L’histoire n’est pas un simple acte abstrait de la Conscience de soi, de l’Esprit du monde ou de quelque autre fan­tôme métaphysique, mais un acte purement matériel. / [E.g.], toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusque là et trouve son expression à la fois idéaliste et matérialiste dans un État. // Or, la division du travail, prend aussi, dans la classe dominante, la forme de la division du travail intellectuel et du travail matériel, de sorte qu’il existe des idéologues dont la principale activité consiste à entretenir l’illusion que cette classe nourrit à son propre sujet […]. / Voilà pourquoi, en ne se préoccupant pas des conditions de production ni des producteurs de leurs idées, les hommes se sont toujours fait de fausses idées sur eux-mêmes.
Marx-Engels, l’Idéologie Allemande




Dans ce texte, Marx pose la question suivante : le récit historique peut-il être objectif ? Tout d'abord l'histoire n'est-elle pas un processus d'évolution sociale avant que d'être un récit ? Dès lors, l'objectivité du récit historique ne va-t-elle pas dépendre de l'état des rapports de force qui traversent toute société ? Nous allons donc développer l'idée que l'histoire n'est pas primordialement un récit, mais un processus d'évolution sociale commandée par les luttes que se livrent des classes sociales dont l'une est dominante et dont les intérêts matériels sont opposés à ceux de la ou des classe(s) dominée(s). Dès lors, le récit historique sera nécessairement entaché de l'idéologie par laquelle la classe dominante a intérêt à dissimuler les conditions matérielles de sa domination, et ce récit demeurera donc inobjectif tant que n'auront pas disparu de telles conditions inégalitaires.


I - L'histoire n'est pas primordialement un récit, mais un processus d'évolution sociale commandée par les luttes que se livrent des classes sociales dont l'une est dominante et dont les intérêts matériels sont opposés à ceux de la ou des classe(s) dominée(s).


" L’histoire n’est pas un simple acte abstrait de la Conscience de soi, de l’Esprit du monde ou de quelque autre fan­tôme métaphysique, mais un acte purement matériel."

Marx nous dit là que l'histoire est un phénomène matérialiste et non pas un phénomène idéaliste, un phénomène physique et non pas un phénomène métaphysique, ce qu'il illustre en reprenant ironiquement le vocabulaire métaphysique et idéaliste de Hegel.


Pour Hume et les empiristes, l'histoire est un récit descriptif, un répertoire d'expériences. En effet, rares sont les hommes qui peuvent avoir fait l'expérience sensible d'un vestige ou d'un témoignage portant sur les civilisations qui ne sont pas les leurs dans le temps ou dans l'espace. L'historien, en revanche, est celui qui a une telle expérience. Et cette expérience, il la consigne dans des documents qu'il met à la disposition de ses semblables pour que ceux-ci aient, en quelque sorte, une expérience indirecte de ces vestiges ou témoignages. Voilà pourquoi, pour les empiristes« le principal usage de l’histoire est de nous montrer les hommes en diverses circonstances et situa­tions, et, en nous fournissant des ma­tériaux d’où nous pouvons former nos observations, nous familiariser avec les ressorts réguliers de l’action et de la conduite humaine »(Hume, Enquête sur l’Entendement Hu­main, VIII, 1).

Pour Hannah Arendt, l'histoire est également un récit, mais, à la différence de Hume, ce n'est pas un récit empirique, élaboré au hasard des circonstances et des rencontres, c'est un récit normatif, qui véhicule des normes, des modèles. Dans la mesure en effet où l'homme est un "animal politique", un animal qui porte des jugements de valeur pour améliorer sa vie et non simplement pour survivre, la société humaine (la Cité) doit avoir une activité consistant à garder la trace des actions ayant de la valeur. Sans cette activité de mémoire collective, de telles actions tomberaient bientôt dans l'oubli et, de ce fait, n'auraient aucune valeur. C'est pourquoi il importe au plus haut point que « les hommes réussissent à doter de quelque permanence leurs actions : la capacité hu­maine d’accomplir cela, c’est la mémoire [...]. Car, comme les Grecs ont été les premiers à s'en aperce­voir, elles sont complètement fugaces, et ne laissent jamais un produit final derrière elles [...]. C’est pour cela que la tâche de l’­histoire est de sauver les actions humaines de la futilité qui vient de l’oubli »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i).


À la différence de Hume ou d'Arendt, pour Hegel l'histoire n'est pas primordialement un récit mais un processus bien réel. Plus précisément, c'est le processus par lequel l'Esprit se perfectionne en s'universalisant, passant de l'Esprit particulier à l'Esprit d'un Peuple, et de l'Esprit d'un Peuple à l'Esprit du Monde ou Esprit Absolu. Cela dit, on peut comprendre que l'histoire apparaisse comme un récit dans la mesure où le récit est en réalité un moyen par lequel l'Esprit prend peu à peu conscience de soi à travers le langage, et que ce récit soit le plus souvent le récit des conflits par lesquels les peuples affirment leur liberté. Finalement, pour Hegel, l'histoire est un processus dialectique, c'est-à-dire conflictuel : « l'histoire universelle est la manifestation du processus divin, de la marche graduelle par laquelle l'Esprit connaît et réalise sa vérité. Tout ce qui est historique est une étape de cette Conscience de soi [...]. Les peuples historiques, les ca­ractères de leur éthique, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, consti­tuent les confi­gurations de cette marche graduelle, [...] les moments de la poussée irrésistible de l'Esprit du Monde »(Hegel, la Raison dans l’Histoire, ii).

Malgré leurs différences, Hume, Arendt et Hegel partagent néanmoins un point commun quant à leur façon de concevoir l'histoire : que ce soit un récit descriptif (Hume) ou un récit normatif (Arendt), ou que ce soit un processus réel et non pas un récit (Hegel), dans tous ces cas, l'histoire est un phénomène purement intellectuel, une production de l'esprit. Pour employer le vocabulaire de Marx, nous dirons que ces trois auteurs ont une conception de l'histoire qui est idéaliste, c'est-à-dire fondée sur la prééminence des idées.

Tandis que Marx est matérialiste et non pas idéaliste. Certes, Marx est plus proche de Hegel que de Hume ou d'Arendt : l'histoire est, pour lui, réellement un processus de transformation conflictuel (dialectique) avant que d'être un récit. Mais il se démarque aussitôt de Hegel lorsqu'il souligne que l'histoire est un processus dialectique, certes, mais un processus matériel et non pas intellectuel. D'où l'ironie de Marx contre nos trois auteurs précédents dont la position idéaliste conduit à faire des "fantômes métaphysiques" les soi-disant acteurs de l'histoire. Et cela pour la simple raison que « ce n’est pas la conscience qui détermine l’existence, c’est l’existence sociale qui détermine la conscience »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). La conscience humaine n'est pas déterminante mais déterminée, nous dit Marx. En effet, le point de départ du processus historique, pour Marx, ce n'est pas que les hommes sont des animaux conscients, mais c'est que « les hommes commencent à se distinguer des ani­maux dès qu’ils se mettent à pro­duire leurs moyens d’existence »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). Autrement dit, le propre de l'homme, c'est que sa constitution physique le prédispose à transformer perpétuellement la nature pour produire ce qui est nécessaire à sa subsistance : les autres être vivants s'adaptent à leur environnement naturel, les hommes adaptent leur environnement naturel à eux en transformant la nature. Pour cela, pour produire des moyens d'existence que la nature ne leur fournit pas directement, les hommes doivent élaborer des plans et coordonner leurs efforts. Aussi ont-ils besoin d'un langage, d'une conscience et d'une répartition des tâches : « la produc­tion des idées, des représentations, de la conscience, est ensuite directement mêlée à leurs relations maté­rielles […] et à la division du travail qui y cor­respond »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). Le langage et la conscience ne sont donc pas déterminants mais déterminés par la nécessité de procéder à une division du travail propre à leur faire produire ce dont ils ont besoin pour exister. Tout ceci explique finalement que l'histoire ne soit jamais que le processus matériel par lequel les hommes développent leurs capacités de production. Mais pourquoi ce processus matériel devrait-il être dialectique, c'est-à-dire conflictuel ? La réponse est que « la division du travail [...] n’acquiert son caractère définitif que lorsqu’intervient une divi­sion du travail matériel et du travail intellectuel […] impliquant une répar­tition du tra­vail et de ses pro­duits, inégale en quantité comme en qualité […]. D'où l’existence de classes sociales dont l’une domine l’autre »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). Marx veut dire par là que la division du travail engendrée matériellement par la nécessité de produire les moyens d'existence n'est jamais égalitaire : dans un premier temps, la division du travail doit distinguer les tâches plus faciles (tâches intellectuelles de conception et de décision) des tâches plus ardues (tâches matérielles de réalisation et d'application) ; puis, dans un deuxième temps, lorsqu'il s'agit de répartir les fruits de la production, il se trouve que ceux qui se voient confier les tâches de conception et de décision s'octroient la part quantitativement et qualitativement la plus avantageuse de la production au détriment de ceux qui se sont vu attribuer les tâches d'application et d'exécution. Toutes ces circonstances matérielles finissent par constituer des groupes d'hommes qui ont, matériellement les mêmes intérêts dans le processus de production : ce sont des classes sociales dont "l'une domine l'autre" nous dit Marx, c'est-à-dire dont l'une a intérêt à conserver son statut dominant, et dont l'autre à l'intérêt opposé consistant à contester  l'infériorité qui lui est imposée. Voilà pourquoi l'histoire comme processus matériel de production par les hommes de leurs moyens d'existence va être matérialiste et dialectique (conflictuel), et non pas idéaliste et consensuel.

Est-ce à dire que les changements historiques et, à la limite, les révolutions, voient toujours le triomphe des plus forts et non pas des idées les plus belles ou les plus justes ?


"[E.g.] toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusque là et trouve son expression à la fois idéaliste et matérialiste dans un État."


Contrairement à ce que pensent les philosophes idéalistes, tout processus historique consiste en ce qu'une classe sociale dominée affronte la classe sociale dominante avec la conquête de l'État pour enjeu. Mais, aussitôt au pouvoir, la classe dominante prétend que sa victoire est la victoire de ses idées.


En tant que philosophe des Lumières, Kant est un philosophe idéaliste assez proche de Hegel dans la mesure où il conçoit lui aussi l'histoire comme un processus dialectique et intellectuel. Ce qui, pour lui, constitue la substance de l'histoire, c'est ce qu'il appelle "l'insociable sociabilité des hommes", oxymore qui a le mérite de manifester le caractère essentiellement contradictoire et conflictuel du processus historique. Même si Kant, philosophe des Lumières, considère que c'est la raison qui est le moteur du progrès humain, il ajoute cependant que la raison ne peut se manifester que sur le long terme à travers un perfectionnement de l'espèce humaine toute entière et non pas de tel ou tel individu en particulier. Or, qu'est-ce qui, dans ces conditions, va incliner les membres de l'espèce humaine à participer à ce processus de perfectionnement ? Kant répond, comme Hegel, que c'est un conflit, un antagonisme qui va se jouer au niveau de la conscience. Mais, contrairement à Hegel, le conflit va avoir lieu en la conscience de chaque individu : « j’entends par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, in­clination qui est doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette socié­té »(Kant, Idée d’une Histoire Universelle du point de vue Cos­mopolitique). Autrement dit, pour Kant, le conflit est un conflit entre deux choix contradictoires entre lesquels doit trancher la conscience de chacun : dois-je privilégier mes intérêts personnels à court terme au risque d'affaiblir la société qui, pourtant pourrait m'être utile à plus long terme, ou bien dois-je contribuer à satisfaire les intérêts collectifs à long terme au risque de compromettre mes propres intérêts à court terme ? C'est donc ce dilemme permanent et insoluble qui engage les individus, tantôt à se lancer dans de grandes actions collectives d'amélioration de leur cadre de vie, tantôt à se replier égoïstement sur leurs acquis. En tout cas, « c’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme »(Kant, Idée d’une Histoire Universelle du point de vue Cos­mopolitique), toutes les forces, progressistes ou réactionnaires qui, selon la tendance majoritaire, font que, tantôt l'histoire progresse, tantôt elle stagne ou elle régresse. Par exemple, Kant analyse l'émergence de la période des Lumières, et de la Révolution française comme une période au cours de laquelle les hommes prennent majoritairement conscience de la puissance de leur entendement, notamment grâce au progrès des sciences : « en particulier, les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle [comme] incapacité de se servir de son entendement »(Kant, Idée d’une Histoire Universelle du point de vue Cos­mopolitique).

Il est clair qu'une telle analyse de Kant ne peut pas convenir à Marx : « on attribue par exemple aux idées des Lumières le pouvoir d’avoir permis le déclenchement de la Révolution Fran­çaise. [Or] l’existence d’idées révolutionnaires suppose l’existence préalable d’une classe révolutionnaire. »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). Plus précisément, Marx reproche à Kant, d'une part de n'avoir pas vu que les idées ne sont pas déterminantes mais déterminées, d'autre part de n'avoir pas compris que les idées sont des représentations collectives et non individuelles. En d'autres termes encore, on pourrait dire que Marx reproche à Kant de n'être qu'un "demi-savant", comme dirait Bourdieu, c'est-à-dire de confondre corrélation et causalité. Car, certes, il y a bien une corrélation entre les idées de liberté, de rationalité, etc. qui constituent l'idéal des Lumières, et la Révolution Française. Mais ce ne sont pas ces idées qui sont la cause de la Révolution. En effet, « l’existence d’idées révolutionnaires suppose l’existence préalable d’une classe révolutionnaire. [Et d’une manière générale], une révolution  naît de la contradiction entre les forces productives matérielles de la société et les rapports de pro­duction existants »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). La cause de la Révolution, c'est l'existence d'une classe révolutionnaire. Or, qu'est-ce qu'une classe révolutionnaire ? D'abord, c'est une classe dominante, sans quoi elle n'aurait pas les moyens de produire et de diffuser ses idées. Et, en effet, la classe dominante à la veille de la Révolution Française, c'est la classe bourgeoise qui, peu à peu, a conquis le pouvoir économique en s'enrichissant considérablement (d'où l'importance des idées libérales de liberté individuelle et d'anticipation  rationnelle des intérêts individuels) dans un premier temps grâce au fantastique essor commercial des XVI° et XVII° siècles, dans un second temps grâce à la révolution industrielle du XVIII° siècle. Mais, tout en étant économiquement dominante, la classe bourgeoise restait politiquement dominée car, dans ce qu'en France on appelle "l'Ancien Régime", c'est la noblesse et non la bourgeoisie qui est en position de domination politique. La Révolution apparaît alors comme un besoin de reconnaissance politique du rôle économique dominant que joue la bourgeoisie depuis deux siècles avec, comme enjeu symbolique, la conquête du pouvoir d'État. Donc, finalement, le succès de la Révolution Française s'explique de part en part comme un processus dialectique matérialiste et non pas idéaliste consensuel. En généralisant, Marx dit que « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes »(Marx-Engels, l’Idéologie Alle­mande). Pour autant, on peut parfaitement comprendre l'erreur de Kant et de tous les idéalistes : après tout, chaque fois qu'une classe dominante accède au pouvoir d'État, elle présente elle-même sa victoire comme une victoire de ses idées, jamais de ses intérêts matériels. Par exemple, la Révolution Française n'a -t-elle pas et ne continue-t-elle pas d'être présentée comme une victoire de la liberté de penser pour tous, et non comme celle de la liberté de s'enrichir pour une minorité ? Or cette manipulation rhétorique est une nécessité impérieuse pour toute classe dominante en tant qu'elle entend justifier, perpétuer et accroître sa domination.

Mais alors, l'objectivité du récit historique n'est-elle pas rendue impossible par la présence de cet obstacle, apparemment insurmontable, que constitue la nécessité, pour la classe dominante, de raconter l'histoire à son propre avantage ?

II - Dès lors, le récit historique sera nécessairement entaché de l'idéologie par laquelle la classe dominante a intérêt à dissimuler les conditions matérielles de sa domination, et ce récit demeurera donc inobjectif tant que n'auront pas disparu de telles conditions inégalitaires.

"Or, la division du travail, prend aussi, dans la classe dominante, la forme de la division du travail intellectuel et du travail matériel, de sorte qu’il existe des idéologues dont la principale activité consiste à entretenir l’illusion que cette classe nourrit à son propre sujet […]."


Marx dit que l’illusion idéaliste consistant à croire et à faire croire que l’histoire n’est que la marche triomphale des idées est la conséquence de la nécessité, pour la classe dominante, de produire de l’illusion idéologique.


Le témoignage de Platon est intéressant pour illustrer le problème que Marx essaie de mettre en avant. On se souvient que Platon n’envisage pas de possibilité, pour les Cités humaines, de sortir des difficultés diverses et variées qu’elles connaissent toutes, tant que les philosophes, étymologiquement, "ceux qui aiment le spectacle de la vérité", ne possèderont pas le pouvoir politique. Car, sans eux, dit Platon, il n’y a que peu de chances que quiconque fasse une application satisfaisante de l’Idée éternelle et immuable du Bien, laquelle est censée s'opposer aux pratiques manipulatoires et mensongères des orateurs et des tyrans. Or, voilà le genre de discours que Platon préconise au philosophe de tenir devant le peuple de la Cité, aussitôt sera-t-il parvenu au pouvoir : « Socrate : vous êtes tous frères, dirons-nous, [...] mais le dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition de ceux d’entre nous qui sont capables de commander, de l’argent dans la compo­sition des gardiens, du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et des autres artisans »(Platon, République, III, 415a). Or, de deux choses l’une : ou bien celui qui tient ce discours croit réellement à ce qu’il dit, auquel cas c’est un fanatique religieux complètement ignorant des réalités et non pas un philosophe, ou bien celui qui tient ce discours ne croit pas réellement à ce qu’il dit mais fait semblant d’y adhérer juste pour persuader la foule à laquelle il s’adresse, auquel cas il se comporte en orateur et non pas en philosophe. Platon reconnaît, en tout cas et implicitement, l’incapacité pour tout détenteur d’un pouvoir politique, fût-il philosophe, à légitimer son pouvoir autrement qu’en racontant des balivernes sur l’origine de la Cité. Dès l’origine de la prise de conscience de la nécessité de lutter contre les illusions dévastatrices par des discours rationnels, le philosophe (Platon) se rend donc compte des limites prévisibles de la rationalité philosophique. Tout se passe comme si on admettait qu’il y a au moins un domaine qui échappera toujours à la rationalité et à l’objectivité : le domaine du pouvoir. Tout se passe comme si on admettait que le domaine du pouvoir ne pouvait tenir sa légitimité que de mythes fondateurs, c’est-à-dire de récits merveilleux plutôt que vrais.

Cela dit, depuis l’antiquité grecque, les mythes fondateurs ont fait du chemin. Ne serait-ce que parce que, justement, un récit historique rationalisé s’est progressivement substitué au mythe irrationnel. En effet, depuis Thucydide avec sa Guerre du Péloponnèse et Hérodote avec son Historia (en grec "enquête, recherche"), qui sont à peu près contemporains de Socrate et de Platon, les historiens se donnent pour objet le vrai et non pas le merveilleux, et pour méthode la recherche systématique des faits et non pas l’inspiration poétique ou religieuse. Or Bourdieu fait remarquer que, malgré le changement de perspective, la substitution du récit historique au récit mythique, la fonction enchanteresse du mythe fondateur a perduré jusqu'aujourd'hui. Et si tel est le cas, c'est que « le système scolaire, à travers notamment l’enseignement de l’histoire […], inculque les fondements d’une véritable religion civique, et plus précisément, les présupposés fondamentaux de l’image nationale de soi »(Bourdieu, Raisons Pratiques, iv). Au fond, le récit historique moderne a, inconsciemment, exactement la même fonction que le mythe merveilleux que Platon préconisait naguère. Ce qui, dans la philosophie de Bourdieu, s’explique par la nécessité pour tout système scolaire d’inculquer, à travers certaines formes de langage, notamment celui du récit historique, des habitus sociaux qui conditionneront les futurs citoyens à défendre et à conserver l’ordre social établi plutôt que de le contester. On peut donc dire que l’enseignement de l’histoire n’est qu’une forme particulière que prend la nécessité pour toute société de justifier le plus efficacement possible la place des différents acteurs du système économique de production  qui est en oeuvre dans cette société : « [il s'agit] de fonder en raison les divisions arbitraires de l’ordre social, et d’abord la divi­sion du travail, et de donner aussi une solution au problème du classement des hommes »(Bourdieu, Raisons Pratiques, iv). L'enseignement de l'histoire a finalement pour fonction selon Bourdieu, de fournir à tout agent social l'illusio qui va l'intégrer dans une société en l'enfermant dans un jeu social déterminé.

On comprend mieux, dès lors, la difficulté pour un récit historique d’être un récit fidèle et objectif du processus ayant conduit une société donnée à se structurer de façon inégalitaire. Tout au contraire, si la fonction mystificatrice du mythe a peu de chances de tomber en désuétude, c’est que, précisément, ce processus doit, dans une très large mesure, demeurer inconscient. Or, la réalité du processus historique matérialiste et dialectique dont parle Marx est d’autant plus facile à cacher que, comme le dit Durkheim, « en chacun de nous, suivant des proportions variables, il y a de l’homme d’hier ; et c’est même l’homme d’hier qui, par la force des choses, est prédominant en nous, puisque le présent n’est que bien peu de choses comparé à ce long passé au cours duquel nous nous sommes formés et d’où nous résultons »(Durkheim, l’Évolution Pédagogique en France). C’est-à-dire que ce processus matérialiste de structuration inégalitaire de la société que nous appelons "l’histoire" n’est pas du tout un processus passé puisqu’il est, en quelque sorte, incorporé présentement en chacun de nous. Chacun de nous, en effet, porte, à travers le statut social qu’il occupe dans le présent et qui est le résultat de tout un ensemble de rapports de force, la marque indélébile de l’histoire. Un récit historique vraiment objectif devrait donc s’attacher à rendre compte de l’ensemble infini des facteurs qui ont abouti au statut social de chacun. Et comme une tâche infinie est, par définition, irréalisable, il faut bien qu'elle demeure, pour l'essentiel, cachée, inconsciente : « cet  homme du passé, nous ne le sentons pas parce qu’il [...] forme la partie inconsciente de nous-mêmes […]. En définitive, l’histoire n’est autre chose que l’analyse du présent »(Durkheim, l’Évolution Pédagogique en France). Bref, pour Durkheim, le récit historique, en tant qu’il prétend décrire complètement le passé, mais qu'il ne décrit, en réalité, que partiellement le présent, est nécessairement inobjectif. Durkheim se rapproche de Freud au sens où l’histoire pour Durkheim est à la société ce que la psychanalyse pour Freud est à l’individu. Dans les deux cas, histoire ou psychanalyse, on ébauche une explication du présent par l’ensemble des rapports de force inconscients qui ont contribué à le constituer, et, dans les deux cas, une telle explication est toujours nécessairement inachevée.


Marx nomme "idéologie" l’ensemble des obstacles (mythe chez Platon, illusio chez Bourdieu, inconscient chez Freud et Durkheim) à l’objectivation du processus réel de constitution des rapports sociaux. Sauf que l’idéologie, non seulement interdit l’objectivité, mais encore renverse complètement la représentation des rapports sociaux : « en toute idéologie, les hommes et leurs condi­tions apparaissent sens-dessus-des­sous »(Marx, Cri­tique de l’Économie Politique). En effet, Marx considère que la base (infrastructure) de la société, c’est l’ensemble des forces productives économiques telles que déterminées par une certaine division inégalitaire du travail. Comme nous l’avons dit plus haut, une telle infrastructure détermine une partition de la société en classes antagonistes. Le problème qui se pose alors à la classe dominante, c’est son infériorité numérique : ceux qui conçoivent et dirigent sont nécessairement beaucoup moins nombreux que ceux qui appliquent et exécutent, ils sont donc à la merci d’une prise de conscience de la part de la classe dominée de sa situation paradoxale : supériorité numérique mais infériorité sociale. D’où l’intervention, afin de minimiser ce risque et de pérenniser l’infrastructure inégalitaire, d’une superstructure juridique et politique dont la  fonction est de légitimer à long terme la domination minoritaire. Or, cela suppose encore une absence de sens critique, une absence de remise en question de l’ordre établi, donc une conscience conditionnée à regarder l’ordre établi comme allant de soi. C’est pourquoi, « l’ensemble des rapports de production est la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique à quoi correspondent des formes de conscience so­ciale détermi­nées [afin que] les forces productives de la société n’entrent en contradiction avec les rap­ports de pro­ductions »(Marx, Cri­tique de l’Économie Politique). La fonction de l’idéologie, c’est alors, à travers diverses manifestations de la conscience, d’inverser le sens des relations sociales réelles : la réalité historique est que tout part de l’infrastructure économique pour aller vers la superstructure juridique et politique puis vers les représentations conscientes ; l’illusion idéologique prétend au contraire que tout part de la conscience des individus qui choisissent un système politique et juridique, lequel régule le système économique de production. Or c’est ainsi que les récits historiques ont tendance à expliquer les diverses transformations que subit une société donnée. L’exemple le plus frappant étant encore et toujours celui de la Révolution française présentée idéologiquement comme un triomphe des idées, celles des Lumières (liberté, égalité). Bref, on peut considérer que le récit historique est une sorte de récit merveilleux que la société se raconte sur elle-même pour se rassurer. C'est pourquoi, « de même qu’on ne juge pas un individu sur l’idée qu’il a de lui-même, on ne juge pas non plus une époque sur la conscience qu’elle a d’elle-même »(Marx, Cri­tique de l’Économie Politique) : de même que l’inconscient fait que tout individu se fait de fausses idées sur lui-même, de même le récit historique fait qu’une époque se fait de fausses idées sur elle-même.


Est-ce à dire que l’objectivité du récit historique est décidément impossible ?

"Voilà pourquoi, en ne se préoccupant pas des conditions de production ni des producteurs de leurs idées, les hommes se sont toujours fait de fausses idées sur eux-mêmes."


Marx répond que, jusqu’à présent, le récit historique a toujours été frappé d'inobjectivité dans la mesure où les hommes ont négligé les conditions de production des œuvres intellectuelles en général. Mais "jusqu'à présent" laisse une possibilité pour que l'avenir soit différent du passé.


Bourdieu admet qu'il existe un obstacle majeur à la connaissance objective en général, c'est ce qu'il appelle l'illusio. Ce terme désigne le fait, pour un joueur engagé dans un jeu social,  d'être pris au jeu, au point qu'il n'a ni le temps, ni les moyens d'examiner froidement les règles du jeu et, a fortiori, pour les juger, les critiquer. C'est le cas, en particulier, dans le jeu social de la recherche scientifique, notamment dans les sciences humaines et sociale : le chercheur, le savant décrivent le réel avec honnêteté et rigueur, mais, faute de questionner les règles du jeu qu'ils sont en train de jouer, et notamment celles qui régissent leur propre statut social, au final, ils manquent d'objectivité. Bourdieu, comme Pascal, nomme ces intellectuels myopes aux conditions sociales de l'exercice de leur activité, des "demi-savants". Dès lors, on ne voit pas très bien pourquoi l'historien devrait faire exception à cette règle. On peut en effet considérer la recherche en histoire comme un jeu social particulier. De sorte que, même si la plupart des historiens sont honnêtes et rigoureux, ils n'en sont pas moins des "demi-savants" aussi longtemps qu'ils sont incapables de se rendre compte qu'ils acceptent sans discussion la règle du jeu idéaliste consistant à croire et à faire croire que ce sont les idées qui gouvernent le monde. Et cela, à la plus grande satisfaction de la classe dominante. C'est le cas, par exemple, lorsque l'historien entend insister sur les bienfaits de la colonisation française en Algérie en montrant que, conformément aux généreuses idées des Lumières, la colonisation a laissé des superstructures juridiques et politiques ainsi que des formes de conscience inspirées de celles de la patrie des Droits de l'Homme, mais en "oubliant" de dire que ces superstructures et ces formes de consciences, sont une nécessité pour justifier et pérenniser l'exploitation de la main d'oeuvre et des ressources locales au profit d'une classe dominante. Pour que les historiens aient pu prendre conscience de cette réalité, il aura fallu, dit Bourdieu, la guerre d'indépendance de l'Algérie, c'est-à-dire un événement exceptionnel et dramatique au cours duquel l'infrastructure inégalitaire du processus de colonisation a pu être mise en pleine lumière. En effet, « c’est seulement par exception, notamment dans les moments de crise, que peut se former, chez certains agents, une re­présentation consciente et explicite du jeu en tant que jeu, ce qui détruit l’investissement dans le jeu, l’illusio [le fait d’être pris au jeu], en le faisant apparaître telle qu’il est toujours objectivement (c’est-à-dire pour un observateur étran­ger au jeu, donc indiffé­rent à ses enjeux) »(Bourdieu, les Règles de l’Art, ii, 2). Bourdieu veut dire qu'un joueur ne peut prendre conscience de l'iniquité des règles du jeu qu'à la faveur d'un incident à la suite duquel il quitte le jeu et s'aperçoit que les règles du jeu sont truquées (cf. le tableau de Georges de la Tour intitulé le Tricheur à l'As de Carreau : pour voir qu'il y a un tricheur dans le jeu, il faut être spectateur du jeu).



Il en va tout autrement pour Kant. Pour lui, il ne peut y avoir objectivité de la connaissance en général que s'il y a un objet de la connaissance. Or qu'est-ce qu'un objet de connaissance ? Kant répond que l'objet est constitué par les lois universelles qui commandent son mode de connaissance. C'est-à-dire qu'il ne peut y avoir d'objet de connaissance que si et seulement si on est capable d'élaborer mathématiquement une hypothèse a priori sur son existence possible et qu'on est capable de soumettre cette hypothèse à l'expérience sensible de la réalité. Bref, « l’objet étant ce qui s’oppose à ce que nos connaissances soient déterminées  arbitrairement, [...] les lois sont des règles objectives en tant qu’elles sont nécessairement attachées à la connaissance de leur ob­jet »(Kant, Critique de la Raison Pure, IV, 92). A contrario, si un mode de connaissance obéit à des règles qui n'ont pas une telle rigueur scientifique, les lois (les règles) seront attachées à la connaissance de leur objet, certes, mais de manière contingente, aléatoire, pas de manière nécessaire. De sorte que, même si l'historien fait des hypothèses, celles-ci ne seront pas expérimentables au sens de Kant, de telle sorte que ce dont parle le récit historique (des événements, des structures, etc.) ne peut être qualifié d'objectif. Pour Kant, donc, « la connaissance histo­rique est cognitio ex datis [connaissance empririque] et non cognitio ex principiis [connaissance rationnelle] »(Kant, Critique de la Raison Pure, IV, 92). Dans ces conditions, pour Kant comme pour Hume, le récit historique est condamné à l'inobjectivité en ce que l'historien a une connaissance empirique, soumis au hasard des rencontres d'indices et de témoignages et non pas une connaissance rationnelle (scientifique) de ce dont il traite.



Kant oppose deux mode de connaissance : une connaissance ex datis dont le modèle serait le récit historique nécessairement inobjectif, et une connaissance ex principiis et dont le modèle serait la science nécessairement objective. Or, pour Marx, cette façon de penser est typiquement conditionnée par l'idéologie dont nous avons vu que la fonction était de mettre les relations sociales réelles "sens-dessus-dessous". Et le point de vue d'après lequel le récit historique serait condamné à l'inobjectivité comme le pense Kant est un point de vue idéologique car idéaliste : il considère que les idées sont déterminantes alors qu'elles sont déterminées. Pour que le récit historique devienne objectif, il faudrait donc qu'il accepte de décrire le processus de lutte des classes tel qu'il se déroule, c'est-à-dire inégalitaire et auto-reproductif, et non pas tel que la classe dominante a intérêt à le présenter. Mais on a vu que c'est impossible. Donc la condition sine qua non de l'existence d'une objectivité dans le récit historique, c'est évidemment la disparition des intérêts de classes divergents faisant obstacle à l'objectivité à travers le poids de l'idéologie par laquelle la classe dominante fabrique de l'illusion sur les relations qu'elle entretient avec les classes dominées. Il faudrait donc la disparition de l'opposition dominant/dominé, bref, il faudrait une société sans classes sociales antagonistes (une société que Marx appelle "société communiste") : « un jour [lorsque l'histoire aura produit une société communiste, i.e. une société sans classes], les sciences de la nature engloberont les sciences de l’homme, tout comme les sciences de l’homme englo­beront les sciences de la nature : il n’y aura plus qu’une seule science. [A savoir] l’­histoire universelle, c'est-à-dire l’histoire objective de la génération de l’homme par le travail humain. »(Marx, Manuscrits Parisiens de 1844). Comme l'aurait dit Freud, pour éviter que certaines connaissances restent enfouies dans l'inconscient, il faut commencer par supprimer la "force de refoulement". Et cette "force de refoulement", s'agissant du récit historique, c'est la classe dominante.



Nous avons vu que, contrairement à ce qu'imaginent les philosophes idéalistes, notamment, les Lumières, l'histoire n'est pas primitivement un récit mais un processus, et n'est pas primitivement un processus de perfectionnement intellectuel mais un processus d'affrontement entre classes sociales aux intérêts matériels antagonistes. Pour autant, la nécessité d'un récit historique faisant la part belle au progrès des idées est déterminé par la nécessité pour la classe dominante minoritaire de dissimuler idéologiquement les conditions matérielles de sa domination, ce qui implique que l'objectivité du récit historique est conditionnée par la disparition des sociétés fondées sur la domination de classe.