De part en part, vous ne vous apercevez pas que vous ne considérez qu'un seul des éléments de comparaison retenus par Nietzsche : le point commun. Or, il se trouve qu'il n'est pas le plus important, si peu même. Le plus important est dans leurs différences respectives : le refus bouddhiste de l'
action d'un côté, le refus de la
haine chez Jésus ; le bouddhisme comme aristocratie vaincue d'un côté, le christianisme comme religion pour plébéiens de l'autre ; le bouddhisme comme automédication d'un côté, de l'autre le christianisme comme folie, tromperie, etc.
La pomme et la banane sont certes des fruits, mais elles sont différentes. Foin des prêtres "nietzschéens" qui parcourent le monde en répandant l'ineptie d'un Nietzsche aussi court qu'un anticlérical.
Enfin, quant au "nihilisme" bouddhique et celui de Jésus, on voit bien que l'affirmer pose de sérieux problèmes à Nietzsche, contraint d'y revenir souvent pour apporter nombre de précisions et de nuances. Ainsi, le nihilisme bouddhique est une
conséquence de sa conception de la vie, plutôt qu'un nihilisme affirmé. Cf. § 339 de la
Volonté de Puissance I :
A. Le type conséquent. Celui-ci comprend qu'il ne faut pas haïr même le mal, qu'il ne lui faut point résister, qu'on ne doit pas faire la guerre même à soi-même, que non seulement il faut accepter la douleur qu'apporte une telle pratique, mais ne vivre que dans des sentiments positifs ; prendre fait et cause pour l'ennemi, et par une superfétation d'états d'âme pacifiques, bons, conciliants, secourables et aimants, épuiser le terrain qui pourrait nourrir des états d'âme opposés..., qu'il y faut une pratique constante. A quoi arrive-t-on ainsi ? - Au type bouddhique, à l'avachissement complet.
Le bouddhisme, c'est une volonté, c'est une affirmation qui débouche sur une
nolonté. Or c'est précisément
le pacifisme bouddhiste que Nietzsche croit retrouver dans le christianisme contemporain, et qui lui fait dire, en substance, qu'après deux millénaires d'inanité, il rentre enfin dans son "concept" d'origine (auquel il n'est pas réductible), le pacifisme. Cf. § 341 ib. :
[Le christianisme] vient seulement de parvenir à un état de civilisation où il peut enfin accomplir sa destination primitive - au niveau qui est le sien - où il lui est possible de se montrer dans sa pureté.
Mais le christianisme "pur", celui de Jésus, reste moins bouddhiste que
béat — donc incompatible avec la "nolonté" bouddhiste : "le chemin qui mène au Non-Être", dit Nietzsche (§ 343 ib.) : le béat est dénué de volonté, il
est. Même pour un bouddhiste avachi, Jésus est trop "mou", ou plutôt caoutchouteux, car il n'évite pas les coups, il les
encaisse. Ça ne peut pas laisser un Nietzsche indifférent. Jésus était trop "heureux" pour être chrétien.
Silentio a écrit: D'autre part, ne peut-on pas aussi dire, en tant que lecteurs critiques de Nietzsche, que ce dernier a pu se tromper dans son interprétation (ou condamnation excessive et radicale) de Jésus, voire du christianisme ? Enfin, je ne suis pas certain qu'on puisse réduire la signification de la souffrance, dans un christianisme pluriel, à celle d'une fuite vers l'au-delà : n'y a-t-il pas aussi chez certains chrétiens une affirmation de la vie en dépit de la souffrance ? N'est-elle pas une épreuve qu'il s'agit de surmonter et qui ne peut permettre de condamner l'œuvre du Créateur ? Mais pour moi, peut-être, ce qu'il y a de périmé chez Nietzsche, c'est sa conception de la vie et notamment la dichotomie fort-faible. Et je dis tout ça, non pas pour sauver Jésus à tout prix - je ne suis pas chrétien -, mais parce que je trouve que Nietzsche ou certaines interprétations ne sont pas justes avec ce qui est critiqué.
Questions fort pertinentes. Nietzsche a beaucoup de difficultés avec Jésus, et même avec le christianisme, cédant parfois à la mauvaise foi et se prenant les pieds dans le tapis au point de ne plus pouvoir faire marche arrière, comme avec son Luther qu'il projette à tout va sur Kant, qu'il a lu si mal et si peu. Je le suspecte même d'avoir pompé tout bonnement Hegel pour critiquer, pour christianiser Kant (à croire qu'il y tenait). De même, son rapport à la Renaissance est également faussé par son obsession pour Luther, ce qui le rend incapable de distinguer entre Kant et les kantiens, quand dans le même temps il se montre très subtil dans la distinction entre Jésus et les chrétiens.
Dernière édition par Euterpe le Mar 21 Nov 2017 - 17:51, édité 3 fois