Certes, mais cette mer de force, cet océan qu'est le monde comme volonté de puissance (c'est le nom que Nietzsche lui donne au-delà des particularismes) renvoie à l'unité du dionysiaque, source de l'apollinien qui est individuation, objectivation, composition des forces en formes. La joie se retrouve dans la communion avec l'être, ce que la puissance apporte comme surplus de force, oubli et sortie de soi (ou élévation), tandis que la souffrance provient de notre condition, de notre finitude, de la négation par laquelle on ex-iste au monde et on se rapporte à soi, c'est-à-dire que nous avons beau être une partie du Tout nous souffrons de ne pouvoir retourner à la totalité. Nous sommes Dionysos qui s'est fait chair pour s'observer dans son propre miroir, mais en cela nous sommes une divinité déchirée car consciente de l'écart irréductible qu'il y a entre soi et le monde (qui participent l'un de l'autre tout en étant amenés à se distinguer). Mais la conscience naît justement de cet écart. Dionysos est dans l'ombre d'Apollon, qui est le dieu, on peut le noter, à la fois de la musique et un archer cruel qui décoche ses flèches et dont les énigmes tiraillent ceux que la mesure sculpte, approfondit, individualise et renforce par la négation qu'elle exerce. Paradoxalement, si le philosophe se sent de plus en plus divin lui-même, il souffre aussi de plus en plus de ne jamais être le dieu lui-même, en sa totalité (sauf que pour la trouver il faudrait renoncer à soi et défaire le voile de Maïa ; seule la folie pourrait outrepasser les frontières du réel et faire communiquer l'individu et le Tout en les confondant).
Giorgio Colli, Après Nietzsche a écrit: L'autre Dionysos
Le symbole du miroir, attribué à Dionysos par la tradition orphique, donne à ce dieu une signification métaphysique que Nietzsche ne parvint pas à démêler. En se regardant dans un miroir, le dieu voit le monde comme sa propre image. Le monde est donc une vision, sa nature n'est que connaissance. Le rapport entre Dionysos et le monde est le même que celui entre la vie divine, indicible, et son reflet. Ce dernier ne nous donne pas la reproduction d'un visage, mais l'infinie multiplicité des créatures et des corps célestes, l'écoulement démesuré de figures et de couleurs : tout cela est rabaissé au rang de semblant, d'image dans un miroir. Le dieu ne crée pas le monde : le monde est le dieu lui-même en tant qu'apparence. Ce que nous croyons être la vie, le monde qui nous entoure, est la forme en laquelle Dionysos se contemple, s'exprime face à lui-même. Le symbole orphique ridiculise l'antithèse occidentale entre immanence et transcendance, au sujet de laquelle les philosophes ont fait couler beaucoup d'encre. Il n'y a pas deux choses, dont il faudrait se demander si elles sont séparées ou bien unies, mais une seule : le dieu, dont nous sommes l'hallucination. Nietzsche est proche de cette conception de Dionysos dans La Naissance de la tragédie, bien qu'avec une coloration schopenhauerienne excessive ; par la suite sa croyance obstinée à l'immanence a fait obstacle à sa pénétration.
Peut-être Nietzsche est-il le pendant existentiel,
vivant et artistique des conceptions hégéliennes ?