Attention avec ce que vous appelez une "autobiographie" chez Saint Augustin. Desassossego a raison de rappeler que dans ses
Confessions, il ne parle pas de lui. Que le narrateur soit un "je" ne signifie évidemment pas qu'on peut le concevoir comme on conçoit les récits à la première personne. Il n'y a pas de narrateur, dans les
Confessions, mais un auteur. Or dans aucune autobiographie moderne (pléonasme) le narrateur n'est absent, précisément parce que l'auteur est le concepteur d'une œuvre littéraire. Ce n'est absolument pas le cas de Saint Augustin. En outre, un auteur est aujourd'hui un écrivain ; Saint Augustin est un
auctor. Cette différence explique peut-être la confusion (ou sa tentation) entre un récit autobiographique et un récit
personnel (je conviens avec vous que ce terme n'est peut-être pas le mieux choisi). Il se trouve que Saint Augustin parle de lui, mais comme il aurait pu parler d'un autre, pour peu que cet autre se fût converti au christianisme comme il s'y convertit lui-même. Peu importe de qui il s'agit : il s'agit d'une conversion. Un
auctor nous semble un sujet, à nous autres modernes. Mais, il faut le répéter, il n'y a pas de sujet avant la Renaissance. Le mot même est un anachronisme.
Dante, auquel on ne pense jamais en ce genre de considérations (!), et dont l'écriture à la première personne tient plus de l'autobiographie que du lyrisme (il n'est que de lire sa
Vita Nova), a clairement exposé de quoi il s'agit. Seules deux raisons autorisent à faire une œuvre "autobiographique" :
- se défendre face à une accusation qui met en jeu sa propre réputation (c'est une affaire publique, et non privée) ;
- ce qu'on a vécu est paradigmatique (exemplaire, édifiant, etc. ; là encore, c'est une affaire "publique", humaine, universelle, et non privée).
Giambattista Vico, auquel on ne pense jamais non plus (!), et qui écrivit une "autobiographie" avant Rousseau, hésita beaucoup et longtemps avant de se jeter dans une telle entreprise, car son œuvre n'était pas une "autobiographie" (chose ô combien scandaleuse même à la fin du XVIIIe siècle, après Rousseau, donc). Sauf à satisfaire aux deux critères plus haut, autrement dit sauf à parler d'autre chose que de soi, mieux valait éviter dans tous les cas, y penser était pure
folie (et l'est encore, à mon avis). Vico prit soin de n'écrire qu'à la troisième personne (le sujet étant advenu, c'est un moyen de distanciation "naturel"), et de rester fidèle au seul objet de son œuvre : son histoire (à distinguer de biographie) intellectuelle. Je précise que jusqu'au XVIIIe siècle, on ne parle pas d'autobiographie, mais d'
autographie (l'auteur, comme particulier, comme personne privée, n'est pas l'objet de l'œuvre).
Pas plus chez Saint Augustin que chez Dante ou Vico on ne peut parler d'introspection.
Ainsi, lorsque vous dites, Intemporelle et Silentio :
Intemporelle a écrit: Ne peut-on pas penser quelque chose comme un sujet, déjà chez Saint-Augustin, dans ses Confessions ? L'introspection à laquelle il se livre dans cet ouvrage (même si on lui refuse le qualificatif d'autobiographie) me semble présupposer l'idée de sujet, de même que son analyse du temps, à travers l'idée d'une subjectivité qui constitue les trois instances temporelles (passé, présent, futur) sur un mode représentatif (attente, attention, mémoire). Avec le christianisme et l'individualisation par le péché, il me semble déjà y avoir l'apparition d'un sujet qui répond en propre de son existence devant Dieu, puisque pour que l'homme réponde de ses péchés, il faut déjà l'enchaîner à son identité, en faire un sujet. Par ailleurs, dans les Confessions, on a une parole assumée en première personne par un sujet qui raconte son histoire devant un être qui est considéré comme éternel et omniscient, et qui donc est déjà supposé connaître cette histoire. Les Confessions sont donc peut-être moins un dialogue de Saint-Augustin à Dieu, qu'un dialogue de Saint-Augustin à Saint-Augustin, et la confession ne serait donc pas vraiment un acte de révélation (à Dieu), mais plutôt un acte d'assomption de la conscience à elle-même par l'écriture introspective, une manière de s'approprier son histoire comme sienne, donc de s'affirmer comme sujet.
Silentio a écrit: Il y a en effet un cogito avant l'heure chez lui.
Vous dites, en somme, que Saint Augustin
pense (cf. aussi le dialogue intérieur chez Platon, la διάνοια), tout simplement. Avec, toutefois, le danger de l'habitude à la fois historique et culturelle de la pensée comme cogito (impliquant
nécessairement le sujet), autrement dit, on l'oublie avec un systématisme révélateur, la pensée
se pensant elle-même. Sauf que Saint Augustin ne pense pas la pensée, la pensée n'est pas l'objet de sa pensée.
Pour le reste :
Intemporelle a écrit: Or ce Dieu auquel Saint-Augustin s'adresse, puisqu'il est omniscient, et en lui, connaît déjà cette histoire, voilà pourquoi j'émettais l'hypothèse que Saint-Augustin à travers l'acte de se raconter s'approprie cette histoire comme sienne, en tant que sujet, moins qu'il ne la révèle à Dieu. Confesser ses péchés, ce n'est pas tant raconter à Dieu ce qu'il sait déjà, que reconnaître que les péchés qu'il raconte sont siens, en tant qu'il est sujet doté d'un libre-arbitre. C'est un acte d'assomption par l'écriture. Ce n'est pas l'histoire d'une conversion que raconte Saint-Augustin, mais celle de sa conversion. Donc le sujet qui s'élabore chez Saint-Augustin est nécessairement ouvert vers Dieu (du fait de la structure spécifique du sujet chrétien, image de Dieu), il n'en est pas moins sujet.
On retrouve ce que j'entendais par
auctor. Toutefois, vous privilégiez un côté seulement de la démarche augustinienne. Le paganisme a encore de beaux jours devant lui, au moment où Saint Augustin se convertit. Ses
Confessions ont aussi la "vertu" de
montrer que la fin de l'empire n'est pas la fin du monde (je tire du côté de la
Cité de Dieu). Le christianisme est certes devenu la religion officielle, la religion du pouvoir, mais les païens (les paysans), autrement dit le plus gros de la population de l'empire, est à mille lieues de ce qui se joue sur le plan théologico-politique.
Liber a écrit: Desassossego a écrit: Certes, mais Saint Augustin n'écrit pas ses Confessions pour parler de lui, pour raconter son histoire
Je ne suis pas tout à fait d'accord. Si son livre a eu un succès colossal dans l'histoire, il le doit à ce que des millions de gens se sont retrouvés en lui, comme en n'importe quel autobiographe.
Les millions de personnes qui se sont retrouvées en lui partagent une expérience, une conversion (cf. l'exemple selon Dante), pas une "biographie" au sens où il s'agirait du récit d'un particulier racontant sa vie.
Enfin, même des autobiographies comme celles d'un Michel Leiris,
L'âge d'homme, ou d'un Sartre,
Les Mots, ou d'une Nathalie Sarraute,
Enfance, ne sont pas limitées à la seule question d'un sujet particulier. Dans chacune de ces trois œuvres, l'enjeu dépasse de loin le seul enjeu d'une subjectivité aux prises avec ses expériences. Les titres respectifs des œuvres de Leiris et de Sartre sont éloquents et désignent exactement l'objet réel de leur "autobiographie". Quant à celle de Sarraute, il suffit d'en lire le seul incipit pour comprendre de quoi il retourne vraiment.