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A la recherche du philosophe.

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Euterpe
Silentio
magma
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Euterpe a écrit:
Comme je vous l'ai dit, poser la question de savoir ce qu'est la philosophie exigerait d'ouvrir un nombre incalculable de topics. Autrement dit, poser la question, c'est tout reprendre. Cette question a l'air de rien ; aussi n'en a-t-elle que l'air. On peut également la tenir pour une mise à l'épreuve de qui souhaite pratiquer la philosophie ; jusqu'où est-il intellectuellement et psychologiquement capable de tenir une question ouverte ? Qui est capable de vivre ainsi ? Qui veut vivre ainsi ? Qui en a le courage et la force ? Or il ne s'agit pas d'une question aporétique au sens banal où on emploie le mot, et qu'on aurait le loisir de reprendre à sa guise. C'est une question qui n'a pas de réponse, et qui en a d'autant moins qu'elle est la pensée même, qui interdit la précipitation (et par conséquent la plupart des réponses, qui ont ce défaut majeur d'être fermées ou définitives), ou qui en sont la tentation (et il ne suffit pas de dire qu'une réponse n'est que provisoire ou une forme de question). Ce que le vulgaire appelle "ouverture d'esprit" ne donne pas même une vague idée de ce que ça peut être. C'est un abîme stupéfiant (qui laisse littéralement stupide : en état de sidération). C'est ça, l'étonnement. Même l'iconoclasme et le nihilisme, en comparaison, ne sont que les agitations d'enfants de chœur.

C'est donc pour ça que le sort de la philosophie est mis en jeu par la question elle-même. Peut-on même penser suivant le mouvement du réel, c'est-à-dire s'ouvrir au changement perpétuel défiant toute création symbolique elle-même ? Peut-on tenir à la fois la position du doute radical et celle de la philosophie, comme deux exigences qui en un point seraient incompatibles puisque le doute philosophique ouvrant le champ de connaissance de celle-ci l'exposerait à sa propre négation, alors même que cette négation rendrait la philosophie encore plus désirable dans un monde sens dessus dessous et qu'il faudrait ordonner pour l'habiter ? Comme le dit Bergson, il faut bien vivre. D'où la nécessité pratique, à un moment, de trancher : de se battre pour des valeurs et d'agir, notamment les valeurs qui nous permettent d'être ce que nous voulons être, c'est-à-dire libres, qui donnent du sens à notre vie, tout en permettant une ouverture à la nouveauté du réel et de la pensée. Il faudrait tenter de s'approcher le plus possible du réel en tant que tel, quitte à remettre nos conceptions en cause, tout en s'appliquant d'autant plus à formuler des exigences pour rendre la vie humaine vivable dans un monde devenu toujours plus tragique et inhumain : sachant quels sont les enjeux, il s'agit de penser comment nous conduire dans un monde à reconsidérer. La pensée est elle-même travaillée par le réel et ses difficultés qui sont autant d'obstacles à la réalisation d'un ordre idéal convenant à nos aspirations. Il faudrait alors savoir concilier l'ordre et le changement. C'est la problématique de Castoriadis, au fond. Il faut tenir l'exigence de philosophie tout en laissant ouverte la question de sa facticité et prendre en compte ce qu'elle recouvre (relativement à l'être et à l'homme). Mais peut-on tous se mettre à la hauteur morale de l'être ? La philosophie n'est-elle pas un vœu pieu énoncé par quelques êtres extraordinaires ? Le sens commun ne se passe-t-il pas de cette science si peu aventureuse ? Mais pourquoi faut-il de la philosophie, pourquoi faut-il désirer atteindre certains idéaux, sinon parce que nous savons à quel point l'existence individuelle et collective est périlleuse ?

Euterpe a écrit:
Et ce faisant, il retire aux citoyens une quelconque compétence politique, ne leur attribuant qu'une place immuable dans la cité. C'est la fin de toute participation à la politique. Il n'y a plus de citoyens en fait. Nous sommes à l'opposé d'un Protagoras...

Certes, mais il s'intéresse aux conditions de vie concrètes des citoyens dans la cité, au monde sensible, même si c'est pour ordonner la multiplicité selon l'Idée. Platon est même un penseur de l'histoire et du concret, notamment dans Les Lois, ouvrage qui relève plus du réalisme politique que de la cité idéale de la République. On peut discuter les choix politiques de Platon et même le fait de vouloir imposer un idéal, je pointe avant tout le fait que sa préoccupation principale est la vie humaine et son monde et en ce sens la théorie ne s'enferme pas en elle-même : on doit connaître l'Idée pour légiférer dans le monde. C'est la préoccupation morale, le domaine pratique, qui réclame l'élaboration d'une science destinée à distinguer les principes menant à la vie bonne. De la même manière, c'est parce que Strauss se soucie du sort de l'humanité et qu'il veut lutter contre le nihilisme, provoquant les pires actions humaines, qu'il réactive la philosophie dans sa dimension originaire. On va devoir réapprendre à juger puisque ce que nous pensons, sans même y prêter attention, et ce que nous faisons ont des conséquences inattendues sur notre milieu et sur la façon dont nous nous produisons comme sujets. Comme dans l'Alcibiade, il va s'agir de se soucier de notre âme et de la cité qui l'accueille, et par conséquent la philosophie manifestera cette volonté de vivre selon la justice, quitte à commencer par la rechercher et à ne jamais l'atteindre complètement - mais c'est cela qui nous motive à nous dépasser nous-mêmes, à ne pas vivre seulement de manière égoïste et comme on a été éduqué à le faire (cf. doxa, habitus). Là aussi nous retrouvons les dimensions de liberté, de vérité, de bonheur et de justice qui donnent un sens à l'engagement existentiel de l'individu et le font agir pour des idéaux qui relèvent de ses aspirations les plus profondes, il peut espérer s'en rendre digne.

Euterpe a écrit:
Quelle science ?

J'entends par là la connaissance en général, la théorie, qu'elle soit la dialectique, la doctrine de la science, etc., voire également la science telle que nous l'entendons aujourd'hui : celle surtout, dans tous les cas, qui vise les causes ou premiers principes, qui tente d'approcher l'être en tant que tel ou dans ses modulations et manifestations, donc aussi bien la physique que la métaphysique, mais aussi l'histoire, la sociologie, etc. Nous cherchons à connaître la réalité des choses, du monde et de notre être pour nous déterminer en retour et en connaissance de cause dans cet univers dont on peine à trouver le sens et qui, s'il n'en a pas, nous laisse encore plus dans la nécessité de trouver des critères pour savoir quel sens créer le plus légitimement possible et nous permettant d'agir avec confiance et en vue de notre bien, de notre accomplissement, notamment moral puisque nous espérons être un peu plus que des animaux et que nous sommes de toute façon des animaux dépravés qui ont besoin de compenser leur inadéquation au monde par la constitution d'un monde intelligible et symbolique. La philosophie peut alors permettre de connaître, de comprendre, d'accepter ou de critiquer pour vivre mieux, se libérer, notamment de préjugés induisant des conduites (par exemple de soumission). Elle peut aussi bien sélectionner les représentations que faire changer de rapport au monde et à soi-même, donc servir l'action. Peut-être a-t-elle aussi à voir avec l'idéologie, comme vous sembliez le suggérer, puisqu'elle est aussi une justification de nos choix ou pseudo-choix. Mais au moins permet-elle, si on accepte les règles du jeu, de remettre les évidences en question et le pouvoir associé aux représentations.

Euterpe a écrit:
Platon met un terme à l'activité politique. Il n'y a pas de projet mondain. Ou bien le philosophe-roi (les autres n'ayant qu'à bien se tenir) ; ou bien le philosophe extatique. Ou bien chasser les hommes du politique (du monde) ; ou bien sortir soi-même du monde. Platon refuse l'idée, que la démocratie, c'est le conflit.

Le projet mondain c'est de changer la vie, la philosophie veut transformer les conduites et elle naît dans un contexte de crise morale. Peu m'importe ici de débattre de la politique platonicienne, il s'agit de voir que la philosophie se soucie de la façon dont nos conditions de vie nous produisent comme individus, leur critique permettant peut-être l'avènement de nouvelles conduites pour élever l'homme au-dessus de sa médiocrité. C'est peut-être trop ambitieux, mais c'est une vision noble des choses et qui prend en charge le devenir de l'humanité. On trouve la même chose chez Marx ou Nietzsche.

Euterpe a écrit:
Avec la raison, nous avons découvert le moyen de nous inventer des besoins. Nous ne faisons que ça : inventer des besoins. Mais où donc est passée la philosophie, dans ce que vous dites ?

Elle est ce qui peut nous permettre de nous émanciper, via la critique, par exemple des mauvaises fictions qui nous aveuglent sur notre assujettissement à nos propres créations. On peut toujours supposer un lien entre l'augmentation de la connaissance, ou la reprise constante de l'élucidation d'une situation, et l'action en vue de notre liberté. La philosophie comme ensemble d'exigences à rappeler et qui permettent de tenter de viser la liberté. Mais il faut connaître les conditions de l'hétéronomie et l'on vise donc toujours la vérité en vue d'une activité qui nous mènerait au bonheur.

Euterpe a écrit:
Bis repetita :
Parler de "finalité" pratique, ou de théorie comme "prêt-à-pratiquer", c'est occuper le fauteuil du théoricien qui regarde Napoléon depuis le rebord de sa fenêtre. La question des idéologies vous serait d'un grand secours.

Je ne comprends pas tellement. Voulez-vous dire que la pratique n'est problématique que pour celui qui n'agit pas ? Voire que le théoricien agit déjà en adoptant l'attitude de retrait du théoricien croyant être hors de toute action et traduisant par ailleurs par son positionnement les valeurs qui président à ses choix ? Il me semble évident en tout cas que l'histoire devance le théoricien mais que celui-ci n'a pas à tolérer toute politique et tout imaginaire qui produit telle ou telle conséquence néfaste dans la production de tel ou tel mode de vie dégradant pour l'homme. Le tort du théoricien est sûrement de dire quoi faire, comment faire, non pas de dire qu'il faut faire quelque chose et qu'il faut s'efforcer de viser les hautes valeurs qui nous animent (notamment la liberté, surtout à partir du moment où l'on a convenu que l'on veut pouvoir déterminer nos propres fins et moyens et choisir nos conduites et valeurs). Par ailleurs, on peut très bien prendre en compte l'histoire telle qu'elle se fait et est faite quotidiennement par les hommes agissant tout en comprenant que la philosophie a un discours qui lui est propre, une position différente et un mode d'action spécifique dans cette histoire. Que les hommes agissent et forment des principes ensuite, c'est une chose, mais la philosophie vise le jugement : elle vient donc peut-être bien après les événements, comme la chouette hégélienne, essayant de tirer des leçons de l'histoire pour formuler les problèmes qui se posent à l'humanité et ce qu'elle doit viser. Par exemple, si les idées ne sont pas neutres, alors il faudra critiquer celles qui ont des conséquences pratiques néfastes afin que les conduites futures ne nuisent pas réellement aux hommes, quand bien même ils agiraient sans se demander si leur choix est conforme à une doctrine. Ce que l'on peut espérer de la philosophie c'est qu'elle éduque en révélant aux hommes les problèmes qui sont sous-jacents à leurs actions quotidiennes et que par là ils se mettent, par responsabilité, au niveau de ces problèmes pour tenter de les résoudre.

Euterpe a écrit:
Non, je ne suis pas ici dans la question ou le cadre du dualisme corps-esprit. On sait si quelqu'un a des principes et quels sont ses principes quand il agit. L'action n'est pas même l'application de principes, ce qui supposerait encore une antériorité.

Eh bien la philosophie pourrait avoir des vertus pédagogiques pour orienter nos actions suivant certaines valeurs. Il y a une part d'imprévisibilité dans l'action, notamment du fait qu'une situation est toujours nouvelle et particulière, et l'on ne connaît pas les conséquences de nos actes. Mais on a un habitus, un ethos... Peut-être ne serais-je pas moral demain, peut-être commettrais-je de nouvelles erreurs, mes choix n'étant jamais assurés d'être bons et certains. Mais je sais que je veux être libre, que je veux connaître les conditions de la liberté et que je veux me mettre à la hauteur de ces conditions en m'y efforçant le plus possible lorsque la situation me semble mettre la possibilité de cette liberté en jeu. Il s'agit aussi surtout d'apprendre à juger des actes pour vivre autrement que dans la tyrannie des besoins et désirs.

Cela dit, je ne vois pas où nous mène cette discussion. J'ai l'impression de m'être éparpillé et de ne pas comprendre vos critiques. J'ai l'impression que vous dites que la pratique n'a pas besoin de philosophie, tandis que je dis que la philosophie est ouverte sur et à la pratique (comme chez Fichte et Castoriadis). Ou, si vous voulez, dans le cadre de la philosophie, c'est la dimension pratique qui est le souci majeur, ce dont on se préoccupe essentiellement. La question principale, la destination de l'homme, c'est de se déterminer soi-même dans un monde hostile et sans notice d'utilisation pré-donnée. D'où le besoin, par la réflexion, de déterminer en raison les conduites et dispositions d'esprit préférables à adopter. C'est parce que je veux être libre, ou encore heureux, etc., que je vise le postulat d'une vérité accomplie dans le monde et des absolus purement idéaux, de sorte que je puisse trouver des raisons de connaître et de me perfectionner en formant un ethos qui me permette d'agir autrement dans le monde. Sans la dimension pratique la théorie n'a aucun intérêt puisque de toute façon elle en relève. La philosophie naît d'incertitudes existentielles : comment me déterminer dans le monde ? Le choix, par ailleurs, implique l'élaboration d'un critère normatif : que dois-je faire ? Quel est le mode de vie le meilleur et sur quelle base ? Bien entendu, tout ceci importe seulement pour celui qui s'interroge sur son action. Sans ça, on agit quotidiennement sans éprouver ce besoin de légitimité. Mais si l'on s'interroge sur ce qui est véritablement bon pour nous alors nous en venons à nous interroger sur la nature des choses, sur notre relation à elles et par conséquent à vouloir trouver un mode de vie conforme à nos attentes. D'où la science comme projection de ces attentes dans un au-delà hypothétique qui permet la recherche elle-même. Je crois d'ailleurs que la question du choix et de nos limites se pose en démocratie puisque nous devons choisir alors qu'il n'y a pas de vérité là où règnent les opinions. L'incertitude peut mener à poser une vérité inexistante qui n'a l'avantage que de provoquer la confrontation dialectique des opinions en vue de faire la part des choses et d'examiner rationnellement les affirmations selon le poids de leur argumentation, cela afin de faire un choix sur ce qui nous semble bon. Par ailleurs, je ne veux pas être trompé et abusé, de sorte que je vais utiliser la raison pour examiner et critiquer ce qui est et viser à connaître ce qui est. Je dois donc aussi être rigoureux et ne pas tout accepter, voire ne pas accepter de mettre dans les choses ce que je veux y trouver. Toujours est-il que c'est cette vérité idéale, inexistante comme terme ultime de la connaissance, qui me pousse aussi à progresser et à critiquer sans cesse ce que je tiens pour acquis.

Dernière édition par Silentio le Mar 12 Fév 2013 - 13:40, édité 1 fois

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Les propos d'Euterpe me font penser au débat sur le mariage homosexuel. Que ce soit du côté des pours ou des contres, personne n'a pu argumenter en dehors de l'idéologie. De fait, la vérité dans ce débat n'apparaît nulle part et je doute qu'il puisse en être autrement. Moi qui suis pour, c'est en regard de l'idée que je me fais de la liberté d'une part, et que d'autre part je considère qu'il n'y a pas de modèle de société préconçu. La tradition pour la tradition n'est pas mon crédo, pas plus que ne l'est le changement pour le changement. Tout ça pour dire que je ne peux avancer aucune théorie qui légitimerait ma position. Au mieux je peux démolir celle de ceux qui sont contre, et de même pour eux. On ne peut pas non plus avancer tel fait particulier pour en faire une règle, comme le témoignage d'enfants issus de ces couples et qui n'ont pas plus de problèmes que les autres, tandis que d'autres encore ont des problèmes mais dont on n'est même pas certain que cela soit lié à telle forme de parentalité. Donc que peut apporter la philosophie dans ce cas concret ?

Sinon, définir la philosophie, si jamais cela est possible, n'est-il pas la fin de la philosophie ? Car si nous ne pouvons l'épuiser, cela ressemblerait fort à une abdication de la raison. Or c'est précisément cette impossibilité qui nous conduit à avancer. Le problème est de savoir jusqu'où cela est raisonnable.

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Vangelis a écrit:
Sinon, définir la philosophie, si jamais cela est possible, n'est-il pas la fin de la philosophie ? Car si nous ne pouvons l'épuiser, cela ressemblerait fort à une abdication de la raison. Or c'est précisément cette impossibilité qui nous conduit à avancer. Le problème est de savoir jusqu'où cela est raisonnable.

Tout à fait, et c'est lorsque la raison est menacée ou muselée qu'on se rend compte à quel point on en a besoin et qu'on ne peut faire sans, peu importe la manière dont on a sapé auparavant ses fondements ou la confiance qu'on pourrait avoir en elle. Mais n'est-ce pas déjà par une autre raison que nous détrônons en toute certitude l'ancienne ? De plus, on s'adresse forcément à quelqu'un d'autre pour faire valoir l'impuissance de la raison et la nécessité de s'ouvrir au réel qui lui est hétérogène. D'où la nécessité de jouer le jeu, d'adopter des arguments, car il n'est pas très convaincant d'affirmer des choses sans pouvoir les fonder ni d'affirmer que ce qu'on dit ne vaut rien. D'où la discussion argumentée, la recherche en commun, parce qu'à défaut de posséder la vérité ou qu'il y en ait une nous prétendons chacun dire ce qui est. Comment alors nous départager et limiter les effets de nos propos ? Par le jugement, réclamant l'élaboration de critères, donc d'entreprendre cette démarche de connaissance dont on ne sait pas si on verra le bout un jour. Comment, alors, mettre en commun sans heurts ceux qui se disputent ? Viser l'usage de la raison, n'est-ce pas tenter de trouver un tiers légitime pour régler nos différends ? La philosophie n'est peut-être pas alors une affaire de solutions, mais d'organisation d'échanges faisant apparaître des problèmes communs dont on doit s'assurer qu'ils sont compréhensibles par tous et qu'ils sont de vrais problèmes (et pas seulement la traduction d'un rapport de force).

Je me demande bien ce que diraient des rationalistes comme Bouveresse et Habermas, eux qui ont combattu pour la raison dans une ère où l'on proclame la fin de la philosophie.

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Silentio a écrit:
C'est donc pour ça que le sort de la philosophie est mis en jeu par la question elle-même. Peut-on même penser suivant le mouvement du réel, c'est-à-dire s'ouvrir au changement perpétuel défiant toute création symbolique elle-même ? Peut-on tenir à la fois la position du doute radical et celle de la philosophie, comme deux exigences qui en un point seraient incompatibles puisque le doute philosophique ouvrant le champ de connaissance de celle-ci l'exposerait à sa propre négation, alors même que cette négation rendrait la philosophie encore plus désirable dans un monde sens dessus dessous et qu'il faudrait ordonner pour l'habiter ? Comme le dit Bergson, il faut bien vivre. D'où la nécessité pratique, à un moment, de trancher : de se battre pour des valeurs et d'agir, notamment les valeurs qui nous permettent d'être ce que nous voulons être, c'est-à-dire libres, qui donnent du sens à notre vie, tout en permettant une ouverture à la nouveauté du réel et de la pensée. Il faudrait tenter de s'approcher le plus possible du réel en tant que tel, quitte à remettre nos conceptions en cause, tout en s'appliquant d'autant plus à formuler des exigences pour rendre la vie humaine vivable dans un monde devenu toujours plus tragique et inhumain : sachant quels sont les enjeux, il s'agit de penser comment nous conduire dans un monde à reconsidérer. La pensée est elle-même travaillée par le réel et ses difficultés qui sont autant d'obstacles à la réalisation d'un ordre idéal convenant à nos aspirations. Il faudrait alors savoir concilier l'ordre et le changement. C'est la problématique de Castoriadis, au fond. Il faut tenir l'exigence de philosophie tout en laissant ouverte la question de sa facticité et prendre en compte ce qu'elle recouvre (relativement à l'être et à l'homme). Mais peut-on tous se mettre à la hauteur morale de l'être ? La philosophie n'est-elle pas un vœu pieu énoncé par quelques êtres extraordinaires ? Le sens commun ne se passe-t-il pas de cette science si peu aventureuse ? Mais pourquoi faut-il de la philosophie, pourquoi faut-il désirer atteindre certains idéaux, sinon parce que nous savons à quel point l'existence individuelle et collective est périlleuse ?

Une question ouverte est une question radicale (cf. la racine). En soi, c'est une contradiction vécue/vivante. J'improvise un néologisme : une question ouverte, c'est un dis-habitus, et à la fin, un an-habitus. Existe-t-il un qualificatif assez éloquent et assez explicite pour dire ce que c'est ? Peut-on vivre encore, sinon comme les autres, du moins avec les autres, après qu'on a vécu ça ? Quelque chose se produit avec Socrate ou Platon, et qui ne s'est que très rarement reproduit plus tard : l'expérience de l'étonnement, de la question ouverte, quelqu'un l'a non seulement vécue (ce n'est pas ça qui est "miraculeux"), mais quelqu'un, en la vivant, en a fait quelque chose (cf. une de mes remarques plus haut : rares sont ceux que l'expérience enseigne, que leur(s) expérience(s) enseigne(nt)).
Ce quelque chose, c'est la philosophie, fonder la pensée sur ce qui sans doute seul peut la fonder : l'incompréhension. Nous le savons tous, la plupart du temps, ne pas comprendre revient, ou bien à reprendre ce qu'on ne comprend pas, ou bien (cas le plus courant), à se détourner. Il s'agit là de deux tendances lourdes dans la manière de se vivre perdu. Mais avec l'invention de la philosophie, c'est la perte (et/ou perdition) que l'on accepte de vivre comme telle. On appelle ça l'étonnement philosophique (et hors de là, comment comprendre la mélancolie de Socrate ?). Cet étonnement est un consentement. Socrate aussi, et le premier, dit oui. Le philosophe ? C'est celui qui ne comprend pas, le stupéfait/stupide. Qu'y a-t-il de plus Ouvert ? Et de qui peut-on affirmer qu'il y a survécu même mal ?

Silentio a écrit:
Platon est même un penseur de l'histoire et du concret, notamment dans Les Lois, ouvrage qui relève plus du réalisme politique que de la cité idéale de la République.

Le meilleur Platon est le dernier. Mais ce n'est pas le Platon qu'on enseigne, et c'est ainsi le moins connu. Mais à quel prix le Platon rédige-t-il les Lois ! La Grèce est entrée dans une torpeur dont elle n'est jamais sortie.

Silentio a écrit:
Le projet mondain c'est de changer la vie, la philosophie veut transformer les conduites et elle naît dans un contexte de crise morale. Peu m'importe ici de débattre de la politique platonicienne, il s'agit de voir que la philosophie se soucie de la façon dont nos conditions de vie nous produisent comme individus, leur critique permettant peut-être l'avènement de nouvelles conduites pour élever l'homme au-dessus de sa médiocrité. C'est peut-être trop ambitieux, mais c'est une vision noble des choses et qui prend en charge le devenir de l'humanité. On trouve la même chose chez Marx ou Nietzsche.

Il y a deux écoles philosophiques : celle qui veut accepter le réel ; celle qui veut le changer. On sait ce qu'il en est. L'histoire a parlé.

Silentio a écrit:
Je ne comprends pas tellement. Voulez-vous dire que la pratique n'est problématique que pour celui qui n'agit pas ? Voire que le théoricien agit déjà en adoptant l'attitude de retrait du théoricien croyant être hors de toute action et traduisant par ailleurs par son positionnement les valeurs qui président à ses choix ? Il me semble évident en tout cas que l'histoire devance le théoricien mais que celui-ci n'a pas à tolérer toute politique et tout imaginaire qui produit telle ou telle conséquence néfaste dans la production de tel ou tel mode de vie dégradant pour l'homme. Le tort du théoricien est sûrement de dire quoi faire, comment faire, non pas de dire qu'il faut faire quelque chose et qu'il faut s'efforcer de viser les hautes valeurs qui nous animent (notamment la liberté, surtout à partir du moment où l'on a convenu que l'on veut pouvoir déterminer nos propres fins et moyens et choisir nos conduites et valeurs). Par ailleurs, on peut très bien prendre en compte l'histoire telle qu'elle se fait et est faite quotidiennement par les hommes agissant tout en comprenant que la philosophie a un discours qui lui est propre, une position différente et un mode d'action spécifique dans cette histoire. Que les hommes agissent et forment des principes ensuite, c'est une chose, mais la philosophie vise le jugement : elle vient donc peut-être bien après les événements, comme la chouette hégélienne, essayant de tirer des leçons de l'histoire pour formuler les problèmes qui se posent à l'humanité et ce qu'elle doit viser. Par exemple, si les idées ne sont pas neutres, alors il faudra critiquer celles qui ont des conséquences pratiques néfastes afin que les conduites futures ne nuisent pas réellement aux hommes, quand bien même ils agiraient sans se demander si leur choix est conforme à une doctrine. Ce que l'on peut espérer de la philosophie c'est qu'elle éduque en révélant aux hommes les problèmes qui sont sous-jacents à leurs actions quotidiennes et que par là ils se mettent, par responsabilité, au niveau de ces problèmes pour tenter de les résoudre.

Il n'y a de philosophie que pratique. Je ne sépare pas la pensée (ni, donc, le langage) de l'action. A la limite, je pourrais affirmer même que parler de théorie et de pratique, quelle que soit l'articulation supposée entre les deux, c'est incompréhensible, ça n'a pas de sens.

Silentio a écrit:
Cela dit, je ne vois pas où nous mène cette discussion. J'ai l'impression de m'être éparpillé et de ne pas comprendre vos critiques.

Je ne suis pas dans une position critique, mais radicale. Dans ce qui vous gêne, on peut distinguer deux choses. La première, anecdotique et contingente, c'est que la préparation des concours interfère avec ce que vous dites : vous voulez être exhaustif, faire comme s'il fallait tout dire, ne rien oublier. La deuxième, qui tient à votre conformation individuelle, c'est que vous êtes perfectionniste et que les exigences que vous vous imposez vous font redouter excessivement l'erreur et la faute. Cela implique un état de tension extrême qui n'est pas sans risque pour vous. Acceptez de vous abandonner à vos propres limites.

Vangelis a écrit:
Les propos d'Euterpe me font penser au débat sur le mariage homosexuel.  Que ce soit du côté des pours ou des contres, personne n'a pu argumenter en dehors de l'idéologie. De fait, la vérité dans ce débat n'apparaît nulle part et je doute qu'il puisse en être autrement. Moi qui suis pour, c'est en regard de l'idée que je me fais de la liberté d'une part, et que d'autre part je considère qu'il n'y a pas de modèle de société préconçu. La tradition pour la tradition n'est pas mon crédo, pas plus que ne l'est le changement pour le changement. Tout ça pour dire que je ne peux avancer aucune théorie qui légitimerait ma position. Au mieux je peux démolir celle de ceux qui sont contre, et de même pour eux. On ne peut pas non plus avancer tel fait particulier pour en faire une règle, comme le témoignage d'enfants issus de ces couples et qui n'ont pas plus de problèmes que les autres, tandis que d'autres encore ont des problèmes mais dont on n'est même pas certain que cela soit lié à telle forme de parentalité.  Donc que peut apporter la philosophie dans ce cas concret ?

Sinon, définir la philosophie, si jamais cela est possible, n'est-il pas la fin de la philosophie ? Car si nous ne pouvons l'épuiser, cela ressemblerait fort à une abdication de la raison. Or c'est précisément cette impossibilité qui nous conduit à avancer. Le problème est de savoir jusqu'où cela est raisonnable.

L'exemple, par son actualité, est bien choisi. Vraiment, qu'un homme veuille se marier avec un escargot tyrolien, peu me chaut. Mais, d'un côté comme de l'autre, ils sont épuisants, tous ! Alors, pour qui ne souhaite camper ni d'un côté ni de l'autre, une question se pose en effet. Impossible, sauf à jouer de l'argumentation, de fonder la position que vous dites, et qui est aussi la mienne. Or, il est facile de constater qu'elle n'est pas une position critique. Elle consiste à critiquer l'une et l'autre des deux positions adverses. Mais cela, c'est l'accessoire de cette position. Essentiellement, elle se caractérise par autre chose. Quoi ? Un "habitus" philosophique, celui de qui est ouvert ? Capable de ne pas comprendre sans que cela lui paraisse poser un vrai problème ? Capable de saisir que cette incompréhension radicale n'est en rien ce qui l'empêche de se sentir, par ailleurs, plutôt impliqué dans et par le débat ? Et de saisir ainsi, qu'étant impliqué, il continue de vivre au milieu de ses semblables ?

Silentio a écrit:
Je me demande bien ce que diraient des rationalistes comme Bouveresse

Je vous l'ai déjà conseillé il y a quelques mois. En plus, il vous plaira. Mais lisez surtout Gottfried Benn. Je profite de cette occasion pour vous en faire la promotion en citant Robert Rovini, le préfacier du recueil d'essais qu'en publia Gallimard en 1965, intitulé Un poète et le monde. Ça vous donnera l'eau à la bouche, Silentio :
C'est que l'apparition de la raison humaine est, pour l'homme raisonnant, un abîme irrationnel

N'oubliez pas le poète, Silentio, jamais. Il n'est pas l'orfèvre qu'on nous dit qu'il est à l'école. C'est un penseur, exactement comme l'est le philosophe. Le poète, par définition, c'est l'étonné. Pas de poésie, pas de philosophie. Depuis que les philosophes méprisent la littérature (or la philosophie et l'histoire en sont deux productions parmi les plus éminentes...), ils ne disent que des âneries.
Leo Strauss, La Cité et l'Homme, Agora-Presses Pocket, 1987, pp. 71-72 a écrit:
Convenablement entendue, la question littéraire est la question du rapport entre la société et la philosophie


Dernière édition par Euterpe le Sam 23 Juil 2022 - 11:34, édité 7 fois

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Euterpe a écrit:
Mais à quel prix le Platon rédige-t-il les Lois ! La Grèce est entrée dans une torpeur dont elle n'est jamais sortie.

J'ai du mal à comprendre le lien que vous établissez entre la rédaction de ce dialogue et le déclin de la Grèce. Pourriez-vous expliciter ?

Euterpe a écrit:
N'oubliez pas le poète, Silentio, jamais. Il n'est pas l'orfèvre qu'on nous dit qu'il est à l'école. C'est un penseur, exactement comme l'est le philosophe. Le poète, par définition, c'est l'étonné. Pas de poésie, pas de philosophie. Depuis que les philosophes méprisent la littérature (or la philosophie et l'histoire en sont deux productions parmi les plus éminentes...), ils ne disent que des âneries.

Vous dites énormément de choses dans cette phrase ! Et j'admets avoir besoin de plus de détails... Que le poète soit un penseur, je n'en doute pas, mais pourquoi la philosophie ne peut-elle exister si la poésie n'existe pas ? La plupart des philosophes, avant le 19e siècle, se contrefichent de la poésie, cela ne les a pourtant pas empêcher de penser, non ?
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