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La théorie sur la conscience de Dehaene en question

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Dans cette intrication des causes et des effets, nous chercherions en vain des inputs et des outputs puisque la coopération des "fonctions" perceptives et motrices, chacune d'elles étant un "soi" cognitif qui maintient invariant un système auto-poïétique physiquement et opérationnellement clôturé qui réagit aux perturbations vitales tout autant qu'il les produit. En fait, la motion détermine tout autant la sensation que la sensation la motion, la physiologie détermine autant l'environnement que l'environnement la physiologie, la trajectoire détermine autant la perception que la perception la trajectoire, etc. Toutes les activités physiques humaines, qu'elles soient artisanales, artistiques, sportives, méditatives, etc. en témoignent : à partir d'un certain niveau de maîtrise le (la) pratiquant(e) n'est plus capable de dissocier un agir d'un ressentir, une telle dissociation étant plutôt caractéristique d'une phase d'apprentissage ou d'un état pathologique, contextes où, précisément, la coopération fonctionnelle des "soi" autonomes fait défaut. À cet égard, le documentaire d'Arte intitulé la Proprioception, notre Véritable Sixième Sens est une excellente introduction au problème de la circularité proprioceptive ou synesthésique, (de σύν αἰσθάνομαι, sun aïsthanomaï, "sentir ensemble") de ces phénomènes. Par exemple, le simple fait de se maintenir "en équilibre" n'est nullement la réponse univoque d'un vivant (y compris d'un végétal, comme le montre très bien le documentaire) à une information gravitationnelle uni-directionnelle fournie remontant de la terre au système nerveux central, mais le fruit de la coopération d'innombrables structures sensori-motrices intriquées qui corrigent en permanence l'assiette de l'organisme en fonction d'in-formations reçues de l'extérieur mais aussi, produites de l'intérieur par le mouvement même de correction (in-formations cœnesthésique ou kinesthésiques), lequel mouvement n'a pas plus de début ou de fin (en tout cas aussi longtemps que le vivant reste vivant) qu'un cercle. Notons que l'idée d'une coopération globale des structures perceptives et motrices de l'organisation vivante n'est pas nouvelle. Déjà, dans le courant phénoménologique : "c’est un lieu commun de dire que nous avons cinq sens et, a première vue, chacun d'eux est comme un monde sans communication avec les autres. La lumière ou les couleurs qui agissent sur l’œil n'agissent pas sur les oreilles ni sur le toucher. Et cependant on sait depuis longtemps que certains aveugles arrivent à se représenter les couleurs qu'ils ne voient pas par le moyen des sons qu’ils entendent. Par exemple un aveugle disait que le rouge devait être quelque chose comme un coup de trompette. Mais on a longtemps pensé qu’il s’agissait là de phénomènes exceptionnels. En réalité le phénomène est général. Dans l'intoxication par la mescaline, les sons sont régulièrement accompagnés par des taches de couleur dont la nuance, la forme et la hauteur varient avec le timbre, l'intensité et la hauteur des sons. Même les sujets normaux parlent de couleurs chaudes, froides, criardes ou dures, de sons clairs, aigus, éclatants, rugueux ou moelleux, de bruits mous, de parfums pénétrants. Cézanne disait qu'on voit le velouté, la dureté, la mollesse, et même l'odeur des objets. Ma perception n'est donc pas une somme de données visuelles, tactiles, auditives, je perçois d'une manière indivise avec mon être total, je saisis une structure unique de la chose, une unique manière d'exister qui parle a la fois à tous mes sens"(Merleau-Ponty, Sens et Non-sens). De même, dans le courant dit de la "psychologie de la forme" (Gestaltpsychologie) : "au lieu de réagir à des stimuli locaux par des événements locaux et sans rapports mutuels, l’organisme répond au modèle de stimuli auxquels il a été exposé et cette réponse est un processus unitaire, un tout fonctionnel qui donne, dans l’expérience, un ensemble sensoriel bien plutôt qu’une mosaïque de sensations locales"(Köhler, Psychologie de la Forme). Et puis il y a eu Proust chez qui la synesthésie n'est plus seulement synchronique (dans le présent) mais aussi diachronique (reliant le présent au passé et au futur) : "une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280). Dans tous les cas, "l'idée que nous emmagasinons des représentations de l'environnement ou que nous emmagasinons des informations au sujet de l'environnement ne correspond en rien au fonctionnement du système nerveux. On doit en dire tout autant de notions comme celles de mémoire ou de souvenir"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). 


Ce qui, derechef, répudie le paradigme mécaniste/computationaliste de l'information mémorisée comme "représentation" nécessairement commandée par un informans et dirigée de manière univoque vers un informandum, l'un et l'autre étant, en droit comme en fait, mutuellement exclusifs : "pour le paradigme de l'ordinateur, l'information est ce qui est représenté, et la représentation est une correspondance entre les éléments symboliques d'une structure et les éléments symboliques d'une autre structure. [Tandis que] lorsque nous passons de la perspective de la commande [allopoïétique] à celle de l'autonomie [auto-poïétique] toute information renvoie à l'identité du système et ne peut être décrite que par rapport à cette identité, puisqu'il n'y a pas d'architecte qui ait conçu ce système. [Dès lors], les événements informationnels n'ont pas de qualité substantive, […] ils sont littéralement in-formati, c'est-à-dire formés à l'intérieur"(Varela, l'Autonomie et la Commande, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Ce qui ne veut pas dire que le paradigme mécaniste-computationaliste tant affectionné par l'Occident soit nécessairement dépourvu de toute utilité. Seulement "c'est à partir du lié que j'ai, secondairement conscience d'une activité de liaison, lorsque, prenant l'attitude analytique, je décompose la perception en qualités et en sensations et que, pour rejoindre à partir d'elles l'objet où j'étais d'abord jeté, je suis obligé de supposer un acte de synthèse qui n'est que la contre-partie de mon analyse"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i). Dans la mesure où, ce qui est originaire, c'est l'"acte total", nous dit Merleau-Ponty, rien n'interdit, en effet, à un organisme doté de structures neuronales néo-corticales de faire retour sur cet acte et d'en distinguer des composants élémentaires. Mais alors, de même que ce n'est pas le point qui est originaire mais la ligne dont le point n'est qu'une abstraction, de même que ce n'est pas le mot qui est originaire mais la phrase dont le mot n'est qu'une abstraction, de même ce n'est pas la sensation qui est originaire mais un phénomène sensori-moteur global dont la matière sensorielle brute n'est qu'une abstraction "intellectualisée". Finalement, l'analyse a posteriori d'un complexe perceptif en de, soi-disant, données sensorielles élémentaires n'a pas pour but de montrer que la perception est causée par les sensations mais d'établir une corrélation entre une série de conditions nécessaires à un phénomène (les stimulations sensorielles à l'instant t-n) et la manifestation effective dudit phénomène (un comportement adaptatif à l'instant t). Toujours est-il qu'il convient de considérer précisément que "ce sont là des descriptions qui relèvent du domaine de l'observateur et non du domaine d'opération du système nerveux"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Du coup, évoquer des sense data élémentaires comme préalable nécessaire à toute perception et à toute motion, cela suppose un passage aux limites dans le sens où il s'agit de répondre à la question "que se passe-t-il si, à la limite, de telles conditions viennent à manquer ?" et non à la question "quelle est la relation régulière entre de telles conditions et le comportement animal ?". Auquel cas, en l'absence de sensations élémentaires, il n'y aura en effet pas de perception, de même qu'en l'absence d'anti-corps, il n'y aura pas de défense immunitaire. Ce qui ne veut évidemment pas dire que le système perceptif est implémenté par des sensations, pas plus que le système immunitaire n'est implémenté par des anti-corps.

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Mais ce que le modèle auto-poïétique du vivant met le plus radicalement en question, c'est la sacro-sainte évidence occidentale de ce qu'il est convenu d'appeler "la conscience". Notons que si l'évidence de l'existence spécifiquement humaine d'une faculté spirituelle transcendant la vile matière corporelle remonte à la plus haute antiquité (notamment grecque et hindoue), sa consécration, voire sa fétichisation métaphysiques en Occident ne datent que du XVII° siècle. En gros, à partir de Descartes ("avoir conscience, certes, c’est penser et réfléchir sur sa pensée", Entretien avec Burman) et de Locke ("[consciousness is the perception of what passes in the man’s own mind] la conscience, c’est la perception de ce qui se passe dans le propre esprit d’un homme", Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, i, 19). Aujourd'hui, définie dans les termes du computationnalisme main stream, la conscience devient "une opération computationnelle, un calcul […] soit la capacité à traiter des informations sur soi-même que l’on peut appeler également  méta-cognition […]. La conscience est un petit vernis supplémentaire [sic !] , très important, qui nous permet d’accéder à l’information, d’y réfléchir posément, longuement et de partager cette information avec d’autres personnes"(Stanislas Dehaene, in Entretien à "Sciences et Avenir" du 27/10/2017). Or, premièrement, nous avons montré que la perception n’est pas un processus univoque de calcul mais une série parfaitement chaotique de potentiels d'action (d'influx nerveux) tous à la fois néguentropiques (fournisseurs d'énergie) et entropiques (consommateurs d'énergie) que l'organisation vivante canalise et dirige afin de maintenir son invariance globale. Deuxièmement, tout processus cognitif est, par nature, métacognitif dans la mesure où l’in-formation "circule" (de circulus, "petit cercle") entre plusieurs récepteurs distals d'in-formation et un collecteur central, entre lesquelles extrémités, l’in-formation est en temps réel révisée et implémentée. Troisièmement, ce qui permet la communication de l'in-formation, c'est, justement, la clôture physique du système global par la coopération des sous-systèmes partiels intégrés (acides aminés en cellules, cellules en tissus, tissus en organes, organes en individus, individus en sociétés, sociétés en espèces), coopération qui, chez les individus humains, est majoritairement assurée par le langage au point que, in fine, "toute pensée consciente n’est possible qu’avec l’aide du langage"(Nietzsche, Werke, II, 2) : on (se) "rend compte'' de ce qui est perçu, on en fait un compte rendu, bref,  on (se) parle et, en particulier, on (se) parle de ce dont on a déjà parlé. Lorsque le maître de yoga ou de qi gong enjoint de "prendre conscience" de tel mouvement ou de telle posture, il ne demande rien d'autre que de percevoir tel mouvement ou telle posture en "se concentrant", c'est-à-dire en canalisant son influx nerveux sur le complexe synesthésique relatif au mouvement ou à la posture et donc, en isolant, si possible, cet "objet intentionnel" dans ce que les phénoménologues appellent l'épokhè, la suspension, la mise entre parenthèses. Ce qui est rendu possible, non parce que nous posséderions ce mystérieux "petit vernis supplémentaire" qui s'interposerait entre un stimulus cognitif univoque et une réaction motrice appropriée, nous octroyant, comme par miracle, des propriétés transcendantes inouïes, mais parce que nous nous montrons simplement capables d'être in-formés par une classe de perturbations sonores et/ou visuelles et/ou tactiles qui joue, dans l'espace inter-individuel, le même rôle de clôture opérationnelle que l'influx nerveux dans le corps individuel. Que nous autres humains l'ayons baptisée "langage"  ne saurait faire oublier que cette classe de perturbations est extrêmement banale parmi toutes les organisations vivantes, même si la  spécificité du langage humain semble résider dans une puissance de signification sans doute infinie (sur le modèle de la composition et de la réflexivité des fonctions en mathématiques : f(x) ; g(f(x)) ; h(g(f(x)) ; etc., en particulier, f(f(x)) ; f(f(f(x))) ; etc).  


Donc, on a beau admettre que l'humanité possède une couche neuronale néo-corticale et un système de communication sociale bien spécifiques, de fait, ce qu'on appelle "la conscience est originairement non pas un “je pense que”, mais un “je peux”. [Car] la motricité n’est pas comme une servante de la conscience qui transporte le corps au point de l’espace que nous nous sommes d’abord représenté. […] L’expérience motrice de notre corps n’est pas un cas particulier de connaissance : elle nous fournit une manière d’accéder au monde et à l’objet qui doit être reconnue comme originale et peut-être comme originaire"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, I, 3). Nietzsche disait que le danseur pense avec ses pieds, voulant dire par là que la pensée "consciente", le fait de (se) rendre compte de ce que l'on perçoit n'est que l'autre nom de la synesthésie dont il a été question plus haut et par laquelle le mouvement du danseur résulte de la clôture opérationnelle de son système auto-poïétique tout entier. Cela dit, il n'y a aucun mal à conserver cette notion qui n'est encombrante que du point de vue épistémologique. Il suffit, par exemple, de circonscrire la conscience à sa définition médicale, d'ailleurs synonyme de "connaissance", dont le défaut, chez un être vivant, consiste en une perte de coordination des différents sous-systèmes assurant la fonction perceptive et, conséquemment, en une incapacité à se mouvoir. On peut tout aussi bien décréter la synonymie de l'expression "être conscient" avec celle d'"être humain" ("tous les êtres humains [...] sont doués de raison et de conscience", Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948, art.1), ou avec celle d'"être responsable de ses actes" ("il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes", Code Pénal, art.122-1), ou encore avec celle d'"être moral" ("la conscience est toujours implicitement morale", Alain, les Arts et les Dieux). En dehors de ces cas, on ne voit pas bien pourquoi la "conscience" devrait être le privilège exclusif de la seule espèce humaine puisque, comme le disent les phénoménologues, "toute conscience est conscience de quelque chose", autrement dit que tout ajustement énergétique est foncièrement intentionnel au sens étymologique : l'organisation vivante concernée reçoit (par accommodation) et/ou envoie (par assimilation) de l'in-formation en étant littéralement, in tensione, c'est-à-dire dans un état de tension (intention, attention, contention, etc. ont le même radical). Dans le cas le plus général, nous qualifierons donc d'"intentionnel" ou de "conscient" tout comportement vivant en ce que celui-ci est en permanence confronté au problème fondamental de la lutte contre son entropie et, pour cela, met primordialement "en tension" sa fonction perceptive (en chinois, "prendre conscience" se dit yì shí, "percevoir l'intention"). En ce sens, nous généralisons à l'ensemble du règne vivant le propos de Bergson lorsqu'il dit que "les variations d’intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins considérable de choix ou, si vous voulez, de création que nous distribuons sur notre conduite. Tout porte à croire qu’il en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience est synonyme de choix"(Bergson, l’Énergie Spirituelle), de choix, c'est-à-dire d'hésitation face au chaos des circonstances vitales. Dès lors, dire que toute perception est intentionnelle et/ou méta-cognitive et/ou consciente et/ou sprituelle et/ou …, c'est dire tautologiquement que toute perception est … une perception, et rien d'autre. Ou, pour parler comme Wittgenstein, le fait qu'on continue de parler de personnes "conscientes" (selon des critères médicaux, moraux ou juridiques) ne prouve nullement qu'il doive exister quelque chose comme LA conscience.

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Après avoir destitué la "conscience" de quelques-unes de ses prétentions exorbitantes, qu'en est-il à présent de la soi-disant "conscience de soi" ? Si la conscience n'est que la perception, autrement dit la clôture sensori-motrice de tout système auto-poïétique capable d'opposer son invariance organisationnelle à l'entropie dont il est incessamment l'objet, il semblerait que nous nous complaisions à nouveau dans la tautologie : la "conscience de soi" ne serait alors que la conscience de la conscience au sens de la réflexivité mathématique que nous avons évoquée plus haut, c'est-à-dire, derechef, la perception elle-même. Hegel, pourtant l'un des piliers de la philosophie occidentale classique ne dit pas autre chose : "la vérité de la conscience, c'est la conscience de soi [die Selbstbewusstsein] et celle-ci est le fondement de celle-là, en sorte que dans l'existence, toute conscience d'un autre objet est conscience de soi. Je connais l'objet comme mien (c'est ma représentation), donc en lui, je me connais. L'expression de la conscience de soi c'est Moi=Moi, liberté abstraite, idéalité pure. Elle est donc sans réalité, car elle-même, étant son objet, n'en est pas un puisqu'il n'y a pas de différence entre lui et elle"(Hegel, Encyclopédie des Sciences Philosophiques, §424). L'argument logique deviendra plus tard un argument phénoménologique : "mon acte de perception m'occupe et m'occupe assez pour que je ne puisse pas, pendant que je perçois effectivement la table, m'apercevoir la percevant. [...] Dans la perception, nous ne pensons pas l'objet et nous ne pensons pas le pensant, nous sommes à l'objet et nous nous confondons avec ce corps"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i). Voilà qui va à l'encontre du mythe d'un "soi" immatériel, immuable, indestructible très largement partagée en Occident depuis l'antiquité et selon laquelle la conscience de soi consiste réellement à "se tourne[r] en quelque façon vers soi-même et considère[r] quelqu’une des idées qu’[on] a en soi, [notamment] une claire et distincte idée de moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue [c'est-à-dire immatérielle]"(Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 18) au motif que "ce serait vraiment terrible [...] si en nous, comme en des chevaux de bois, étaient installés plusieurs sens, mais que tout cela ne converge pas dans une forme unique, que ce soit l’âme ou quelque autre nom qu’on lui donne"(Platon, Théétète, 185d). Cependant, il y a un point commun entre les héautophiles (les partisans d'un "soi" substantiel) et les héautophobes (leurs adversaires) : l'emploi commun des notions de "soi", "moi", "nous". On se souvient que, chez Proust, non seulement l'unité, mais aussi l'identité du "moi" ne résiste pas à l'épreuve de la mémoire volontaire : "comment [en se réveillant] cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre ? Pourquoi, quand on se remet à penser, n’est-ce pas alors une autre personnalité que l’antérieure qui s’incarne en nous ? On ne voit pas ce qui dicte le choix et pourquoi, entre les millions d’êtres humains qu’on pourrait être, c’est sur celui qu’on était la veille qu’on met juste la main. Qu’est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption (soit que le sommeil ait été complet, ou les rêves entièrement différents de nous) ?"(Proust, le Côté de Guermantes, II, i, 1012). Or nous avons vu que le propre du vivant, c'est l'auto-poïèse par l'intégration fonctionnelle d'un certain nombre de "soi" cognitifs coopérant au maintien d'une invariance organisationnelle globale. Ce que confirme Varela : "chaque moment de l’expérience prend la forme d’une conscience particulière ayant un objet particulier auquel elle est attachée par des relations particulières. Par exemple, un moment de conscience visuelle est composé d’un être voyant (le sujet) qui voit (la relation) une image (l’objet) ; un moment de conscience auditive est composé d'un auditeur (le sujet) qui entend (la relation) un son (l'objet) ; dans un moment de conscience caractérisé par la colère, celui qui est fâché (le sujet) fait l'expérience (la relation) de la colère (l'objet)"(Varela, l'Inscription Corporelle de l'Esprit). Proust comme Varela prennent acte de l'existence d'un certain nombre de pronoms personnels sujets que nous avons tendance à substantialiser ("le" moi, "le" soi, etc.) pour conclure qu'il existe non pas UN moi unique et toujours identique à lui-même mais DES moi dont la cohésion dans le temps évoque la vieille problématique humienne selon laquelle "nous feignons l’existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer la discontinuité et nous aboutissons aux notions d’âme, de moi et de substance"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv, 6). Et si Varela parle parfois d'"identité" de l'organisation auto-poïétique, c'est, nous l'avons vu, au sens non pas de l'immuabilité, mais au contraire de la plasticité d'une certaine unité topologique moyennant son invariance fonctionnelle globale. C'est l'"identité" de ce "navire à trente rames sur lequel Thésée s’était embarqué avec les jeunes enfants, et qui le ramena heureusement à Athènes, fut conservé par les Athéniens jusqu’au temps de Démétrius de Phalère. Ils en ôtaient les pièces de bois, à mesure qu’elles vieillissaient, et ils les remplaçaient par des pièces neuves, solidement enchâssées"(Plutarque, Vie des Hommes Illustres). Bref, l'expression "conscience de soi", même comprise comme "perception de soi", est dépourvue de signification puisqu'"il n’y a pas de sujet véritablement existant (de soi) qui persiste de manière inchangée à travers une série de moments"(Varela, l'Inscription Corporelle de l'Esprit).  

La première des quatre Nobles Vérités (catvâri âryasatyâni) du bouddhisme est, sur ce point, des plus catégoriques : la souffrance (duhkha) est, précisément, redevable à l'attachement (trishnâ) d'un milieu corporel à un "soi" fantasmé, attachement qui se traduit par le tarissement progressif du flux des énergies vitales. Sur ce point, il semble que toutes les sagesses et la plupart des philosophies considèrent le "moi" ou ego comme LA source première du rétrécissement pathologique de l'organisation vivante à tout ou partie de sa seule enveloppe corporelle. Mais l'Occident va confondre l'ego avec le corps et ses "passions" (passio et πάθος appartiennent au même champ lexical de la maladie et de la souffrance) et, par conséquent, traiter celui-ci en ennemi du bien au point d'assigner à une substance immatérielle (un "soi" substantiel et indestructible) la tâche d'assurer seule la conduite de la personne humaine vers la vie bonne. Tandis que l'Inde et la Chine vont plutôt considérer le corps, non comme la fatale manifestation de l'ego, mais comme ce "champ de l'alchimie" (丹田, dān tián, le hara des Japonais) qui est le théâtre (中, zhōng) de toutes les transitions énergétiques vitales. Et, à supposer que ce hara fût l'otage de l'ego, la tâche de l'en délivrer ne serait pas confiée à un principe immatériel mais, bien au contraire, à une ascèse corporelle (yoga, qi gong, tai ji, etc.). Sans donc vouer le corps aux gémonies, l'hindouisme va néanmoins postuler l'existence d'un "soi" (âtman) immatériel par-delà le "moi" ou l'ego (ahamkâra) parce qu'il lui fallait un substrat nécessairement immuable et éternel  qui supportât l'impermanence des renaissances perpétuelles (samsâra) : "regarde notre corps d'aujourd'hui, il a déjà subi tant de métamorphoses depuis l'enfance. Notre essence, cependant, notre âme [âtman], est demeurée immuable. […] Le conducteur change de véhicule et assume d'autres formes au cours du cycle interminable des morts et des renaissances [samsâra]"(Bhagavad Gîtâ, II, 12-13). Curieusement, le bouddhisme, tout en partageant avec l'hindouisme le dogme du samsâra (en chinois, 轮回, lún huí, "roue perpétuelle"), rejette pourtant l'existence nécessaire d'un "soi" indestructible. Une raison probable en est sans doute que le bouddhisme originel, bien que né en Inde, a été fortement infléchi par son passage en Chine et donc par son interprétation à travers le prisme déformant de la langue chinoise. Nous avons vu que parler d'un "moi" ou d'un "soi" comme "sujet" de la vie n'est qu'un abus de langage ou, comme le diront notamment Nietzsche ou Wittgenstein, une illusion engendrée par notre mécompréhension de la logique de la langue. Donc, en toute rigueur, la notion de "sujet" (sub jectum, quelque chose qui serait "jeté sous", sub stans, qui se "tiendrait sous" ce qui est dit, c'est-à-dire qui y serait présupposé, sous-entendu) appartient au domaine, non de l'ontologie, mais de la grammaire et ce, par convention sur, encore une fois, le modèle mathématique implicite, comme l'a fait remarquer Frege, de la relation d'une fonction avec son argument (dire "César conquit les Gaules", c'est faire respectivement de "César" le x et de "conquérir les Gaules" le f de f (x)). Or, il se trouve que la grammaire chinoise, cas unique dans l'histoire de l'humanité, ne connaît pas la notion de sujet grammatical à quoi elle substitue celle de "thème" (主题, zhǔ tí, "problème principal"). De fait, la phrase descriptive chinoise ne commence pas par l'énonciation d'un agent de l'action mais par celle des circonstances spatio-temporelles du mouvement évoqué par le verbe, mouvement dont l'éventuel agent n'est qu'un élément parmi d'autres. Quant au verbe, il ne risque pas de "s'accorder" avec son sujet puisqu'il n'est jamais conjugué. C'est pourquoi les bouddhistes ont pu dire que "seule la souffrance existe, mais on ne trouve aucun être souffrant. Les actes existent mais on ne trouve pas d'acteur"(Walpola Rahula, l'Enseignement du Bouddha, ii) et que la libération (moksha) ou l'éveil (nirvâna) passent nécessairement par l'acceptation de l'impermanence (sûnyatâ) de toute réalité et, en particulier, de l'impersonnalité (anâtman) humaine. D'où le peu de cas que la pensée chinoise fait de l'individualité en général (on le lui a assez reproché !) et le fait, frappant par sa convergence, que les trois "sagesses chinoises" rejettent conjointement l'idée qu'il y ait quoi que ce soit comme un "sujet" de la vie : "pas d'idée, pas de nécessité, pas de position, pas de moi"(Confucius, Entretiens, IX, 4) ; "sortir (du moi/soi), c'est vivre, y entrer, c'est mourir"(Lǎo Zǐ, Dào Dé Jīng, 50). Et, s'il n'y a pas de sujet, il n'y a pas non plus d'objet (sauf, encore et toujours, du seul point de vue grammatical). Pour le dire autrement, là où la pensée occidentale tout comme la pensée indienne diraient que telle organisation possède (ou ne possède plus) la vie, dans le sens où l'organisation est le sujet et la vie l'objet, pour le bouddhisme en revanche (dont Varela revendique l'héritage) et la pensée chinoise en générale, la vie est auto-suffisante, auto-subsistante. À notre connaissance, bien que n'écrivant pas en chinois mais en latin ou en néerlandais, Spinoza, pour qui le seul "sujet" grammatical susceptible d'engendrer une affirmation vraie est le grand Tout (Deus sive Natura), est l'unique philosophe occidental à adopter une position semblable.

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Mais, si l'on doit renoncer à l'idée d'un sujet de la vie, comment alors comprendre αὐτός formant préfixe des expressions comme "auto-poïèse" ou "autonomie" ? Il est temps, nous semble-t-il de pointer à cette occasion une difficulté importante dans la conception varélienne de la vie. Nous avons vu que l'auto-poïèse suppose une double clôture tout à la fois topologique et fonctionnelle de l'organisation qui, pour cette raison, est réputée "vivante". Pour Varela, il semble que la clôture topologique s'entende exclusivement comme celle d'un milieu corporel invaginé et borné par une enveloppe continue déterminée par de l'in-formation génétique, enveloppe qui va optimiser la lutte contre l'entropie à la fois en limitant l'entropie (perte de chaleur, impact des agressions diverses, etc.) et en formant une riche interface pour l'échange d'in-formation avec l'extérieur de cette enveloppe. Or, nous avons vu que, par accommodation sensorielle, le milieu corporel situé en-deçà de cette enveloppe est in-formé (positivement ou négativement) par des éléments situés au-delà du milieu interne qui, en retour, assimile ces éléments en les mettant à sa disposition dans un milieu externe proximal lequel, à son tour, va modifier les conditions de l'accommodation sensorielle, lesquelles influent sur celles de l'assimilation motrice, etc. C'est en ce sens que l'in-formation, est toujours à la fois la cause et l'effet circulaires d'une production de composants vitaux destinés à lutter contre l'entropie. C'est la raison pour laquelle nous ne pouvons plus suivre Varela lorsqu'il réfute la notion d'"organisme social vivant" au motif que "les frontières de l'unité [d'une société quelconque] ne sont pas topologiques et il semble saugrenu de décrire les interactions sociales en termes de production de composants"(Varela, la Clôture Opérationnelle, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant).  Il nous semble, d'abord que tous les groupes sociaux, "les familles, par exemple, sont des corps animés d’une sorte de conatus au sens de Spinoza, c’est-à-dire d’une tendance à perpétuer leur être social, avec tous ses pouvoirs et ses privilèges, qui est au principe des stratégies de reproduction"(Bourdieu, Raisons Pratiques, ii). La reproduction sociale n'est pas une métaphore : après avoir assimilé de l'in-formation sur son environnement proximal, tout groupe social accommode celui-ci en produisant, au sens propre, tous les éléments nécessaires à sa néguentropie et, en particulier, il tend à se perpétuer et à s'étendre. En ce sens, le groupe social quelque nom qu'on lui donne, qu'il soit animal ou végétal, est une organisation auto-poïétique de plein exercice doté d'une double clôture à la fois fonctionnelle mais aussi topologique qui intègre des corps individuels au même sens que ceux-ci intègrent des niveaux inférieurs d'organisation tels que, par exemple, des cellules vivantes. Par ailleurs, si la topologie est la branche des mathématiques qui étudie les déformations continues des objets géométriques : qu'y a-t-il de géométriquement plus déformable, plus souple, plus plastique qu'un banc de poissons, qu'un essaim d'abeilles, qu'une nuée d'oiseaux ? Nous serions donc plus enclin à penser que ce l'enveloppe génétiquement in-formée qui entoure le "corps" individuel ne possède aucun privilège de clôture topologique. Car, si la peau (ou le cytoplasme, ou l'écorce, etc.) est bien, comme nous l'avons dit, un "soi" cognitif parfaitement cohérent et efficient, il n'y a pas d'autre raison de lui confier l'exclusivité de la clôture topologique du vivant, mis à part aussi le fait que la présence d'une enveloppe épidermique continue favorise l'identification macroscopique de l'individu par les organes visuels et tactiles humains et, surtout, mise à part sans doute aussi cette habitude de la pensée occidentale de privilégier le niveau organisationnel de l'"individu" et à laquelle Varela semble succomber lui aussi en disant qu'"à tout moment, l'espèce [par exemple] n'est, concrètement, qu'une collection d'individus capables de se reproduire"(Varela, l'Individu et les Conséquences de l'Autopoïèse, ii, 2, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Donc, de la même manière qu'il n'y a aucune difficulté à admettre l'existence des niveaux d'organisation vivante infra-corporels (organes, tissus, cellules), on ne voit pas pourquoi on devrait faire abstraction des niveaux d'organisation supra-corporels (colonie, troupeau, meute, famille, espèce, biocénose, etc.). Mieux encore, même en ne considérant que le niveau individuel, nous allons voir à présent qu'il n'y a aucune raison de réduire sa clôture topologique à ce que Didier Anzieu appelle le "moi-peau". Encore une fois, lisons et relisons Proust : "notre vie n'est pas toute réunie en un même endroit et que, comme il arrive pour les peintres dont l'œuvre est dispersée dans divers musées, dont tel tableau, préféré peut-être, est à des milliers de lieues dans la salle à manger d'un bourgeois d'Amsterdam ou de Vienne, tel souvenir de notre vie, tel portrait de notre caractère est resté dans la maison d'un pêcheur, dans la mémoire d'une servante d'auberge où il serait bien extraordinaire que vous alliez le découvrir. Il y est pourtant"(Proust, Jean Santeuil, 408-409). Et, en effet, il nous semble que la conception fractale de la vie emboîtant à l'infini les composants physiques élémentaires (quarks, atomes, molécules) dans des composants chimiques (acides aminés) puis biologiques (mitochondries, cellules, tissus, organes, "corps") enfin sociaux (société, culture, civilisation, espèce) pour aboutir au grand Tout de la Vie nous interdit de borner la clôture topologique du vivant à une seule enveloppe macroscopique. Une clôture topologique dont les contours spatio-temporels ne sont que probables en tout point de l'espace et du temps et dont le contenu fonctionnel est à la fois invariant et chaotique nous semble l'expression de la muabilité entropique/néguentropique de toute organisation vivante dont l'enveloppe corporelle, elle même perméable et déformable, n'est qu'un cas particulier.  

Cette généralisation de la notion de clôture topologique de l'organisation auto-poïétique permet, semble-t-il, de conférer à cette clôture une propriété tout à fait remarquable : de même que l'univers tout entier (cf. Stephen Hawking), elle est finie dans l'espace-temps mais sans pour autant avoir de "bord", de frontière. L'inventivité sans bornes de la vie que Bergson a si bien comprise et décrite en établissant une analogie entre la créativité vitale et la créativité artistique est à ce prix. Du coup, la clôture topologique de l'organisation auto-poïétique doit-elle s'entendre, à quelque niveau qu'on la place, comme une limite au sens mathématique du terme, en l'occurrence, une limite asymptotique et non pas comme un "bord" ou une "frontière" : 1 est la limite que la somme 1/2+1/4+1/8+1/16+ … +1/2n ne dépassera jamais et que, même, elle ne "touchera jamais, n tendît-il vers +¥. Proust, à nouveau : "si je mourais et que [la servante de l'auberge] l'apprît, sans doute, sans que cela pût projeter une tristesse véritable sur sa vie dont j'étais trop détaché [...] elle parlerait de moi honorablement, rappelant parfois de mieux souvenirs"(Proust, Jean Santeuil, 409). Ce que la pensée chinoise a fort bien compris, c'est que les personnes mortes ne sont pas dissoutes dans le néant, mais ont seulement disparu, on ne les perçoit plus, certes, mais elles vivent encore dans le souvenir des vivants qu'elles continuent par là d'in-former. Il en va de même pour l'apoptose ou dégénérescence cellulaire programmée : les cellules mortes laissent le témoignage de leur existence dans la mémoire génétique des cellules vivantes. Et il en va de même aussi pour la mort des civilisations ou des espèces qui ne font, en réalité, que se trans-former, c'est-à-dire subsister dans l'in-formation qu'elles laissent dans la mémoire des civilisations ou espèces ultérieures sous forme de traces mémorielles, de souvenirs épars, sans donc qu'une telle in-formation soit l'expression d'une essence immuable, d'une âme, d'une nature ou d'un esprit. Et dans tous les cas, c'est toujours asymptotiquement que de telles structures s'effaceront progressivement de la mémoire des vivants. D'une manière générale, que l'apparition et la disparition de nouvelles organisations fonctionnelles soit topologiquement limitées sans être bornées est un réquisit de leur circularité organisationnelle. De même que la vérité de certaines propositions vraies dans un système formel de niveau n n'est démontrable que dans un système de niveau n+1 (premier théorème de Gödel), de même, l'auto-poïèse d'une organisation vivante suppose son intégration dans une organisation de niveau supérieur où elle va trouver les éléments matériels de nature à perpétuer sa lutte vitale contre l'entropie. C'est pourquoi il nous semble que font partie intégrante du processus auto-poïétique, donc de la vie, d'une part ce qu'il est convenu d'appeler "procréation" ou "reproduction" (et que nous préférons nommer "pro-poïèse", de πρός ποιεῖν, "produire en plus"), d'autre part, et corrélativement, le phénomène de l'apoptose ou de la mort. Dans les deux cas, l'effort néguentropique de telle structure vivante étant physiquement limité dans l'espace et dans le temps, l'auto-poïèse (la vie) se perpétue dans une structure de même niveau selon des modalités décidées par le niveau supérieur (par exemple l'organe pour les cellules vivantes, ou bien la société pour un corps individuel, ou encore l'espèce pour une société). Et c'est ce niveau supérieur d'organisation qui in-forme en la supprimant la structure de niveau inférieur qui, pour une raison ou une autre, augmente dangereusement l'entropie du niveau supérieur (cf. le film admirable de Shohei Imamura intitulé la Ballade de Narayama). De là, l'apoptose. C'est ce niveau supérieur encore qui in-forme le niveau inférieur en lui confiant la tâche de pourvoir à son prochain remplacement par une nouvelle structure plus efficiente dans la lutte contre l'entropie. De là, la pro-poïèse. Dans le cadre d'une conception fractale (circulaire) de la vie, celle-ci, sans devoir être éternelle, n'a cependant ni début, ni fin. Comme le dit Wittgenstein, "notre vie n’a pas de fin, tout comme notre champ de vision n’a pas de frontière"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311). Pour les bouddhistes, c'est une sorte de roue (转轮, zhuàn lún, "roue perpétuelle", d'où le problème du centrage harmonieux de la roue que nous avons déjà évoqué).

(à suivre ...)

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Bref, ce qui sera réputé "autonome", dans le processus auto-poïétique, c'est cette tendance diffuse, floue, chaotique, qu'a toute organisation vivante à s'étendre d'elle-même par elle-même au-delà d'elle-même. Nous proposons à présent de nommer "monde" cette tendance perpétuelle à l'extension de la vie par la vie au-delà de la vie, ce que ce grand indianiste que fut Schopenhauer nommait der Wille zum Leben, "la volonté tendue vers la vie" (cf. aussi les notions de conatus chez Spinoza, d'"élan vital" chez Bergson ou de libido chez Freud). D'une manière générale, "le monde est ma représentation [die Welt ist meine Vorstellung], voilà une vérité qui vaut pour tout être vivant"(Schopenhauer, le Monde comme Volonté et comme Représentation). En d'autres termes, puisqu'il n'y a pas de "représentation" causalement autonome du réel perçu par rapport au réel de la motion, "le monde et la vie sont une seule et même chose"(Wittgenstein, Tractatus, 5.621). Concrètement, si être vivant, c'est percevoir en se mouvant ou se mouvoir en percevant, alors, pour toute organisation auto-poïétique, "les signaux perceptifs d'un groupe de cellules perceptives se réunissent en dehors de l'organe de perception, en dehors du corps animal, en des unités qui deviennent les caractères des objets situés en dehors du sujet animal dans son monde propre [seine Umwelt]"(J. von Uexküll, Mondes Animaux et Monde Humain). Dit encore autrement, l'être-perçu par le vivant ne se fractionne pas en un objet physique dans le monde extérieur plus un objet mental dans le corps propre du vivant, mais se trouve être indissolublement constitutif de ce "monde propre" qui englobe tout à la fois le vivant et l'objet perçu par le vivant. Le "monde propre" (Umwelt) est donc une notion qui permet de donner un contenu intuitif précis à la notion varélienne de "clôture" et qui autorise à jeter définitivement aux oubliettes la fastidieuse dichotomie entre "sujet" et "objet". Mais, pour mieux saisir encore cette notion, von Uexküll nous propose d'abandonner le modèle humain, pour celui, beaucoup plus simple, du monde de la tique : "la richesse du monde qui entoure la tique disparaît et se réduit à une forme pauvre qui consiste pour l’essentiel en trois caractères perceptifs [acide butyrique, poils, chaleur] et trois caractères actifs [se laisser tomber, fouiller, piquer] – son Umwelt. Mais la pauvreté de l'Umwelt conditionne la sûreté de l’action, et la sûreté est plus importante que la richesse"(J. von Uexküll, Mondes Animaux et Monde Humain). Le propre (l'efficacité) du "monde propre", c'est, en effet, la simplification, l'appauvrissement nécessaire d'un réel dont seuls ne sont perçus et ne sont de nature à être modifiés que les éléments (les "objets") pertinents pour l'organisation vivante qui y exerce sa perception/motion relativement à l'urgence néguentropique hic et nunc. Par exemple, s'agissant du "monde propre" de la grenouille, Jacques Bouveresse relate le fait suivant : "la grenouille présente la particularité de ne pas voir le détail des parties immobiles du monde qui l'entoure, ou, en tout cas, de ne pas être concernée par elles. Elle peut mourir de faim au milieu d'une provision de nourriture parfaitement accessible mais qui n'est affectée d'aucun mouvement. Son choix de nourriture n'est déterminé, en fait, que par la dimension et le mouvement"(Langage, Perception et Réalité, iii). L'Umwelt de la grenouille ne contient donc que des "objets" comestibles en mouvement. Des "mêmes" immobiles, on ne peut même pas dire qu'elle les dédaigne puisque, littéralement, elle ne les voit pas, et elle ne les voit pas parce qu'ils n'existent pas  ! Le "monde" de la grenouille n'est décidément pas le nôtre. Pas plus que le "monde" de l'abeille qui "voit" des "objets" réfléchissant la lumière ultra-violette, ou celui du reptile qui "voit" l'infra-rouge, ou encore celui de la chauve-souris qui "entend" les ultra-sons, etc.  

Mais (re-)venons-en à homo sapiens dont les fonctions sensori-motrices spécifiques sont le résultat de millions d'années d'histoire évolutive mais dont la pertinence vitale de l'Umwelt est fortement atténuée par l'accumulation d'innombrables strates successives de civilisation plus ou moins récente, au point que "percevoir", "penser", "prendre conscience", "agir", etc. réfèrent souvent à des actes réputés intentionnels, voire volontaires, donc libres de toute urgence vitale. Justement, l'un des théoriciens de la soi-disant liberté existentielle humaine, lui-même phénoménologue, pose clairement les limites de l'intentionnalité en matière de perception du monde : par exemple, "lorsque j’entre dans ce café pour y chercher Pierre, il se fait une organisation synthétique de tous les objets du café, sur fond de quoi Pierre doit apparaître"(Sartre, l’Être et le Néant, I, i, 2), voulant dire par là que je n'isole dans le réel que l'"objet" que je DOIS percevoir en fonction de quelque niveau d'urgence que ce soit et, circulairement, je ne DOIS percevoir que l'"objet" que j'ai la faculté physique d'isoler dans le réel. Mais allons plus loin : dans la mesure où, avons-nous dit, la clôture en temps réel des facultés  et donc aussi des structures sensori-motrices d'une organisation auto-poïétique soumet celles-ci à des apprentissages (facteurs de mémoire comme de modification aléatoire), le "monde propre" d'une organisation donnée peut différer et même, DOIT différer, si peu que ce soit, de celui d'une organisation de même type située au même niveau dans l'échelle de l'évolution (deux corps individuels de la même sous-espèce, deux sous-espèces de la même espèce, etc.). On en déduit que la double clôture topologique/organisationnelle est dénuée de frontière puisque, par le truchement de l'apprentissage, "l’expérience motrice [du] corps […] fournit une manière unique d’accéder au monde et à l’objet qui doit être reconnue comme originale et peut-être comme originaire. [Le] corps a son monde ou comprend son monde"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, I, 3). Du coup, en raison de la variabilité aléatoire des expériences sensori-motrices de chaque niveau d'organisation auto-poïétique  relativement au chaos du réel, on voit à quel point est problématique le confinement en un même lieu, celui-ci fût-il une planète, d'une myriade de "mondes" vivants, tous dépourvus de bornes et qui, mutuellement, s'interpénètrent, s'influencent, se combattent, et parfois se détruisent. Même s'agissant de la seule espèce humaine, et sans développer ici les vertigineux enjeux psychologiques, moraux, éthiques, esthétiques, juridiques, écologiques et politiques que recèle le problème de la multiplicité de ces "mondes propres", qu'on réfléchisse à ce qu'implique le simple fait que s'"il n'y a pas d'autre monde que celui formé à travers les expériences qui s'offrent [à l'organisation auto-poïétique] et qui font [que celle-ci est] enfermée dans un domaine cognitif dont [elle ne peut] échapper"(Varela, l'Histoire Naturelle de la Circularité, iv, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant), alors, nécessairement, toute personne humaine peut dire : "je suis mon monde (le microcosme)"(Wittgenstein, Tractatus, 5.621) au sens où, notamment, "le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux"(Wittgenstein, Tractatus, 6.43). Bergson, tout comme Proust, ont montré à quel point l’œuvre d'art permet de diffracter en une infinité de "mondes", chacun étant "propre" à l'artiste, le réel réduit à sa seule dimension humaine.

(à suivre ...)
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