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Qu'appelle-t-on démocratie en Grèce ?

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Impossible, pour une démocratie, de ne pas s'interroger sur ce qu'elle est ou doit être. Ainsi, Claude Lefort rappelle souvent qu'il y a une indétermination constitutive de la démocratie.

Or, le pacifisme obsessionnel des sociétés démocratiques européennes modernes (le cas de l'Allemagne étant peut-être le plus significatif, dans la mesure où les Allemands, implicitement ou inconsciemment, semblent avoir choisi la neutralité ou quelque chose d'approchant), ce pacifisme, donc, semble comme enjoindre de forclore un quelconque acte de guerre. Pourtant, l'ἀγών grec n'est un mystère pour personne. Comment une société aussi guerrière que la Grèce a-t-elle pu inventer la démocratie ? Il ne suffit pas de marteler que ce qu'on appelle démocratie, en Grèce, est peu comparable à la démocratie moderne ; il faut, semble-t-il, interroger implacablement nos propres certitudes, celles qu'on n'interroge jamais, en particulier l'une des plus difficiles à fonder, pour ceux-là mêmes qui affirment la nécessité du pacifisme. Non qu'il faille se livrer à une apologie de la guerre, ou de la violence en général. Cela serait cynique, vile et bête. Mais comment diable croire qu'on peut ou qu'on doit affronter le réel le plus éminent, i. e. la politique, sans recourir à la question de la guerre ? De ce point de vue, il paraît plus qu'opportun de lire ou relire Hegel (la passion dans l'histoire) et Schmitt (l'ennemi). Pour lors, j'ai choisi de vous présenter un article certes un peu long, pour le format d'un forum, mais qui mérite d'être lu, parce que l'auteur s'y livre à un exposé très clair et très bien documenté de la démocratie à Sparte, d'abord, et de la démocratie à Athènes, ensuite. Pour finir (ce sera l'objet d'une deuxième citation, sans quoi l'article serait beaucoup trop long et malcommode à analyser), il s'appuie essentiellement sur l'œuvre d'Aristote pour circonscrire ce que nous devons entendre par démocratie grecque.

Avant de vous laisser lire l'article lui-même, je formule donc une première (double) question :


  • la guerre n'est-elle pas, qu'on le veuille ou non, une condition de possibilité pour toute démocratie (sachant qu'on ne pourra faire l'économie de comparaisons historiques, à condition d'être prudent) ?
  • Admettre une telle hypothèse, cela ne revient-il pas à supposer que le pacifisme passionnel de nos contemporains est de nature à mettre en danger la démocratie elle-même (anticipons sur une difficulté : il me semble qu'on touche là une limite, une autocensure ou un tabou, dans la conscience politique occidentale contemporaine) ?



Alain Fouchard, « Des « citoyens égaux » en Grèce ancienne », Dialogues d'histoire ancienne, Vol. 12, 1986, pp. 147-172.

Alain Fouchard a écrit:
DES « CITOYENS ÉGAUX » EN GRÈCE ANCIENNE
Alain FOUCHARD
Université de Caen
( France )

Dans l'histoire de la cité grecque (1), le rapport de force semble fondamental. De même qu'il assure la liberté des citoyens par rapport aux non citoyens, il permet, à l'intérieur du corps civique, la domination de ceux qui sont puissants. Or cette dernière met en danger la cohésion de la communauté, dont une partie s'estime toujours plus ou moins menacée dans sa «liberté». Les luttes pour la liberté s'accompagnent de revendications d'égalité en pouvoirs et, assez souvent, en terres, car cette égalité semble le mieux garantir ou traduire l'idéal d'égale liberté de tous les citoyens. Les discours qui ponctuent l'histoire des cités grecques à l'époque archaïque et classique font ainsi une grande place aux «citoyens égaux», que ce soit dans l'idéologie poliade ou dans la théorie politique.

Assurer la cohésion du groupe des citoyens pour renforcer sa liberté à l'égard des non-citoyens et des autres cités est le but de l'idéologie poliade. Cette dernière tente de masquer les contradictions éventuelles à l'intérieur du groupe, et l'un de ses principaux thèmes est de présenter les citoyens comme «égaux et semblables» (isoi kai homoioî) (2). La pensée politique a pour objet, elle, de justifier une certaine organisation, ou constitution, de la cité. Elle peut être extrêmement diverse concernant l'égalité des citoyens. On peut distinguer d'une part une pensée démocratique, attachée à la liberté du dèmos producteur, d'autre part une pensée aristocratique qui cherche à justifier la domination des «bons» sur le dèmos, tantôt sans égard à la cohésion de la communauté tantôt, et c'est le plus souvent, avec le souci de la conserver. Mais ce qui est toujours en question, c'est la représentation des citoyens comme isoi et/ou homoioi et le rapport entre l'égalité en qualité et l'égalité des avantages dus à la citoyenneté. Nous étudierons d'abord les revendications d'égalité de la part du dèmos, dans les cités de Sparte et d'Athènes, et leur résolution dans la vie politique ou l'idéologie poliade. Nous examinerons ensuite l'égalité des citoyens dans les pensées démocratiques et aristocratiques, la Politique d'Aristote méritant une étude plus particulière, avec son double aspect réaliste et normatif.

I

Dans la cité de Sparte (3), le dèmos fut peut-être vainqueur trop tôt. Malgré les concessions qu'il obtint, la cité resta oligarchique, et le devint même de plus en plus à l'époque classique. Certes, on redistribua de la terre civique, en Laconie ou dans la Messénie durement conquise. Certes la «Grande Rhétra» redistribua du pouvoir en faveur du damos. Mais, dans le corps civique, il subsista une aristocratie fondée sur la richesse, la réputation et l'influence, naturellement héréditaires dans certaines familles : aristocratie guerrière de type «homérique», sans doute largement lotie en terre périèque, comme l'étaient les rois, possédant troupeaux en Messénie, et entretenant des attelages. De plus, le système de transmission des lots de la terre civique était inapte à conserver leur égalité originelle, si jamais elle avait existé. La loi d'Epitadeus accéléra le processus de concentration des terres au début du IVe s. Le caractère oligarchique des institutions se manifeste de diverses façons, en particulier dans la discipline (eutaxia) et l'eunomia Spartiates. Aristote lui-même ne voit de «démocratique», dans la distribution des pouvoirs, que l'élection des gérontes par le dèmos et le fait que les éphores sont, eux, choisis parmi le dèmos (Pol., IV, 1294b - 29-31). C'est bien peu, puisqu'il admet que les éphores, corruptibles, exercent un pouvoir presque tyrannique (II, 1270b - 6-35) et que les gérontes sont choisis parmi les puissants (élection «dynastique» : V, 1306a18).

Malgré cette inégalité sociale et politique, les citoyens s'appelaient homoioi. Bien que la signification «technique» d'Égaux n'apparaisse pour la première fois dans nos sources que chez Xénophon (Lac. Pol.), il semble légitime de la tenir pour archaïque, si l'on considère non pas le genre de vie imposé au citoyen, mais l'égalité de valeur guerrière dont doivent faire preuve les hoplites dans la phalange (4). Cette égalité justifie la prétention à la distribution égale des avantages dont l'origine est la victoire : butin et revenus de la terre conquise en commun. Ce terme, à Sparte, a donc pu conserver une signification «homérique» à l'origine (5), et il est significatif de constater que les Spartiates s'appelèrent non pas politai, mais damodes et homoioi, la phalange ayant fait accéder l'homme du damos au rang des Pairs. L'homoiotès en valeur guerrière fut institutionnalisée dans le système éducatif Spartiate imposant à tous les citoyens une même formation, guerrière certes, mais peu aristocratique. De même, le souci de renforcer la cohésion du groupe des citoyens par l'homoiotès conduisit à réglementer aussi le mode de vie, toujours, selon l'analyse d'Aristote, au niveau des pauvres (Pol., IV, 1294b 19-29). L'eunomia semblait en effet d'autant mieux assurée que les différences sociales restaient cachées, et que le peuple paraissait obtenir satisfaction par cette égalité du genre de vie, à laquelle il pouvait participer aux moindres frais. L'homoiotès Spartiate offre ainsi un curieux mélange, ou compromis, entre les nécessités de la discipline hoplitique, les revendications populaires résolues par une égalité de façade, au plus bas niveau, l'idéologie poliade visant à la cohésion du groupe, et l'idéologie aristocratique homérique imposant un style de vie guerrier et une mentalité agonistique.

L'exigence d'une homoiotès guerrière étendue au mode de vie, conquise par le dèmos ou imposée à celui-ci, pouvait-elle demeurer, à long terme, une victoire du peuple ? On peut en douter. En effet le dèmos des temps homériques était loin d'avoir une vocation guerrière. Certes, on pouvait y recruter la piétaille, mais il était essentiellement le pays producteur, plus ou moins dominé par une aristocratie de rois et de chefs qui en soutiraient une partie de leurs richesses (6). Le dèmos perdait donc, à Sparte, une de ses fonctions essentielles, la fonction productive, dissociée de la citoyenneté. L'homoiotès contribuait ainsi à priver de l'accès à la citoyenneté tout le pays producteur, et permettait de déclasser quiconque, parmi les citoyens, était obligé de travailler pour subsister. Les inférieurs furent en effet surtout des appauvris. Ainsi, la conjonction d'un critère archaïque d'une citoyenneté conçue comme une homoiotès guerrière (7) et d'une évolution «moderne» de la possession du lot de terre considéré comme un bien privé, dont on peut librement disposer, renforça le caractère oligarchique de la politeia Spartiate par la diminution du nombre des citoyens.

Au IVe s. en effet, le dèmos potentiel de la cité des Lacédémoniens parut être ailleurs que dans le seul damos des Égaux. Les critères traditionnels d'appartenance au dèmos, la communauté d'origine ethnique ou culturelle, la participation à la défense de la cité, l'occupation ou la possession prolongée du sol, concernaient une proportion de plus en plus importante de la partie de la population exclue de la citoyenneté. Cinadon complota «pour n'être à Lacédémone l'inférieur de personne (Xén., Hell., III, 3, 11) et comptait sur l'appui de «tous les hilotes, néodamodes, inférieurs et périèques» (ibid., 6). Par leur dénomination, néodamodes et inférieurs pouvaient revendiquer l'accès au damos. Les hilotes, quant à eux, formaient une sorte de «dèmos virtuel» de Sparte (8). Quant aux Lacédémoniens autres que les Égaux, périèques en majorité, leur nom indiquait qu'ils étaient, sinon le dèmos de Sparte, du moins celui de Lacédémone, dominés par une oligarchie (9). La constitution de Sparte semblait une oligarchie, désormais moins parce que la gérousia l'emportait sur l'Assemblée que parce que la plus grande partie du dèmos potentiel de Lacédémone était exclu du corps civique. Et si la constitution des Lacédémoniens eut des admirateurs, dans la première moitié du IVe s., ce fut, entre autres raisons, parce que seul un petit nombre avait accès à la citoyenneté (10) et que le corps civique semblait idéalement uni par une homoiotès concernant toutes sortes de qualités.

L'idéologie poliade ou les amis de Sparte se plurent à présenter les Spartiates non seulement comme des homoioi, mais aussi comme des égaux en pouvoirs. Dès la fin du Ve s., à cause de son opposition aux tyrannies, Sparte se flattait d'être une «isocratie» (Hdt, V, 92). En 427, les Thébains, parlant d'«oligarchie isonome» font sans doute allusion au régime Spartiate, pour flatter leurs alliés (Thuc., III, 62, 3). Cette représentation idéale de la constitution de Sparte a conduit Isocrate à la désigner du nom de régime isonomique et même de celui de démocratie (Aréop., 61 ; Panath., 178). En effet, pour lui, «les oligarchies et les démocraties recherchent l'égalité entre tous ceux qui participent à la vie politique» (Nicocl., III, 15).

La constitution lacédémonienne pouvait donc être un modèle pour la pensée oligarchique à double titre : à l'intérieur du corps civique, le pouvoir demeurait essentiellement entre les mains d'un conseil restreint ou de magistratures qui ne rendaient pas leurs comptes à l'Assemblée ; par rapport à l'ensemble de la population indigène, la citoyenneté n'était accordée qu'à «ceux qui pratiquaient la vertu de façon égale» . Exclus de l'activité productrice, les citoyens «égaux» n'étaient préoccupés que de leur liberté (collective) et de leur vertu (guerrière), formant un corps civique idéalement uni.

Ainsi, lorsque Xénophon emploie le terme d'éleuthéroi à propos de la constitution des Lacédémoniens, ce dernier ne concerne que les citoyens de plein droit (Lac. Pol., VII, 2), capables d'assurer l'indépendance de leur cité tout en dominant, à l'intérieur de celle-ci, les non-citoyens. La revendication politique de liberté - ou de citoyenneté -, à Sparte, avait donc été résolue par une idéologie de l'homoiotès, plus ou moins institutionnalisée. Mais cette dernière, loin d'avoir suscité l'égalité réelle des Spartiates en ressources et en pouvoirs, avait au contraire fonctionné comme un moyen d'exclusion du corps civique et de renforcement de l'oligarchie. La liberté de dèmos s'était donc établie sur des critères trop archaïques, ou trop aristocratiques, pour concerner durablement l'ensemble du peuple. Les efforts de «blocage» de la société Spartiate, sans doute destinés d'abord à maintenir un rapport de force favorable à l'égard des non citoyens, ne parvinrent pas à empêcher l'enrichissement d'une aristocratie et la réduction du corps civique.

* * *

A Athènes, la conquête de la liberté politique du peuple fut plus lente, semble-t-il, mais l'identité du dèmos  resta celle des temps homériques : celui-ci demeura le pays producteur. La première intervention politique historique notable du peuple eut lieu à l'époque de Solon. Menacé dans sa liberté par les puissants, il revendiqua l'abolition de l'esclavage pour dettes, la remise des dettes et le partage des terres. Le compromis solonien donna partiellement satisfaction au peuple, non pas en instituant l'homoiotès entre les citoyens, mais en accordant au peuple, toujours composé de «bons» et de «méchants», et même plus précisément de «méchants», des garanties politiques de sa liberté sans repartager les terres pour autant. Solon rédigea «de la même façon (ὁμοίως) des lois pour le bon et pour le méchant» (fr. 36, v. 18-20 West) ; et, si l'on en croit Aristote (Ath. Pol., IX, 1), il fit participer le peuple au pouvoir d'accuser et de juger. Si le serment des héliastes date en partie de cette époque, il reflète tout à fait le compromis solonien : comme si les Athéniens avaient troqué leur revendication du partage des terres contre une garantie politique de liberté par la participation au tribunal.

L'avènement d'une égale citoyenneté n'eut cependant pas lieu dès après Solon : il fallut attendre la chute des tyrans, en 510. Aussitôt deux slogans envahirent le champ politique : isonomie (égale répartition) (11) et isègoria (égalité de parole). Ils sont essentiellement antityranniques. Ils sont une protestation contre l'accaparement du pouvoir et de ses avantages par un seul, qui se permet en outre de lever des impôts sur ses concitoyens et confond les biens de la cité avec sa fortune personnelle. Cet accaparement est naturellement considéré comme une menace contre la liberté des citoyens et leur sécurité, tant pouvoir et liberté sont deux notions étroitement solidaires. Ainsi, le tyran est traditionnellement représenté non pas tant comme celui qui gouverne seul, mais comme celui qui viole les femmes et les enfants, confisque les biens et met à mort impunément. Mais l'isonomie, égalité de distribution du pouvoir, implique non seulement la liberté, mais aussi l'égale participation aux avantages matériels que celui-ci procure. L'isègoria, égalité, donc liberté de prise de parole au milieu de l'Assemblée, garantit que les lois et la politique de la cité sont conformes à l'intérêt de tous. Ces deux slogans purent être adoptés autant par les partisans de l'oligarchie que par ceux de la démocratie.

L'abolition de la tyrannie signifie en effet d'abord que le lieu du pouvoir n'est plus le palais fortifié du tyran, à l'écart de la cité, réfugié sur l'acropole, mais le milieu de la cité (méson), agora (12) ou prytanée. Elle signifie en outre que tous ceux qui s'estiment homoioi disposent aussitôt de l'isonomie et de l'isègoria. Le tyran de Samos Maiandros, peu après 518, proposa son abdication dans une assemblée de citoyens. Considérant ces derniers comme des homoioi, il remettait le pouvoir «au milieu» et proclamait l'isonomie (Hdt., III, 142) . Ces homoioi étaient sans doute des gens considérables, imbus de leur supériorité aristocratique, qui, au lieu de remercier le tyran, le traitèrent de «vilain de naissance» et de «misérable» (Hdt., III, 142-3). Il y avait en réalité de fortes chances que cette isonomie proclamée à l'assemblée eût abouti à un régime oligarchique, étant donné la puissance de l'aristocratie samierme (13). A Athènes, l'isonomie et l'isègoria, notions qui se confondent pratiquement avec la liberté de ceux qui se considèrent comme des pairs, ont été instaurées par l'abolition même de la tyrannie, dès 510 (Hdt., 142-3 ; V, 78). Or le régime établi n'était pas encore la démocratie. D'une part les aristocrates n'étaient sans doute pas disposés à considérer les gens du dèmos comme des homoioi et à partager également avec eux le pouvoir et ses avantages, d'autre part le dèmos n'avait nullement contribué à la chute des tyrans et ne s'était pas encore constitué en force politique. Isonomia et isègoria ne peuvent donc se confondre avec la notion de démocratie.

C'est Clisthène qui se servit du peuple comme d'une force politique pour mieux l'emporter sur ses rivaux. Dire que Clisthène a fondé la démocratie est naturellement une expression commode, employée par exemple par Hérodote (VI, 131). Il faut comprendre que Clisthène a porté le débat politique au milieu de l'assemblée qui existait déjà, que là, il s'est appuyé sur le dèmos, et que cette alliance a été déterminante dans les luttes politiques de 508/7. Ce soutien, Clisthène l'obtint non seulement grâce à l'isègoria qui s'établit alors de fait à l'Assemblée (14) mais aussi grâce à des propositions de réforme qui organisaient durablement l'isonomie et l'isègoria pour le peuple, jusqu'alors presque absent du débat politique ou dominé par les groupes aristocratiques plus ou moins régionaux, peuple qui avait peine à être totalement assimilé à la cité, et dont de nombreux membres prouvaient difficilement leur citoyenneté.

Comme la démocratie est le régime qui paraît avoir appliqué les deux principes d'isonomie et d'isègoria de la façon la plus générale, il est normal que ces derniers aient tendu à s'identifier à elle (15). Il s'agit en effet, dans ce régime, d'une application en étendue, puisque tous les habitants indigènes des dèmes ont été inclus dans le corps civique de façon claire et uniforme ; d'une application en intensité, puisque le citoyen, même indigent, y a obtenu un pouvoir politique direct considérable ; d'une application en réalité enfin, puisque furent assurées non seulement l'égalité des droits, mais encore la participation de tous au pouvoir, à tour de rôle (16). Le caractère populaire de cette participation au pouvoir devait cependant être fonction d'un rapport de force politique entre les pauvres et les riches. Mais dès Clisthène, le peuple acquérait une homoiotès juridique qui se réduisait - démocratiquement - au plus petit dénominateur commun, la naissance ; en outre il ne risquait pas de déchoir dans des catégories de sous-citoyens, comme à Sparte. Le réformateur instituait de plus une égalité politique de chaque citoyen, grâce à une relation de symétrie par rapport au centre du pouvoir. Clisthène associait donc étroitement la réforme de l'état civil à la possibilité donnée à chaque citoyen de participer également au pouvoir (17). L'avènement de cette égalité fut accompagné du succès grandissant, dans l'idéologie poliade, du thème de l'autochtonie des Athéniens, fondement d'une homoiotès particulièrement adaptée à un dèmos paysan, lui conférant une sorte de noblesse de naissance.

Les réformes de Clisthène furent complétées par l'institution de l'ostracisme, typique de l'idée d'isonomie, puisqu'elle est antityrannique, mais aussi révélatrice de ce que l'isonomie peut ne pas correspondre à l'idée moderne d'égalité devant la loi. L'ostracisme niait en effet le droit du citoyen, en tant qu'individu, à l'égalité devant la loi pour mieux assurer l'égalité politique, donc la liberté des autres citoyens (18).

L'isonomie, c'est tout ce qui empêche un citoyen de l'emporter sur les autres dans l'exercice d'un pouvoir. Elle s'attache plus à la reddition des comptes des magistrats devant le peuple (Hdt., III, 80) qu'à l'accès d'un homme du peuple aux plus hautes magistratures (archontat ou stratégie). L'isonomie démocratique se renforça, au Ve s., grâce aux réformes d'Ephialte et au fonctionnement de plus en plus populaire de la justice. Les misthoî devaient permettre aux Athéniens pauvres, engagés dans la production, d'avoir le loisir de participer réellement au pouvoir. Ils provoquèrent la fureur de l'aristocratie puisque c'était non seulement donner au peuple une part supplémentaire d'avantages matériels, mais encore augmenter son pouvoir, en particulier dans les tribunaux, où il paraissait tout à fait contraire au bon sens que les «méchants» eussent à juger les «bons».

Grâce à cette égalité de pouvoir, le dèmos assurait sa totale liberté, mais il pouvait aussi en tirer des avantages égaux et diriger une politique qui lui procurât des revenus, un butin à partager également. S'il n'est en effet pas question, dans la pensée démocratique, d'égalité sociale entre citoyens, du moins l'est-il de répartition égale des profits tirés de l'appartenance à la cité. La vie politique athénienne eut pour objet de savoir où trouver des profits, si possible en dehors de la cité, et comment les utiliser ou les répartir. Dès 506, la nouvelle démocratie installait quatre mille clérouques sur les terres confisquées des aristocrates chalcidiens (Hdt., V, 77).

La politique de grands travaux apparaît comme une politique d'isonomie concernant le prestige. La vie politique mettait à contribution non seulement les revenus de la cité, mais aussi ceux des plus riches des Athéniens. Ceux-ci redistribuaient une partie de leurs richesses sous forme de liturgies religieuses, fêtes, banquets et sacrifices ou donnaient à la cité, par les liturgies navales, une partie des moyens de sa politique extérieure, active, impérialiste ou guerrière, dont les fruits étaient répartis entre tous. Autant l'isonomie pouvait être acceptée par les riches en période d'impérialisme, autant elle leur devenait insupportable, s'ils devaient en faire principalement les frais tout en contribuant à l'effort de guerre, nécessaire au maintien de l'impérialisme (19).

Ils s'orientèrent donc vers deux solutions. La première, à la fin du premier impérialisme, fut le renversement de la démocratie, en 411, et la suppression de fait de l'isègoria (Thuc., VIII, 65-7). La seconde, à partir du milieu du IVe s., après l'échec du deuxième impérialisme, et alors qu'il n'était plus question de renverser la démocratie, fut de faire en sorte que la politique de redistribution des revenus de la cité ne les atteignît plus, directement ou non, dans leurs ressources. Elle correspondait aux idées d'Isocrate ou au traité des Revenus de Xénophon. Il s'agissait d'accroître les revenus de la cité par des moyens non impérialistes (revenus des mines, taxes indirectes). Elle impliquait une politique extérieure pacifiste. Les «modérés» cherchèrent en outre à reporter le plus possible vers les couches moyennes le coût des dépenses militaires auxquelles contribuaient jusqu'alors surtout les plus riches, par l'institution de larges associations fiscales, les symmories. La démocratie devint donc un régime relativement acceptable pour les Athéniens riches qui, par leur politique opportuniste et non plus révolutionnaire, en accentuèrent même le caractère «démagogique» dans la mesure où leurs biens n'étaient plus menacés.

Ainsi la recherche d'égalité dans la cité correspondit d'abord, historiquement, à la revendication de la liberté du citoyen. En effet l'idéal de liberté, en soi, peut à la limite se confondre avec celui de puissance : qui est plus libre qu'un tyran ? Et l'aristocrate, tout «pair» qu'il se proclame, porte en lui une aspiration à devenir le meilleur, le plus fort, le plus envié, le premier dans la cité, bref, à exercer la tyrannie. La liberté pour tous signifie donc nécessairement l'égalité de distribution du pouvoir, qui empêche l'un d'être plus fort que les autres et de leur commander comme un maître à des esclaves. On conçoit donc que, pour celui qui raisonne concrètement, c'est-à-dire en termes de pouvoir, l'idée de liberté soit exprimée par la notion d'égalité (de pouvoir, de parole, d'état civil, de vote, etc.) ou, si l'on préfère, de citoyenneté à part entière. A Sparte, l'idéal d'une égale citoyenneté fut lié, en dernière analyse, à celui d'une possession égale de la terre civique. Mais le masque de l'homoiotès Spartiate ne parvient pas à dissimuler la profonde inégalité des ressources et des pouvoirs des citoyens eux-mêmes. A Athènes, la revendication d'égalité du dèmos fut résolue d'une façon plus «politique», pourrait-on dire, par une citoyenneté mieux définie dans l'état civil et par l'isonomie théorique du pouvoir. Le développement de l'impérialisme athénien et la place de la flotte dans la puissance de la cité devaient en accroître le caractère populaire. Aristote associe fréquemment la liberté et l'égalité : toutes deux connaissent des degrés, mais elles varient parallèlement et c'est dans la démocratie que l'on rencontre le plus de liberté et d'égalité (20).

Mais si la participation égale au pouvoir politique garantissait la liberté égale, elle permettait en outre, en fonction du rapport de force politique, la revendication d'une répartition égale des autres avantages associés traditionnellement à l'exercice du pouvoir, concernant la distribution de ce qui est commun. Ainsi, l'évolution politique et militaire contribua à étendre au dèmos tout entier une politique de répartition égale des revenus, du prestige et des affaires de la cité. L'isonomie démocratique empêchait aussi la conception d'un État distinct de la communauté des citoyens : le citoyen participait au pouvoir non pas en raison de certaines qualités ou de certaines compétences, mais parce qu'il savait que sa liberté en dépendait et qu'il y avait des affaires communes à partager. C'est peut-être ce qui faisait dire au ps. - Xénophon : «ce que veut le peuple, ce n'est pas une cité bien ordonnée où il soit esclave, mais être libre et commander» (I, 8). Le «bon ordre» (eunomia) oligarchique s'opposait implicitement à l'isonomie démocratique (21).

NOTES
1. Je remercie M. le Professeur P. Lévêque, qui a bien voulu relire ce travail.
2. Deux familles de mots expriment l'égalité, auxquelles il convient d'ajouter ὁ αυτός, «le même». Il s'agit des termes se rapportant à ἴσος, «égal», et à ὅμοιος, semblable», auquel peut s'associer, étymologiquement, ὁμαλὀς, «égal, nivelé, uni». Isos s'applique à l'égalité mesurable. Ce qui correspond à notre «autant de....» ne peut être rendu que par  isos.  Homoios concerne la similitude de qualité ou de forme, donc souvent l'appartenance à un groupe ayant des qualités semblables. On peut fréquemment le traduire par «le même». La différence entre ces deux notions n'est cependant pas toujours claire (cf. n. 51).
3. Sur la bibliographie des études Spartiates de 1965 à 1982, J. DUCAT, Sparte archaïque et classique. Structures économiques, sociales et politiques, REG, 1983,
p. 194-225.
4. Cf. Hdt., VII, 234 : Démarate emploie «homoioi» en se référant à la valeur guerrière de ses concitoyens.
5. Cf. La querelle des «pairs» Achille et Agamemnon (Il., I, 182-187 ; XVI, 53).
6. Cf. Il., IX, 149-155 ; 291-298 ; Od., XIII, 13-15.
7. Cf. H. JEANMAIRE, Couroi et Courètes, Lille, 1939, p. 540 sq.
8. J. DUCAT, Aspects de l'hilotisme, Anc. Soc., IX, 1978, p. 5-46, p. 31 ; Le mépris des hilotes, Annales ESC, nov.-déc. 1974, p. 1451-1464. Cf. aussi H. JEANMAIRE,
op.cit., p. 481.
9. Les périèques en tant que dèmos lacédémonien : (Isoc, Panath., 178) . Les Lacédémoniens comme «politai» : Xén., Hell., VI, 4, 26 ; VII, 1, 28; 4, 40. Isocrate ne fait-il pas allusion aux périèques lorsqu'il parle de « phusei potitai» ? (Panég., 105) Cf.G.BUSOLT, Griechische Staatskunde, p. 221, n. 2; p. 653-5.
10. Cf. F. OLLIER,  Xénophon. La République des Lacédémoniens, Lyon 1934, p. 21.
11. La traduction d'isonomie par «égale répartition» doit être préférée à celle par «loi égale» pour de nombreuses raisons déjà énoncées par R. HIRZEL, Themis, Dike und Verwandtes, Leipzig 1907, p. 240-248, en particulier p. 242, n. 3 ; p. 243, n. 1 ; p. 244, n. 2. Il s'agit d'un concept qui correspond à une activité concrète, à une locution immédiatement intelligible, or le correspondant ne peut guère être qu'« ἴσα νέμειν », «distribuer des parts égales», très souvent attesté dans la littérature, et dont les termes corrélatifs sont «τὁ ἴσον ἔχειν, τὁ ἴσον μετἐχειν, τὁ ἴσον μετεῖναι, (avoir la même part)», ou « ισομοιρειν : recevoir la même part». Il est en revanche bien difficile de comprendre immédiatement une expression telle qu'isos nomos qui ne se rencontre qu'une fois, dans un texte très incertain (Soph., Ant., 51.9).
12. Cf. M. DETIENNE, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1973, p. 81-103.
13. Hérodote associe parfois directement la chute de la tyrannie et l'établissement d'une démocratie dans les cités d'Ionie (IV, 137, 2 ; VI, 43), mais il semble abusif d'en déduire que démocratie équivaut à isonomie. La démocratie n'est pas le seul régime isonomique possible. Cf. à ce propos, comme à celui des régimes oligarchiques de Samos, Ed. WILL, Note sur les régimes politiques de Samos au Ve s., REA, LXXI, p. 305-319.
14. Cf. J. D. LEWIS, Isegoria at Athens : When did it begin ?, Historia, 20, 1971, p. 129-140.
15. L'établissement d'un régime démocratique, à la suite d'une révolution, ne signifie d'ailleurs pas forcément l'égalité des droits ou l'égalité devant la loi (cf. par ex. Thuc., VIII, 21).
16. Cf., sur la signification de ces réformes, P. LÉVEQUE et P. VIDAL-NAQUET, Clisthène l'Athénien, Paris 1964 ; Ed. WILL, Le monde grec et l'Orient, I, Paris 1972, p. 63-76 ; H.W. PLEKET, Isonomia and Cleistenes : a Note, Talanta, IV, 1972, p. 62-81.
17. Sur la transformation des cadres de la citoyenneté par la refonte du nombre des tribus, cf. P. LEVEQUE ET P. VIDAL-NAQUET, op. cit., p. Ш ; G. BUSOLT, Griechische Staatskunde, I, p. 142, n. 2, à propos de la nouvelle constitution d'Elis en 472 ; D. ROUSSEL, Tribu et cité, Paris 1976. L'institutionnalisation d'une homoiotes et d'une mélange permet en effet de fonder durablement l'isotes politique.
18. De même le peuple athénien pouvait, avec un quorum de six mille présents, voter une loi ne s'appliquant qu'à un citoyen : Démosth., 24, 51. Le concept de démocratie n'implique donc pas en soi celui d'égalité devant la loi. Cf. n. 15.
19. Cf. J.-P. VERNANT, La lutte des classes en Grèce ancienne, Eirénè, IV, 1965, p. 5-19 (= Mythe et Société en Grèce ancienne, Paris, 1974, p. 11-29).
20. Arist., Pol., IV, 1291b 34-37 ; V, 1310a 29-32 ; VI, 1317a 40- b 2 : «une des marques de la liberté, c'est d'être tour à tour gouvernant et gouverné».
21. Le principe d'eunomia, en soi, n'est cependant pas contradictoire de celui d'isonomia, malgré les conclusions de V. EHRENBERG, Eunomia, in Polis und Impérium, Zurich-Stuttgart, 1965, p. 138-158 (= Charisteria Alois Rzach, Reichenberg, 1930), où il n'est cité d'ailleurs aucun exemple d'opposition explicite des deux concepts d'isonomie et d'eunomia.



Dernière édition par Euterpe le Mar 2 Aoû 2016 - 13:19, édité 4 fois

descriptionQu'appelle-t-on démocratie en Grèce ? EmptyRe: Qu'appelle-t-on démocratie en Grèce ?

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Euterpe a écrit:
  • la guerre n'est-elle pas, qu'on le veuille ou non, une condition de possibilité pour toute démocratie (sachant qu'on ne pourra faire l'économie de comparaisons historiques, à condition d'être prudent) ?
  • Admettre une telle hypothèse, cela ne revient-il pas à supposer que le pacifisme passionnel de nos contemporains est de nature à mettre en danger la démocratie elle-même (anticipons sur une difficulté : il me semble qu'on touche là une limite, une autocensure ou un tabou, dans la conscience politique occidentale contemporaine) ?

La grandeur des démocraties modernes oblige à penser autrement la guerre que les petites cités grecques. Les seules guerres que mènent les grands pays occidentaux se déroulent à l'étranger, vis-à-vis de nations incommensurablement plus faibles qu'elles, et ont pour but politique d'instaurer la démocratie, c'est-à-dire avant tout la paix, et donc, la fin de la guerre. Rien ne le montre mieux que l'insistance à installer immédiatement, sur les ruines encore fumantes et au milieu de poches de guérilla, une "force de maintien de la paix", au mépris de tous les problèmes de la présence d'une telle force qui sera jugée inévitablement comme hostile. En Grèce, le pays ne put résister à la montée des impérialismes. Ainsi le problème de la guerre en Grèce n'était pas celui des démocraties ou des tyrannies, mais de l'agrandissement des cités et de la surpopulation. Comment Athènes n'est pas devenue Rome ? La passion de la chose militaire n'était pas dans le tempérament grec, trop épris de liberté pour se discipliner pendant des siècles, trop amoureux du mouvement pour édifier une puissance marmoréenne. La démocratie était plus dans l'esprit des Grecs que dans les constitutions de leurs cités.

descriptionQu'appelle-t-on démocratie en Grèce ? EmptyRe: Qu'appelle-t-on démocratie en Grèce ?

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Liber a écrit:
Les seules guerres que mènent les grands pays occidentaux se déroulent à l'étranger, vis-à-vis de nations incommensurablement plus faibles qu'elles, et ont pour but politique d'instaurer la démocratie, c'est-à-dire avant tout la paix, et donc, la fin de la guerre. Rien ne le montre mieux que l'insistance à installer immédiatement, sur les ruines encore fumantes et au milieu de poches de guérilla, une "force de maintien de la paix", au mépris de tous les problèmes de la présence d'une telle force qui sera jugée inévitablement comme hostile.
Même cette façon de faire est en train de changer, mais pas nécessairement parce qu'on en a tiré les leçons. Il y a quelque chose de fou, et même d'une irrationalité qu'un fou redouterait, dans cette volonté non politique d'instituer quelque chose dont la politique seule est capable : la paix. Cela fait plus de dix ans que les forces occidentales sont installées en ex-Yougoslavie, pour quoi ? Le maintien de la paix, disent les politiques (et les autres). Pour quoi, en réalité ? Empêcher la guerre. Après "la drôle de guerre", l'Occident a inventé "la drôle de paix" : des moyens militaires dont on ne dit pas le nom (armée), mais qu'on baptise avec des substantifs incantatoires pour dissiper le réel (police, force d'interposition), et instituer, au mieux, des statu quo (vive la paix ! que les Serbes et les Kosovars se haïssent, pourvu que ce soit en paix, non en leur apprenant à vivre les uns avec les autres, mais en les faisant vivre les uns à côté des autres), au pire, provoquer de nouvelles catastrophes politiques. Nous avons un autre exemple avec l'incapacité (ou l'absence de volonté) européenne à constituer une armée, sans laquelle, ne rêvons pas, il n'y aura jamais d'Europe politique.

Liber a écrit:
En Grèce, le pays ne put résister à la montée des impérialismes. Ainsi le problème de la guerre en Grèce n'était pas celui des démocraties ou des tyrannies, mais de l'agrandissement des cités et de la surpopulation.
Ça revient à prendre l'effet pour la cause, je crois. D'abord, Athènes et Sparte sont les plus belliqueuses des cités grecques, et se trouvaient dans l'obligation de l'assumer par une expansion croissante. Sans la guerre systématique, les Grecs ne disposaient d'aucun moyen pour redistribuer les richesses. Or il ne s'agit que de cela, au fond, puisque c'est ce qui garantit, en la matérialisant, l'indépendance du dèmos, et ainsi son accès à l'égalité politique (neutralisation ou équilibre des groupes et forces politiques rivaux). Il en allait même de la survie de l'aristocratie, qui avait intérêt à ce que la démocratie soit durable. L'impérialisme est la conséquence de la démocratisation, du moins sont-elles conjointes. Ce qui explique l'accroissement démographique (crise de croissance), la démocratie étant victime de son succès.

Liber a écrit:
Comment Athènes n'est pas devenue Rome ? La passion de la chose militaire n'était pas dans le tempérament grec, trop épris de liberté pour se discipliner pendant des siècles, trop amoureux du mouvement pour édifier une puissance marmoréenne. La démocratie était plus dans l'esprit des Grecs que dans les constitutions de leurs cités.
L'activité militaire implique une activité diplomatique, ce qui était le principal point faible politique des Grecs, qui n'ont jamais rien compris à la diplomatie. Or qui dit activité diplomatique dit aussi économie de la violence. Les Romains sont des militaires, non des guerriers. Tout le contraire des Grecs, qui faisaient la guerre pour un oui et pour un non, et qui aimaient ça avec une prodigalité suicidaire quand les Romains s'en passaient le plus possible. Et c'est précisément sous Périclès, donc à son apogée, qu'Athènes se convertit en puissance marmoréenne sans en avoir les moyens, car au moment même où elle commence à vouloir vivre pacifiquement, elle ne sait pas comment faire : elle n'a aucune expérience de la paix, ni par conséquent de la diplomatie, on le voit bien au IVe siècle av. J.-C. avec la Macédoine. Dans Guerre et paix entre cités, J. de Romilly raconte
Jean-Pierre Darmon, Problèmes de la guerre dans la Grèce ancienne a écrit:
comment la guerre du Péloponnèse, au moment même où elle met en question le cadre traditionnel de la cité, "fait craquer" [...] non seulement les conventions pluriséculaires relatives à la guerre et à la paix, mais même toute la conception grecque de l'une et de l'autre : le désir de paix et de réconciliation universelle (du moins à l'intérieur de la koinè grecque), que le IVe siècle exprimera, par exemple, par la plume d'Isocrate, sonne le glas d'une vision agonistique de la guerre, essentielle au système de la cité ; et c'est à ce moment même que s'accuse la séparation "entre l'armée et la tribune", et que se défait cette fusion intime de la fonction militaire et de la fonction de souveraineté, qui avait été le ciment de la cité grecque. Alors qu'autrefois l'armée pouvait n'importe où se constituer en cité, sous le commandement de chefs spécialisés, elle tendra désormais à se substituer à elle ; cette inversion du rapport entre le politique et le militaire, qui s'accuse au IVe siècle, est bien mis en lumière par Claude Mossé dans sa réflexion sur Le rôle politique des armées dans le monde grec à l'époque classique qui débouche sur la mise en évidence du rôle des mercenaires : la séparation de l'armée et de la tribune s'institutionnalise, "la politique sera réservée aux rois, et la guerre, aux mercenaires" ; la cité souveraine n'existe plus.

Jean-Pierre Darmon, « Problèmes de la guerre dans la Grèce ancienne », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 25e année, N. 5, 1970, pp. 1298-1308.


Dernière édition par Euterpe le Mer 8 Fév 2012 - 23:02, édité 1 fois

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Il semblerait, à mon avis, que la question initiale soit biaisée. En effet, poser la question des rapports entre le régime démocratique et la guerre est très délicat. Tout d'abord car la guerre se fait à deux. Aussi, si l'adversaire est aussi l'attaquant, et s'il n'est pas une force "démocratique", la guerre n'est pas imputable à la démocratie. Ensuite, il convient de souligner que la guerre naît des problèmes d'influence et de pouvoir entre les nations, ou entre les cités pour la Grèce antique, et que ces problèmes ne sont pas inhérents à un mode de fonctionnement politique en particulier.
De plus, la démocratie contemporaine n'est pas forcément gage de paix ou de pacifisme. Depuis leur création, les États-Unis d'Amérique sont le pays qui a été le plus longtemps en guerre. Or il s'agit d'un pays démocratique. Une analyse de Tocqueville pourrait même nous amener à penser que c'est le mode de fonctionnement même de la démocratie américaine qui la pousserait à la guerre :
Alexis de Tocqueville a écrit:
Si la vie de l'Union était sans cesse menacée, si ces grands intérêts se trouvaient tous les jours mêlés à ceux d'autres peuples puissants, on verrait le pouvoir exécutif grandir dans l'opinion, par ce qu'on attendrait de lui, et par ce qu'il exécuterait.

De la Démocratie en Amérique, Tome 1

Le pouvoir exécutif étant, aux USA comme en France, contenu dans la fonction présidentielle, nous pouvons faire cette analyse que le président de l'Union, pour avoir un pouvoir réellement important, a tout intérêt à la guerre car elle lui permet de se montrer. Au contraire, la paix serait un malheur pour lui car son champ d'action serait grandement diminué.

D'une tout autre manière, l'on peut penser avec J. Freund que la politique, telle qu'elle est pensée et vécue actuellement, a pris la place vacante laissée par la guerre comme exutoire des frustrations individuelles. Il suffit pour cela d'observer les termes employés de "campagne" présidentielle, d'adversaire, de combat politique, etc.

Pour conclure, je ne crois pas qu'il puisse se penser un lien intrinsèque entre la démocratie et la guerre si ce n'est celui de la guerre politique. La démocratie moderne, car représentative, entraîne un jeu de combat politique et de guerre civile policée ; mais la démocratie moderne n'est pas, de même que son ancêtre antique, plus belliqueuse que les autres formes de gouvernement.

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The Laughing Man a écrit:
Il semblerait, à mon avis, que la question initiale soit biaisée. En effet, poser la question des rapports entre le régime démocratique et la guerre est très délicat.

La délicatesse de la question est une chose, une question biaisée en est une autre.

The Laughing Man a écrit:
Tout d'abord car la guerre se fait à deux. Aussi, si l'adversaire est aussi l'attaquant, et s'il n'est pas une force "démocratique", la guerre n'est pas imputable à la démocratie.

L'énoncé même de la question le présuppose. Mais la question n'est pas le présupposé. L'Afghanistan, l'Irak, la Lybie, la Côte d'Ivoire montrent bel et bien des guerres qui sont le fait des démocraties.

The Laughing Man a écrit:
Ensuite, il convient de souligner que la guerre naît des problèmes d'influence et de pouvoir entre les nations, ou entre les cités pour la Grèce antique, et que ces problèmes ne sont pas inhérents à un mode de fonctionnement politique en particulier.

La guerre est le fait de tous. J'entends bien. Mais je parle de la compote de bananes et vous me répondez qu'il n'y a pas que des compotes de bananes.

The Laughing Man a écrit:
De plus, la démocratie contemporaine n'est pas forcément gage de paix ou de pacifisme.

Je ne parle pas de la démocratie comme gage de paix, mais de la passion pacifiste de la démocratie.

The Laughing Man a écrit:
Depuis leur création, les États-Unis d'Amérique sont le pays qui a été le plus longtemps en guerre.

Consultez quelques chronologies...

The Laughing Man a écrit:
Une analyse de Tocqueville pourrait même nous amener à penser que c'est le mode de fonctionnement même de la démocratie américaine qui la pousserait à la guerre :
Alexis de Tocqueville a écrit:
Si la vie de l'Union était sans cesse menacée, si ces grands intérêts se trouvaient tous les jours mêlés à ceux d'autres peuples puissants, on verrait le pouvoir exécutif grandir dans l'opinion, par ce qu'on attendrait de lui, et par ce qu'il exécuterait.

De la Démocratie en Amérique, Tome 1

Le pouvoir exécutif étant, aux USA comme en France, contenu dans la fonction présidentielle, nous pouvons faire cette analyse que le président de l'Union, pour avoir un pouvoir réellement important, a tout intérêt à la guerre car elle lui permet de se montrer. Au contraire, la paix serait un malheur pour lui car son champ d'action serait grandement diminué.

Dans les faits, c'est pourtant exactement le contraire qui s'est produit, la guerre froide ayant quelque peu changé la donne, non en produisant des va-t-en-guerres, mais des présidents en situation de guerre (quoi qu'on puisse discuter le cas Bush Jr). De plus, vous ne tenez absolument aucun compte du contexte des années 1830 aux États-Unis, et de ce qui inspire la réflexion de Tocqueville : Andrew Jackson... président hors-la-loi au regard de la Constitution, dont il se contrefichait allègrement, avec l'Indian Removal Act. Je note qu'il fut le premier président démocrate des États-Unis.
The Laughing Man a écrit:
Pour conclure, je ne crois pas qu'il puisse se penser un lien intrinsèque entre la démocratie et la guerre si ce n'est celui de la guerre politique. La démocratie moderne, car représentative, entraîne un jeu de combat politique et de guerre civile policée ; mais la démocratie moderne n'est pas, de même que son ancêtre antique, plus belliqueuse que les autres formes de gouvernement.

Il n'y a de guerre que politique. Le reste, ce sont des invasions, des raids, etc. En outre, la question n'est pas de savoir si la démocratie serait plus belliqueuse que d'autres formes de vie et d'organisation politiques, mais si la guerre constitue une de ses conditions de possibilité. On sait très bien que de nombreux pays de tradition non démocratique adoptent les formes démocratiques pour confisquer la démocratie et se "légitimer" internationalement ; l'ONU, autre exemple d'organe "démocratique", a un fonctionnement douteux...

Dernière édition par Euterpe le Ven 29 Juil 2016 - 2:41, édité 2 fois
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