Le syndicalisme favorise-t-il la démocratie ou bien est-il radicalement anti-démocratique ?

Dans les discours qu'on entend souvent, à l'occasion des grèves, de la part des manifestants ou des cadres, quelque chose se fait entendre à propos de la démocratie, plus précisément à propos d'une conception plus ou moins vague et plus ou moins consciente, mais répandue, de la démocratie.

Au principe des revendications, bien sûr, on retrouve toujours l'égalité, qui leur sert de fondement, mais qui permet également de formuler les questions, les slogans, les discours, etc. Au point même qu'on pourrait parler d'une langue syndicale, voire d'un jargon. Outre dans les codes et la terminologie, on en trouverait un indice dans les initiatives syndicales elles-mêmes (grèves, le plus souvent), moins provoquées ou justifiées par les circonstances elles-mêmes qu'elles ne sont, en fait, la lecture d'un même mécanisme à l'œuvre dont les circonstances ne seraient jamais que la manifestation, la "répétition" d'un même refrain (inégalités, exploitation, privatisation, confiscation d'une propriété "morale" du travail due aux travailleurs eux-mêmes, etc. ― je parle de travailleurs plutôt que d'ouvriers parce que le syndicalisme ne se limite plus à la classe ouvrière). La cessation du travail a l'avantage de rendre manifeste que, sans les travailleurs, il n'y a plus de production, il n'y a plus rien, sinon la mort (au moins symbolique) de l'entreprise. Le syndicalisme consiste donc à rappeler ou à révéler que les travailleurs, d'une manière ou d'une autre, sont les propriétaires, partiels certes, mais propriétaires tout de même de l'entreprise ou de l'institution dans laquelle ils travaillent (à noter que cette manière d'interpréter le travail n'a jamais véritablement existé ailleurs qu'en France et en Italie, pour l'essentiel).

Mais tout cela, ce ne sont que quelques facettes d'un polygone de glace dont l'essentiel est immergé. Jusque là, on pourrait se contenter des seules apparences : une initiative syndicale (encore une fois, grève le plus souvent) est un moyen légal et démocratique de faire entendre sa voix et le droit face, d'une part, moins à une classe sociale, qu'à ce qui permet de se la représenter dans ce qu'elle aurait de plus révélateur : les détenteurs du capital, patrons, chefs d'entreprise,  actionnaires, etc., d'autre part à la classe politique en général et comme telle (quel que soit le parti politique). Mais, que peut signifier "démocratique", ici ? D'abord et surtout la liberté et le droit d'expres​sion(peut-être même le devoir et la responsabilité de s'exprimer).

Or, c'est là que commencent les difficultés, pourvu que l'on questionne la chose sans aucun tabou ni aucune restriction. Pour ce faire, impossible d'envisager la question syndicale sans la question de la représentation politique et de la démocratie parlementaire. En effet, l'une des premières définitions qu'on pourrait donner du syndicalisme, aujourd'hui, consiste à dire qu'il permet à des acteurs socio-économiques de représenter politiquement d'autres acteurs socio-économiques. Pourquoi ai-je choisi cette manière de le définir ? Pour montrer que l'activité syndicale est fondée tout à la fois par une série d'expériences historiques, de constatations entérinées politiquement, et une volonté d'enraciner la politique dans le réel, autrement dit aussi dans la légitimité.

Il faut, dès lors, remonter à la IIIe république et l'année 1884, date à laquelle les syndicats deviennent légaux et sont comme intégrés dans le cercle que trace l'éventail des actions politiques possibles (i.e. autorisées, légales). L'histoire du syndicalisme (français) peut nous aider à mieux saisir le rapport entre syndicalisme et démocratie. En effet, l'institutionnalisation du syndicalisme consiste à substituer une représentation à une autre. Nous allons voir que dans ses vingt-trente premières années d'existence le syndicalisme refuse à la classe politique la possibilité même de représenter réellement la classe ouvrière. Le syndicat seul peut la représenter. C'est là que ça devient intéressant : si seul un syndicat est à même de représenter réellement tout ou partie de la classe ouvrière, il risque de tomber dans le même travers que la classe politique, à laquelle il reproche précisément de ne pas savoir représenter réellement ceux qu'elle prétend représenter. Les premiers syndicalistes voyaient bien que la notion politique de représentation pose peut-être plus de problèmes qu'elle ne pourrait en résoudre (en France, elle n'a jamais été résolue ; le sera-t-elle jamais ?) et, à l'intérieur même des syndicats, la question fut posée. Preuve que le syndicalisme est pensé, non seulement pensé, mais avec une grande maturité politique, ne serait-ce que parce qu'il atteste que l'expérience de la Révolution française est un héritage vivant et réel, encore un siècle après.

La Révolution française essaya, à l'échelle des communes, en vain et au prix d'innombrables vies humaines, la démocratie directe : sans délégation (sans représentants), mais avec des mandataires (mandat impératif = degré zéro de la représentation, pour faire très court), afin de couper l'herbe sous le pied de la tentation et du risque inhérents à l'institution du politique comme telle, celle de former une aristocratie (autrement dit, en langage révolutionnaire, une classe privilégiée, illégitime donc ; cf. l'abolition des privilèges en août 1789). Les syndicalistes savaient la démocratie directe impossible en France (et il est absolument remarquable qu'ils tiennent cela pour un acquis, un siècle après, alors qu'on s'attendrait à ce qu'ils la revendiquent - en fait, j'anticipe un peu : la question de l'autogestion est une manière d'en hériter en l'adaptant au monde moderne, industriel). Pour eux, la démocratie, c'est la démocratie représentative (parlementaire). C'est ainsi qu'ils définissent la IIIe république, du reste. Vous l'aurez compris, le syndicalisme s'est d'abord défini, revendiqué, le plus rigoureusement possible et avec beaucoup d'insistance, comme anti-démocratique, parce que la classe ouvrière ne pouvait pas être représentée, qu'il ne fallait pas qu'elle fût représentée, pas plus par les socialistes, j'insiste, que par d'autres (ça permet de subodorer les raisons pour lesquelles syndicalisme et extrême gauche sont indissociables). Évidemment, je ne peux pas ne pas vous soumettre, comme une des références les plus importantes pour la question, Georges Sorel (qui aura bientôt son topic dédié dans le forum). Mais il n'y a pas que lui, il faut lire aussi Émile Pouget et Hubert Lagardelle.

Pour lors, et pour n'en rester qu'à la question posée, à savoir la contradiction native ou le risque de contradiction native sur quoi repose le syndicalisme, comme problème politique, et qu'on peut formuler en ces termes : comment les syndicats, à partir du moment où ils refusent à la classe politique comme telle, c'est-à-dire en tant qu'elle est la représentante du peuple, la possibilité même de le représenter vraiment, peuvent-ils à leur tour représenter correctement la classe ouvrière ? D'autant que s'ils doivent la représenter, ils ne peuvent le faire, selon eux, que d'une manière non démocratique (non représentative - autrement dit, il ne peut y avoir de délégué syndical...), pour être cohérents avec eux-mêmes. (Question corollaire : quid de la définition de la classe ouvrière ? Cela en fait-il une classe à part ? Une classe à la fois sur-politique (ou sur-politisée) et une classe para-politique (vous voyez peut-être où il faudra en venir à un moment ou à un autre)).

Je me contenterai de la manière dont Jaurès pose la question, sans reprendre, en tout cas pas maintenant, la solution politique qu'il proposait lui-même. Nous sommes le 12 octobre 1899, c'est l'extrait d'un article publié dans La Petite République :
Jean Jaurès a écrit:
La légalisation des syndicats n'a de sens que s'ils peuvent être reconnus comme une force contractante, un intermédiaire obligatoire entre le patron et les ouvriers. Mais comment édicter cette disposition légale ? Pour que le syndicat ouvrier puisse intervenir légalement, obligatoirement au nom des ouvriers d'une usine, il faut qu'il ait reçu des ouvriers de cette usine titre et mandat. Or aujourd'hui, dans la plupart des usines, c'est une minorité infime des ouvriers qui appartient au syndicat [...]. Comment, dans ce cas, le syndicat pourrait-il être considéré comme le mandataire de droit, le mandataire légal des ouvriers ?

Jaurès, cohérent sur le plan théorique, et pas seulement sur ce plan, précise que le mandat impératif, donc la démocratie directe, serait en principe le seul moyen de résoudre ce problème de la représentation (et je rappelle, encore une fois, qu'en politique, ce qu'on appelle un représentant est un délégué, pas un mandataire). Mais, déjà à l'époque, la représentation syndicale est très faible (je rappelle que l'adhésion à un syndicat fut obligatoire en Allemagne et en Italie, aux périodes que vous savez, ce n'est pas pour rien...).