans le mien, ou dans celui de quelque esprit d’espèce différente ?
HYLAS : Je le reconnais.
PHILONOUS : Par conséquent, le même corps peut sembler à un autre esprit accomplir son mouvement dans un espace donné en moitié moins de temps qu’il ne vous semble à vous. Et le même raisonnement restera valable pour toute autre proportion ; autrement dit, selon vos principes (puisque deux mouvements perçus sont réellement l’un et l’autre dans l’objet), il se peut qu’un seul et même corps parcoure la même trajectoire d’un mouvement qui soit à la fois très rapide et très lent. Comment cela s’accorde-t-il ou avec le sens commun, ou avec ce que vous venez tout juste d’accorder ?
HYLAS : Je n’ai rien à répondre à cela.

De même pour le temps, l’aspect subjectif est assez facile à démontrer pour Berkeley. Il ne me semble pas que ces deux points soient incompatibles avec l’idéalisme transcendantal de Kant.

Notons également un passage dont la teneur nous semblera étonnamment familière après la lecture de Kant :
Berkeley, Trois dialogues, Premier dialogue, P102 a écrit:
> HYLAS : Selon moi, la grande bévue, c’est de n’avoir pas distinguer suffisamment l’objet d’avec la sensation. Or, même si cette dernière ne peut exister hors de l’esprit, il ne s’ensuivra pas que le premier ne le puisse pas.
PHILONOUS : De quel objet voulez-vous parler ? L’objet des sens ?
HYLAS : Lui-même.
PHILONOUS : Alors il est immédiatement perçu.
HYLAS : Juste.
PHILONOUS : Faites-moi comprendre la différence qu’il y a entre ce qui est immédiatement perçu et une sensation.
HYLAS : La sensation, je la tiens, pour un acte de l’esprit qui perçoit ; mais en plus, quelque chose est perçu, et c’est cela que j’appelle l’objet. Par exemple, il y a du jaune et du rouge sur cette tulipe. Mais alors l’acte de percevoir ces couleurs est en moi seul et non dans la tulipe.
PHILONOUS : De quelle tulipe parlez-vous ? Est-ce de celle que vous voyez ?
HYLAS : Elle-même.
PHILONOUS : Et que voyez-vous en plus de la couleur, de la figure et de l’étendue ?
HYLAS : Rien.
PHILONOUS : Ce que vous voulez dire alors, c’est que le rouge et le jaune coexistent avec l’étendue, n’est-ce pas ?
HYLAS : Ce n’est pas tout ; je voulais dire qu’ils ont une existence réelle, hors de l’esprit, dans une substance qui ne pense pas.
PHILONOUS : Que les couleurs soient réellement dans la tulipe que je vois, c’est manifeste. Et l’on ne peut pas nier non plus que cette tulipe puisse exister indépendamment de votre esprit ou du mien ; mais qu’un certain objet immédiat des sens - c’est-à-dire une idée ou une combinaison d’idées - puisse exister dans une substance qui ne pense pas, en dehors de tous les esprits, c’est en soi une contradiction évidente. Et je n’arrive pas à imaginer comment ce serait là une conséquence de ce que vous disiez à l’instant, à savoir que le rouge et le jaune étaient sur la tulipe que vous voyez, puisque vous ne prétendez pas voir cette substance qui ne pense pas.

Il y a bien une réalité du phénomène perçu, mais notre connaissance de ce qui est perçu s’arrête précisément au phénomène.

J’en viens maintenant à l’os que j’évoquais dans mon précédent message. La réfutation de Kant passe par deux étapes : l’impossibilité d’un espace et d’un temps comme propriété des objets extérieurs (ce en quoi il n’est pas en désaccord avec Berkeley, il me semble) ; la nécessité de quelque chose d’extérieur à l’esprit pour que ce dernier puisse s’inscrire dans le temps. Cependant, la distinction entre phénomène et chose en soi reste à prendre en compte sur ce point et la démonstration de Kant porte sur le seul phénomène en laissant de côté la chose en soi puisqu’impossible à connaître réellement. De son côté, Berkeley fait totalement abstraction d’une éventuelle « chose en soi » pour l’instant et pour lui, seul le phénomène existe. De fait, en quoi la démonstration par Kant de l’esthétique transcendantale est-elle une réfutation de Berkeley ? Kant n’est-il pas ici victime d’une lecture un peu trop rapide de la thèse de Berkeley ? Il me semble que pour tenter de réfuter Berkeley avec Kant, il sera nécessaire de dépasser la seule esthétique transcendantale…
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