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Les philosophies existentielles

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Kierkegaard est le fils spirituel de cette tradition.
On écarte Hegel, on parle de la subjectivité, mais il va falloir l'explorer et se livrer à un travail pour montrer que cette forme qu'elle doit avoir, elle doit se la donner. L'idée de stade de l'existence correspond à cela. A la fois l'existence est un cheminement, mais si ce chemin est continu, néanmoins il est marqué par des moments et pour conserver son dynamisme et suivre son cours dans le temps il doit nécessairement nous proposer des formes d'existence.
 
C'est à construire ces configurations et ces formes d'existence que nous allons utiliser notre énergie vitale d'une certaine façon, et lorsque nous aurons épuisé de l'intérieur ce que telle ou telle forme, c'est-à-dire tel ou tel stade de l'existence sera susceptible de nous apporter, c'est de l'intérieur que nous aurons ce dynamisme, cette puissance, cette force, cette énergie pour dépasser ce stade et passer à un stade supérieur.

Si l'on admet que l'intériorité de l'existant est sa vérité première dont il faut partir, on peut comprendre la nécessité de ce stade esthétique. En effet on peut poser la question : qu'y a-t-il de plus particulier et de plus individuel, en un mot qu'y a-t-il de plus subjectif que la sensation aisthêsis ?

La réponse de Kierkegaard est qu'il nous faut partir de ce qui est le plus particulier, le plus individuel, le plus subjectif c'est-à-dire la sensation.
La sensation est tellement particulière et subjective que littéralement il y a quelque chose d'effrayant car elle nous menace de solipsisme. Comment sortir de la sensation puisque nous sommes seuls avec nous ? D'un certain point de vue c'est un avant-goût de la mort. Nous mourons seuls et la mort est l'aventure la plus solitaire qui soit, personne ne peut mourir à notre place dit Heidegger.

La sensation à l'intérieur même de la vie nous offre une expérience radicalement solitaire et de fermeture et de clôture. Quand nous ressentons quelque chose nous le ressentons nous, personne ne peut le ressentir à notre place.
Quand je veux communiquer une sensation que j'ai à l'autre, je suis obligé d'en passer par le langage, par la communication, mais le langage n'est pas la sensation, le langage traduit cette expérience unique qui est la sensation dans autre chose, donc, traduisant, forcément il trahit.

Et s'il est une chose que nous sommes ontologiquement incapables de transmettre, de communiquer à l'autre c'est bien tout ce qui est attaché à la sphère de la sensation.
La sensation nous replie un peu plus sur nous-mêmes, et nous fait découvrir comme la monade de Leibniz un petit atome libre, séparé des autres, qui avec le langage et tous les langages symboliques que l'on construit, essaye de créer des passerelles et des liens mais nous sommes toujours cette monade.

Nulle surprise à ce que le premier stade au travers duquel notre existence va nous apparaître mais aussi se constituer, se donner d'une façon passive, mais se constituer avec ici la participation, l'action, la liberté, la recherche d'une forme du côté du sujet qui vit ou qui existe, ce premier stade sera un stade qui va se construire autour de la sensation et sera baptisé stade esthétique.

Évidemment il ne s'agit pas ici simplement de se laisser aller à ressentir quelque chose, c'est le piège. Kierkegaard est bien conscient que la sensation nous fait courir le risque de demeurer des êtres passifs, puisque lorsque nous ressentons, nous accueillons une sensation. Elle se fait par des mécanismes physico-chimiques à l'intérieur de notre corps, mais nous l'accueillons.
Si nous en restons là nous sommes dans la passivité.

C'est justement parce que la sensation fait courir à tout être vivant quel qu'il soit pour peu qu'il soit sensitif, doté ou doué de sensations, ce risque de passivité, qu'il faut la mettre en forme, la travailler.
C'est ce que propose le stade esthétique, ce travail de la sensation pour en faire quelque chose, nous arracher à la tentation de la passivité. Il va donc falloir la rechercher systématiquement, la provoquer puis la mettre en forme, en un mot l'organiser, le séducteur ne fait que cela.
 
On comprend au travers de tout cela que l'esthète, et celui qui vit dans cette configuration esthétique, recherche au travers de la sensation, l'absolu. Recherche de l'absolu au travers de ce qui est particulier, contingent, rémanence hégélienne. L'esthète est voué à une recherche systématique et effrénée de toutes les sensations et en particulier le plaisir.
Si l'esthète dévoue sa vie à la sensation, à la recherche du plaisir c'est parce qu'il est totalement désespéré.

Ce stade esthétique va se construire autour de la sensation. Mais la sensation est la première chose à laquelle on s'accroche parce que c'est la première chose qui nous est donnée. C'est la pauvre défense que, dans notre jeunesse, nous trouvons pour nous sauver du suicide et pour nous protéger un petit peu contre le désespoir absolu.
Si nous ne dépassons pas le stade esthétique nous sommes nécessairement voués à la mort.
Les grandes figures dont va se servir Kierkegaard  dans « l'alternative »  pour analyser en profondeur et d'une façon très précise toutes ces postures que l'on trouve chez l'esthète dans ce stade esthétique, que ce soit Don Juan ou Faust, conduiront à la mort.
 
L'esthète est donc celui qui ne veut même plus s'accrocher à la nature.
Là où le romantique faisait de la nature une déesse mère rédemptrice, consolatrice, l'esthète, lui, récuse totalement la nature. Il ne peut donc saisir l'absolu que dans l'incandescence même de son désir. C'est dans  l'incandescence de ce désir qu’il va falloir pousser jusqu'à l'extrême, qu'il va pouvoir goûter le plaisir. Mais justement qu'est-ce que le plaisir pour Kierkegaard sinon l'oubli de soi.

Dans le plaisir il y a une forme d'oubli, il y a une coïncidence avec soi mais cette coïncidence se fait sur le mode d'une échappée à soi.
 Il y a tout l'individu symbolique que je suis qui met en mots, qui met en langage, qui se tient toujours décalé pour pouvoir juger de ce qui lui arrive. Tout ceci s'anéantit dans le plaisir, et donc dans le plaisir on peut dire qu'il y a l'oubli de soi. Ce sont des moments extatiques du plaisir que l'on trouve non seulement dans l'amour mais aussi dans la jouissance esthétique au sens traditionnel du terme, c'est-à-dire dans la saisie du beau.

La communion de la beauté au travers des œuvres d'art, et particulièrement de la musique, puisque pour Kierkegaard la musique à travers Don Juan c'est pas définition et par excellence l'art susceptible de combler l'attente esthétique, nous permet d'échapper à nous-mêmes, et nous nous reposons quelques instants du désespoir qui nous ronge. Tels sont les moyens que l'esthète se donne pour briser un moment le sentiment de sa propre finitude. Dans le plaisir nous coïncidons enfin avec nous-mêmes.

Dans la rhétorique libertine du XVIIIe siècle le plaisir amoureux était désigné par cette métaphore de petite mort. Le plaisir amoureux est le paradigme mais on peut décliner les autres plaisirs.
Dans tous les plaisirs intenses il y a des moments d'absence, d'oubli de soi. Nous ne nous posons plus comme sujet, nous collons complètement avec l'objet dans une adéquation parfaite pendant un moment. On retrouve le sens extase, il y a une sortie de soi, un oubli de soi qui fait du plaisir l'expérience la plus dangereuse qui soit puisque c'est à la fois un avant-goût de la mort, un avant-goût d'état limite où je ne m'appartiens plus.

Ceci va être manié dans une dialectique subtile chez Kierkegaard puisque à la fois c'est ce qui est recherché par l'esthète et en même temps il en connaît les dangers. Il va falloir à la fois rechercher cela et se protéger du danger qui serait que à trop ne viser que les plaisirs on finirait par ne plus rien contrôler.
 
C'est ce qui menace « le sensuel grossier ». Or l'esthète est tout sauf un sensuel grossier. C'est ce qu'avait compris les grands libertins  de fin XVIIe et XVIIIe siècles. Dans les analyses que fait Kierkegaard des deux grandes figures Don Juan et Faust, on voit que plus il analyse ses deux grands mythes plus il met en avant le fait que ce n'est pas la possession des femmes séduites qui les intéressent, cela ça les ennuient. Il le dit bien pour Don Juan. Ce qu'il intéresse c'est de croire qu'il est capable de construire une arme, l'arme absolue.

On est dans une machine tout à fait intellectuelle. La passion est évitée, elle est dangereuse et remplacée. Ceci ne peut conduire qu'à la mort. Si nous poursuivons uniquement dans le droit fil de l'esthétique, cet ennui que nous cherchions à éviter qui ronge déjà les préromantiques et les romantiques nous le réintroduisons à l'intérieur même de la conduite séductrice.

Il faut à Don Juan démultiplier le nombre de conquêtes, séduire de plus en plus de femmes parce qu'il supporte de moins en moins l'interstice qu'il y a entre deux conquêtes. A partir du moment où Don Juan (Mozart) provoque le Commandeur à dîner, qu'il soutient ce repas et qu'il provoque la mort, démontre bien de façon rétroactive qu’il a toujours su que cette conduite n'avait de sens que dans un défi permanent jeté à la mort et en même temps que son être ne tenait que dans ce défi. Si je ne peux plus défier la mort au travers de l'Eros je n'existe plus.

Nous sommes en permanence des êtres en perspective, des êtres en devenir.
Si l'on admet cela, on ne peut arrêter ce flux (Héraclite) cela veut dire que notre demande de vérité nous devons la mettre dans la même perspective, elle est le produit de notre évolution et de notre rapport au temps. Nous sommes toujours dans l'illusion par rapport à nous-mêmes
Notre demande de vérité sur nous-mêmes est travaillée par le temps. Elle est donc toujours porteuse d'une illusion. Jamais nous ne posséderons la vérité objective et absolue sur nous-mêmes. Ce que nous voulons savoir sur nous-mêmes c'est quelque chose qui est formé et qui est le fruit de notre histoire et dans cette histoire, nécessairement, du temps que nous avons vécu, de ce rapport au temps. Donc notre demande de vérité change elle-même dans le temps, ce qui veut dire qu'elle est elle-même dans cette illusion absolument générale.

Les stades que Kierkegaard va découper artificiellement dans ce flux qu'est la vie cela correspond à cela.
C'est cette idée que nous nous emparons d'un certain nombre de choses que la vie nous offre, à commencer par la sensation, la recherche de sensations plaisantes, donc une certaine addiction toujours possible au plaisir, que nous en passons par là et qu’à l'intérieur de cette configuration nous projetons l'existence d'une certaine façon. 
Nous la voyons d'une certaine façon, nous l'interrogeons d'une certaine façon et l'interrogeant d'une certaine façon, nous ne pouvons en obtenir que des réponses que nous analysons d'une certaine façon.
Il nous faut éprouver nous-mêmes les limites de cela pour justement voir que pousser au bout c'est la mort nécessairement, et que si ce n'est pas la mort c'est de toute façon ce à quoi nous prétendons échapper qui nous rattrape, c'est-à-dire l'ennui.

Le fait que Don Juan lui-même est obligé d'enchaîner sans aucun répit conquêtes sur conquêtes montre cette inanité profonde. Son être n'est rien, il est ce pur mouvement de séduction. De la même façon que chez Sartre notre être n’existe pas. Ce que nous sommes c'est l'ensemble de nos actes et donc c'est notre transcendance.
C'est pour cela que la conduite séductrice est une conduite de mort.
Dans ces mythes nous avons vu le côté brillant, le côté affirmation de la vie, le côté dionysiaque.  C'est notre héritage méditerranéen, notre côté latin. Il y a une lecture scandinave de tout cela dont Kierkegaard est un des représentants. Une part d'obscurité des mythes les plus solaires de notre culture. 

Il y a la puissance qui s'enivre de sa propre puissance de séduction, le désir qui s'enivre de lui-même c'est Don Juan.
De l'autre côté c'est Faust qui a une conduite réactive au désir c'est-à-dire qu'il est déçu du savoir, la science ne lui apporte rien, en tout cas il n'y a pas de science de l'existence. La science ne nous apprend rien sur comment vivre, comment fabriquer notre bonheur. On peut être très savant et être misérable et lamentable dans sa propre vie. C'est parce qu'il a lu tous les livres et qu'il est toujours aussi malheureux que Faust va découvrir le désir. Le désir est donc réactif. C'est quelque chose qui est censé réparer ce que la science est incapable de lui donner.
Donc caractère subjectif de la sensation.

Au sein de ce stade esthétique et avant de voir Don Juan il nous faut nous arrêter sur la conception de la femme, de la féminité. Kierkegaard va tenir sur la femme un discours paradoxal. Il parle de la femme d'abord comme l'être que l'on adore « l'homme s'approche en adorateur… Je dis en adorateur, car tout soupirant l'est vraiment ».
Il faut souligner le « vraiment » qui a l'air d'attester d'un discours sincère et en même temps sur la sincérité, c'est-à-dire le soupirant est vraiment, réellement, sincèrement en adoration devant l'objet aimé et Kierkegaard semble en faire lui-même le constat sincère. Mais il rajoute ce qui fait et l'ambivalence et le paradoxe de son propos que le prétendant en demandant la jeune fille qu'il aime en mariage «sacrifiait à l'illusion ».

Essayons de comprendre cette posture ou à la fois cette adoration de l'objet aimé et une conscience lucide du côté du soupirant qu’en convoitant la jeune fille, en la demandant en mariage il ne fait que sacrifier à l'illusion. Ici Kierkegaard est encore très hégélien. Pourquoi le soupirant sacrifierait-il à l'illusion ?

« La femme éveille l'homme à l'idéalité et l'y rend créateur par son rapport négatif vis-à-vis de lui ». Au point de vue de la terminologie c'est absolument du Hegel, mais c'est du Kierkegaard.
Il nous faut comprendre que la femme n'existe pas en soi, elle est la simple médiation par laquelle l'homme accède à lui-même. Elle va servir un peu de révélateur en même temps que de catalyseur et cet accès à soi, on pourrait dire à la spiritualité, à l'idéalité, ici un terme hégélien.
L'idéalité est tout simplement le stade de l'idée c'est-à-dire lorsque l'homme précisément commence à s'élever de la sphère du sensible, des impressions, de l'émotion et par un travail, le travail artistique, esthétique, il commence à s'élever à la sphère de l'idée, du concept mais aussi avec dans l'idée quelque chose de beaucoup plus créateur que dans le concept.

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Donc la femme n'a aucune existence en elle-même. Elle est la médiation nécessaire à l'homme pour que celui-ci puisse se spiritualiser, accéder à l'idéalité y compris à la sienne propre.
La femme est ce support, ce pôle contingent sur lequel se projettent les fantasmes de l'homme, mais cela va révéler à l'homme l'existence de monde autre.

C'est par delà  la médiation du féminin que l'homme découvre qu'il existe, au-delà du monde dit réel, du monde naturel dans lequel nous subissons tous les déterminations de la nature (corps pesants), un monde épuré totalement spirituel, un monde des idées, un monde tout à fait platonicien qui essaierait de retrouver quelque chose qui va intéresser le désir.
Un monde de pures idées où tout est idéalisé où la laideur, la misère, l'étroitesse de la réalité, tous les thèmes romantiques apparaissent comme insupportables, d'où l'idée de sortir de cette prison de la réalité.

Or la femme apparaît comme cette ouverture, cette fenêtre qui s'ouvre à l'homme et au-delà de laquelle il va lui-même pouvoir s'ouvrir à l'existence du Beau, de la Beauté, de l'Amour.
Mais il s'agit du Beau comme forme, de l'Amour comme forme.
Et ce phénomène d'idéalisation est tellement puissant que chaque fois que l'esthète devra faire l'épreuve de la réalité il ne pourra trouver que l'aspect décevant de cette réalité, puisque la réalité n'a rien à voir avec cet idéal que l'esthète constitue. La femme n'est que la tentation platonicienne de l'homme. 

Donc par la femme découverte de la pureté, de la perfection absolue. Cependant cette pureté cette perfection absolue que l'on projette loge dans une personne réellement existante et réellement en chair. Il faudra donc s'accommoder de ce qui sera vécu par l'esthète comme un écartèlement, d'où le thème récurrent de l'épouse et de la maîtresse : l'épouse n'éveille pas l'idéalité trop occupée à accomplir ses tâches domestiques. Le mariage est la mise à mort de l'idéalité.

« La femme inspire l'homme aussi longtemps qu'il ne la possède pas ». La possession détruit le fantasme, substitue le réel au possible et en tant que tel révèle la finitude de l'être possédé. La femme apparaît comme le fini, elle est cet être enserré dans des limites physiques, charnelles.
 
Mais le phénomène d'idéalisation tente par tous les moyens de passer outre ces limites et donc de conférer à cet être un caractère illimité, infini, d'où la phrase « la femme n'est que le fini porté à la puissance d'un infini trompeur ».
La femme en elle-même n'est rien mais elle est ce qui suggère l'infini. Et l'infini dont il est question ici c'est l'infini de la puissance du désir. Au travers de l'être féminin ce qui se découvre c'est ce que l'on pourrait appeler l'objet paradoxal du désir puisqu'en analysant cette notion de désir on voit qu'il ne poursuit pas strictement le plaisir.
Mais à la question que veut le désir, on ne peut que répondre : le désir veut le désir (Hegel).

Le désir aspire à sa pérennité car il a toujours su qu'au travers du plaisir qu'il fait semblant de poursuivre, il poursuit sa propre mort. D'où le lien occulté par la culture occidentale : désir-mort.
En saisissant l'objet susceptible de me procurer du plaisir c'est bien ma propre mort que je poursuis, en tout cas la mort de l'être désirant que je suis, la mort, au fond, du désir. C'est pour cela que l'une des figures privilégiée du stade esthétique ne peut être que Don Juan, car Don Juan n'est pas un jouisseur, il en est même la figure la plus opposée. Don Juan est le séducteur, et l'aventurier du désir, celui qui essaye de ne se tenir que dans le désir.

Désir et plaisir ouvrent sur la mort selon deux modalités totalement opposées, plutôt jouissance que plaisir. Le plaisir se définit comme étant marqué par l'organicité, la sensation, alors que dans le terme jouissance il y a place pour la représentation symbolique du plaisir. La jouissance est cet au-delà du plaisir. Je continue à fantasmer au-delà même précisément du plaisir réel que je peux tirer de telle ou telle expérience.

C'est comme si, au sein même de cette expérience, qui est une expérience de  plénitude, un creux indicible se formait et indiquait que l'objet susceptible de conférer un plaisir absolu était posé comme impossible et toujours absent.
 La jouissance dit quelque chose de l'absence. Même dans l'étreinte, même dans la présente la plus « présente » quelque chose d'absent est toujours absolument là.

Mais justement c'est le mystère de la jouissance, il n'y a pas que frustration ou désespoir, il y a cette projection permanente, cette fantasmatisation d'un objet idéal qui ne peut pas exister, à la poursuite duquel nous sommes tous individuellement, qui à la fois alimente le plaisir et en même temps donne la possibilité strictement humaine d'avoir du plaisir de notre propre plaisir.

La jouissance est cette promesse d’un plaisir toujours autre vers lequel nous tendons et qui est susceptible en retour de faire que nous soyons non pas totalement emprisonnés dans la sensation du plaisir, mais au-delà de cette sensation, nous élever au plaisir du plaisir.
Comme cet objet de la jouissance n'existe pas, c'est un objet que nous devons poser symboliquement mais c'est à ne pas exister qu'il peut nous tirer vers l'avant toute notre vie. La jouissance ne peut ouvrir que sur la mort puisque rien ne viendra la donner, elle ne pourra rien habiter qui soit limité donc elle finit par se confondre avec la mort.
La jouissance nous voue à la mort et le désir poursuit sa propre vie au travers du plaisir qui nécessairement le nie, mais également dans tout désir se poursuit le désir de l'autre (Hegel). Ce n'est pas l'autre que je désire, ce que je désire c'est le désir de l'autre. Quand ce désir vient à manquer, j'ai l'impression de ne plus véritablement exister.

Sous les thèmes de jouissance et de désir qui nous semblent tout à fait positifs se cache du négatif et ce négatif se manifeste au travers de la figure de la mort : la figure du Commandeur pour Don Juan.

En ce sens Don Juan ne peut que mourir non pas pour des raisons morales, mais pour des raisons d'économies libidinales. Il ne peut que convoquer, provoquer la mort. La dimension métaphysique de Don Juan est gommée chez Molière c'est pour cela que Kierkegaard choisit le Don Juan de Mozart, le mythe : le livret de Da Ponte et l'opéra de Mozart lui-même. 
La scène de l'invitation à souper et le souper avec le Commandeur figure métaphoriquement le moment où se révèle la vérité en même temps que la réalité du désir.
Et ce moment de révélation où le désir est révélé à lui-même, où il saisit sa propre essence, c'est le moment où il est foudroyé c'est-à-dire le moment où il bascule dans la mort.

« La femme est le fini…donc un être collectif, toute femme est légion, voilà ce que seul comprend l'érotique ». La femme doit être ici utilisée comme un terme générique. La femme ne réside en aucune femme particulière mais chacune exprime la femme d'une façon déterminée, particulière et contingente. Conséquemment l'homme éveillé à l'idéalité poursuivant la Beauté, l'Amour, le Plaisir, la femme n'existant nulle part, elle ne leur être que légion.
 
Il va falloir pallier la déperdition du qualitatif par le quantitatif. On entre vraiment dans le donjuanisme, la multiplication des conquêtes. Don Juan est un principe, le principe même de la séduction. Un principe n'a en soi aucune limite, la séduction est mouvement vers, sans fin, sans terme.
La conception donc que Kierkegaard propose de la femme : un être sans existence véritable, médiation pour l'homme qui puise en elle son inspiration et va découvrir ses possibilités de création. 

La femme est l'être  pour « autre chose » (vocabulaire hégélien) est une expression qui exprime véritablement ce que l'on appelle l'aliénation. Quand on est aliéné on ne dépend pas de soi, on dépend d'une autre instance que soi-même. On ne s'appartient pas à soi, on n'est pas un sujet on n'est pas un être souverain.
Quelle catégorie la penser ? Il faut la penser comme un être totalement aliéné, qui n'est pas un sujet. Cet être qui existe toujours pour autre chose, entre autre pour l'homme, est un être qui par l'illusion de son charme crée des formes qui font miroiter l'existence de l'infini. Mais sa réalité est d'être un être naturel.

L'esprit ne peut pas créer à partir de rien, il lui faut être fécondé par la nature. La rencontre avec le féminin est incontournable. Elle ne vit que d’une vie végétative, elle est privée de liberté et elle n'est justifiée que par le mariage, la maternité.
C'est un thème romantique : «Mon cœur mis à nu » Baudelaire, texte très cru.

Ce thème rapport femme-nature est un terme récurrent du romantisme et d'une façon générale des arts.
Sous cette assimilation apparemment anodine de la femme et de la nature se cache le ressort le plus redoutable de l'oppression sexiste puisque cette assimilation renvoie à l'opposition nature-culture, et la philosophie nous a appris que toute culture  ne peut s'édifier, s'élaborer qu’en niant la nature, dont elle ne peut, par ailleurs, se dispenser.
Autrement dit la naturalité de la femme est une idée très dangereuse puisqu'elle nous habitue à l'idée que, puisque toute culture, toute civilisation, le concept, l'idée, la spiritualité, l'idéalité que nous vénérons tant dans nos cultures, ne peuvent s'édifier qu'en niant la nature. Il est donc tout à fait justifié, donc naturel, en un mot normal que la femme soit dénigrée, exploitée.

Que va nous révéler Don Juan par rapport à l'ensemble de ces idées ?
Si Don Juan représente pour Kierkegaard l'un des aspects du stade esthétique c'est qu'il cristallise, ce qu'en terme hégélien nous pourrions appeler le dialectique fini-infini. 
 Don Juan représente la finitude du désir qui ne peut se concrétiser.
Le séducteur au terme de chacune de ses conquêtes ne peut que découvrir la souffrance du désir et découvrant cette limitation, il tente de s'arracher de ce fini pour repartir vers la quête en tant que telle, la quête elle-même.

En se confrontant aux limites du fini, c'est-à-dire à chaque femme séduite, Don Juan éprouve la nécessité de dépasser ses limites.
L'infini ici c'est ce qui s'engendre éternellement au travers de l'épreuve du fini. L'infini n'est pas à l'extérieur du fini mais il est la concrétion même d'une certaine expérience de notre finitude au travers de la quête donjuanesque. L'infini c'est l'infinité des possibles et l'esthète est celui qui ne peut soutenir son existence qu'en refusant en permanence de s'enfermer dans l'un des possibles.

Au travers de l'existence de Don Juan se spécifie ce refus du choix. Choisir impossible, c'est exclure l'infinité des autres, c'est s'assigner des limites dans lesquelles on trouvera des formes mais dans lesquelles il nous faudra abandonner cette quête de l’infini.
Dans le stade esthétique c'est la seule façon, pour l'instant, que l'existence ait trouvé pour s'éprouver et s'assurer d'elle-même. Or elle va s'assurer d'elle-même d'une façon très paradoxale puisque c'est dans l'informe, dans l'incapacité de s'arrêter, de soutenir la moindre limite qu'elle va se comprendre et se réfléchir.
 
Caractéristique de l'existence esthétique telle que Don Juan nous la propose.
L'existence esthétique est jeu avec les possibles. Elle ne peut donc s'accomplir au travers du caprice, de la désinvolture. L'esthète est non seulement celui qui accueille en lui tout ce qui est susceptible d'accroître son désir, de flatter ses plaisirs, mais il est aussi totalement dépourvu de préoccupations d'ordre esthétique, moral.

D'où un conflit entre préoccupations d'ordre esthétique, la recherche de la jouissance du Beau, et de l'autre côté les préoccupations morales qui nous font descendre dans le fini.
D'un côté une existence esthétique qui nous promet l'infini, de l'autre des soucis éthiques. L'esthète ne se préoccupe pas des questions morales il est seulement traversé par le mouvement même de son désir.
Huysmans : "A rebours", toute la littérature esthétique et décadente.

Vivre esthétiquement c'est produire sa vie non comme œuvre mais comme esquisse sur une scène. L'esthète joue sa vie, il est en représentation, mais ce faisant il accomplit une chose dont il n'a pas toujours bien conscience lui-même. Il va faire pénétrer la vie dans l'art et inversement il va pouvoir importer l'art dans la vie. L'art est plus que toute autre activité, pour l'être humain, ce qui exprime l'élément subjectif.

L'artiste doit assumer sa subjectivité et souvent il ne peut le faire que dans la solitude, dans l'absence de communication. Il va investiguer au moyen des arts la promesse de dépassement de cette subjectivité.
C'est pour cela que l'art produit ce que l'on pourrait appeler des figures archétypales, souvent tragiques, dont se nourrissent les mythes : Œdipe, Antigone, Phèdre, Médée, Don Juan, Faust. 
L'art est contraint à réfléchir sur les formes multiples que peut prendre l'existence pour un homme.

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Ce qui intéresse Kierkegaard dans la figure de Don Juan (Alternative- partie 1- paragraphe 82) est que Don Juan est un mythe qui apparaît et se développe dans toute l'Europe au moment où le christianisme réussit dans son implantation à imposer la scission entre le domaine du corps, la chair, et le domaine de l'âme, l'esprit.

L'idéal de vie qui s'impose c'est l'idéal monastique où il n'y a plus de combat entre la chair et l'esprit. L'esprit a gagné. Se retirer dans un couvent ou un monastère c'est faire le deuil de son corps, le deuil de la chair, faire passer une muraille entre le monde où ces choses là existent, et ce monde où seul l'esprit va pouvoir s'occuper de ses idées sur Dieu.
Cette scission étant bien établie le champ est libre pour la chair. Le désir a le champ libre et Don Juan est cette consécration de ce monde là, un monde qu'il faut investiguer dans cette totale liberté. Don Juan est pour Kierkegaard le désir livré à lui-même. Le désir est désir de domination. Ce désir illimité n'a pas de consistance, il est obligé d'éprouver la forme des objets qu'il rencontre : femmes mais peut-être aussi hommes, dans les grandes figures masculines, le Commandeur, objet sur lequel se cristallise la pulsion d'Eros, car le désir ne peut s'éprouver qu'en rencontrant la loi.

Or le Commandeur figure la loi. Et sur le Commandeur se cristallise la pulsion de mort. Il est l'incarnation de la puissance spontanée du désir ( Alternative 1- parag. 85) « Individu qui ne peut acquérir ni forme ni consistance. C'est un individu en perpétuelle création qui n'est jamais terminé. De son histoire d'ailleurs nous n'apprenons jamais rien de plus qu'en écoutant le bruit des flots ».

Kierkegaard reprend la métaphore marine de la vague, des flots qui semblent appropriés à une vie non réfléchie qui est la vie esthétique toute fluence, turbulence, effets de surface.
La sensualité indéterminée est la sphère de la mobilité insaisissable qu'aucune image aucun concept ne saurait restituer.
Ni la littérature ni la philosophie dit Kierkegaard ne sont des vecteurs et des instruments appropriés pour dire Don Juan, pour manifester ce qu'est Don Juan.

Seule la musique le peut, seule la musique est susceptible d'exprimer cette labilité du désir, cette indétermination, parce que la musique nous installe au-delà de la sphère de la représentation. Elle nous installe dans ce qui excède l'ordre du dicible, les mots, de l'ordre du visible, l'image, les symboles visuels. Seule la musique peut prendre en charge cet excès. Elle est le langage, au-delà du langage, qui tente de nous figurer des choses là où précisément cessent les mots. La musique est susceptible de manifester l'essence de cette figure de Don Juan parce qu’elle est l’art par excellence de l'intériorité, art du subjectif qui nous permet de combiner à la fois l'intensité et l'évanescence du son.

La musique est insaisissable, elle nous installe dans l'écoulement du temps.
 
Les arts plastiques intéressent l'œil, la peinture, sculpture, architecture tout ce qui s'offre à la puissance de la vue. Quand j'ai du plaisir esthétique face à ces œuvres que je contemple, je dis quelque chose de mon rapport au temps.
Si je suis mélomane et que j'ai un très vif plaisir à entendre de la musique je dis autre chose de mon rapport au temps. Dans la musique il y a une ouverture profonde de l'être au temps et particulièrement à la succession dont on sait bien qu'elle se termine par la mort. Art de l'intériorité, art de la succession dans le temps qui nous confrontent à la mort.
Par essence Don Juan est en lui-même une vibration musicale. Il faut cette vibration ordonnée, travaillée du son qu'est la musique pour mimer la labilité du désir qui jamais ne cesse, trouve des configurations passagères au travers d'objets qui croisent son champ.

Au cœur même du mythe il y a l'indicibilité.
Lorsque l'on construit des mythes on essaye de dire quelque chose qui peut être ineffable et indicible. Et la mort est, par définition, l'objet et indicible et ineffable.
Sous la force même du désir de Don Juan et sous la force séductrice il y a une très grande fragilité.

Don Juan incarne d'après Kierkegaard ce qu'il appelle « le démoniaque dans la sensualité ». C'est la tentation de la chair prête à tout sacrifier pour quelques instants de plaisir.
Mais déjà l'on comprend que le plaisir véritable n'existe que dans cette posture. Ce qui séduit Don Juan c'est de séduire. Il faut donc réitérer l'acte de séduction, prendre à chaque fois la pause, car le plaisir est dans cette posture.

Dans le stade esthétique la chair n'est pas seule en cause. La chair est le vecteur de l'esprit. Dans le stade esthétique s'installent peu à peu des éléments qui, évoluant, vont révéler à l'esthète que cette posture esthétique n'est pas totalement satisfaisante et qu'il doit évoluer vers le stade éthique. L'esprit  peut aussi succomber au démoniaque.
La seconde grande figure du stade esthétique à côté de Don Juan c'est Faust.

Alternative 1- paragraphe 59 : Faust est « un démon comme Don Juan, mais un démon supérieur ».

Bien que subissant la mort  Don Juan et Faust sont des figures opposées et même antithétiques.
Don Juan incarne la séduction exercée par le seul moyen de la puissance du désir. Ce qui séduit chez lui c'est la puissance du désir. Il ne personnalise aucune conquête, chaque femme conquise constitue un élément de la femme, de cette féminité abstraite qu'il recherche. Les femmes sont moins séduites par Don Juan en tant que tel que par la puissance de son désir relayée par ses paroles, lesquelles sont très restreintes et répétitives. Elles se limitent à deux choses :

1) dire à chaque conquête qu’elle est l'objet exclusif de son désir
2) de promettre le mariage
Le mariage pour Don Juan figure les chaînes que l'on impose imaginairement afin de mieux les briser et d'éprouver, dans cet acte de briser les chaînes, sa liberté et sa toute-puissance.

Faust au contraire figure un autre type de séduction.
Il s'agit de la séduction de l'esprit, et de l'esprit qui déjà se réfléchit lui-même, au travers de la nourriture spirituelle qu’il s’est donné : le savoir.
 L'esprit prend conscience de lui-même en éprouvant la déception du savoir. Faust incarne ce qui chez Hegel constitue ce qu'on appelle le savoir absolu. Or justement le savoir absolu révèle en Faust le signe de la puissance absolue prélude à la mort. 

Dans Alternative 1, Kierkegaard  souligne combien la sensualité et l'amour constituent pour Faust un remède à l'impuissance du savoir.
Le savoir est décevant. Il ne lui a rien apporté pour jouir de la vie, la comprendre, la diriger. Déception existentielle absolue et totale.

Cette ouverture brutale de Faust à la sensualité et à l'amour est d'emblée justifiée et comprise comme une sorte de remède à cette impuissance qu'il vit et qui ne lui est plus tolérable puisque cela va le porter à vendre son âme au diable.
Il s'agit donc pour Faust de sortir de la généralité du concept mais, contrairement à Don Juan, de s'arracher au laborieux travail de la médiation. L'esprit qui pense ne peut penser, plus encore réfléchir qu'en utilisant en permanence des médiations. On ne peut pas penser sans médiation. Et la médiation diffère notre rencontre avec le réel.

Quand je suis dans la médiation je ne cesse de repousser le contact avec le réel. Donc d'une certaine façon réfléchir, au sens vraiment intellectuel du terme, c'est construire des grandes architectures au  moyen de médiations.
Mais ces médiations ont toujours pour effet de repousser le réel. Et cela nous arrange bien parfois, cela nous protège car le réel peut être décevant. Faust qui a passé toute sa vie dans le savoir, dans la médiation, dans le concept a toujours échappé au réel et ce qu'il veut alors c'est retrouver l'immédiateté de la sensation, en un mot retrouver la vie, l'épaisseur de l'existence.

« Ce qu'il cherche n'est pas exclusivement le plaisir de la volupté, mais il désire l'immédiateté de l'esprit » Alternative 1- paragraphe 59.

Kierkegaard énonce en termes hégéliens l'impossibilité de la quête faustienne car l'esprit est par excellence le lieu où s'accomplit le long et laborieux travail de la médiation.
Il y a là quelque chose frappé d’impossibilité de sorte que toute l'histoire de Faust ne peut conduire qu'à la destruction, à la mort. Il faut que Faust découvre qu'elle est la contradiction monstrueuse dont il est l'expression pour que, l'ayant enfin découverte, cette contradiction s'annule, traduction littéraire, le personnage meurt.
Pour Kierkegaard la figure faustienne s'incarne tout à fait dans le penseur qu'est Hegel et dans tout penseur hégélien lequel est tout occupé à abstraire, a subsumer.
Le penseur abstrait, le philosophe, celui que rejette Kierkegaard c'est celui qui constamment part du réel, du particulier, ne le fait que pour l'arracher le plus rapidement possible à cette particularité, le subsumer sous la catégorie de l'universel de sorte qu'en réfléchissant la vie, le penseur nécessairement oublie de vivre.

De la même façon Faust a oublié de vivre dans les livres et lorsqu'il cherche à réparer cela il comprend que c'est irréparable et forcément ce retour à la sensualité ayant raté ce travail dialectique qui doit se faire au départ, ne peut ouvrir que sur un échec et particulièrement sur la mort.

Si  l’on fait le point sur l'esthète, qu'a-t-on appris ?

Vivre pour l'esthète c'est vivre sur le mode de l'immédiateté et si Faust a commencé à explorer la médiateté, son caractère décevant le ramène à l'immédiateté.
L'immédiateté est l'horizon sur lequel évolue l'esthète, sur lequel il déploie sa vie. Vivre sur le mode de l'immédiateté c'est être dans l'instant.
Mais attention cette formulation est ambiguë. Cela ne veut pas dire être dans l'instant sur le mode de celui qui, conscient de son passé, assumerait son histoire et enfin étant conscient de son passé, sachant un minimum assumer son histoire, serait capable d'habiter l'instant pour ce qu'il est, de s'y reconnaître, de l'y faire sien. Cela c'est la jouissance de l'instant éclairé par la totalité de ce que je suis jusqu'à maintenant. Ce n'est pas cela.

L'esthète n'est pas ainsi dans l'instant.
Il est dans l'instant, dans l'oubli de soi non pas dans la ferveur gidienne de l'instant, mais dans l'oubli de soi. Il est dans l'instant sur le mode de la perte, perte de soi.
Il est dans l'instant sur le mode de la jouissance qui n'est que le masque du désespoir.
C'est pour cela que la vie de l'esthète est nécessairement dispersion, éparpillement. Comme de l'autre côté sont éparpillés l'ensemble des instants qui constituent ce que nous appelons par anthropomorphisme aigu le temps et plus particulièrement la durée. Car c'est notre conscience qui exige pour se repérer que le temps ait un ordre. C'est nous qui relions l'instant et l'après. C'est notre conscience qui synthétise cela.

C'est pour cela que Bergson définit, aplatit la conscience, comme étant du temps. 
Qu'est-ce que la conscience chez Bergson ? C'est notre perception intime, cela commence dans le vécu du corps donc de la sensation, l'émotion, puis cela se prolonge intellectuellement parlant. La conscience pour Bergson est cette saisie intérieure du temps. Cette saisie intérieure du temps ne peut se passer que comme saisie de ce temps privilégié sur la conscience qu'est la durée. Ce que la conscience éprouve  en permanence au travers de l'expérience c'est la durée, durée des choses, durée de son être propre, durée du monde, durée des autres. Un temps intérieur est un temps tout à fait subjectif.

Cette infinité d'instants c'est ce qui constitue la réalité objective avec laquelle par ma conscience je triche. Cet éparpillement je l'ordonne et je lui substitue un ordonnancement que j'appelle la durée avec sa succession. Le réel objectivement parlant n'a rien à voir, n'a rien à faire de cet ordonnancement et de cette succession. Ceci n'intéresse que les exigences de ma conscience.

Alors l'esthète malgré ses raffinements, malgré ses postures de dandy ne doit pas nous abuser. Car il cache un être archaïque, tel qu'on le voit évoluer chez Kierkegaard. Pas l'esthète en général, mais celui qui est englué dans la matière, traversé par ce chaos, ce désordre du monde, et il triche puisque son « jeu » est d'arriver à ce masquer cela à lui-même. 

Comment ? En réfléchissant sur sa posture.

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Ce refuge dans le présent, dans l'instant se retrouve chez Don Juan, chez Faust sur des modes différents.
Chez Don Juan, éparpillement des conquêtes. Don Juan n'existe vraiment que dans le pur moment de la rencontre qui aboutit chez lui à une abolition du passé et une abolition du futur.
La légèreté et le poids insupportable de Don Juan, c'est de se ramasser dans l'instant, non pas au terme de cette aptitude que seule l'existence nous apprend à pouvoir assumer notre passé et le réinvestir dans le présent et s’y reconnaître, et en dégager les lignes futures. Le « bon » investissement du présent est celui qui semble le plus susceptible de nous apporter du bonheur parce que là nous nous reconnaissons pour ce que nous sommes.

La source profonde du malheur c'est cette incapacité à laquelle nous sommes de profondément nous reconnaître. Nous pouvons avoir la lucidité de bien analyser ce que l'on a fait, d'en comprendre les mécanismes, de bien cerner les finalités auxquelles nous avons obéi à tel moment de notre vie qui pouvaient par ailleurs nous demeurer obscures au moment où nous avons agi, et sachant cela une autre partie de nous ne passe pas. Cette absence là de reconnaissance c'est le déchirement profond.
C'est vraiment la source du malheur profond. Habiter l'instant c'est habiter l'instant avec cette connaissance de soi liée à son passé, son histoire. A partir de cela dégager un futur et un possible pour nous et une fois que le passé débouche directement, court-circuitant le présent sur le futur, revenir sur notre présent. C'est à cette condition que nous pouvons habiter notre présent.
Ce n'est pas du tout ce qu'accomplissent Don Juan et Faust. Ils sont dans cette adhésion à l'instant comme ultime bouée qui les préserve de l'horreur, du désespoir. On est dans une valeur refuge.

Éparpillement des conquêtes chez Don Juan, au contraire concentration sur un seul objet chez Faust, l'amour porté à Marguerite, mais qui est un amour jouissoire. C'est moins Marguerite en tant que telle qui intéresse Faust que ce qu'elle est capable de lui apporter en terme de consolation, de réparation.
Abolition du passé comme du futur également chez Faust qui tente dans le retour à la sensualité et à l'amour d'annihiler la brûlure du savoir. Mais dans les deux cas ce que l'esthète fait comme épreuve, c'est l'épreuve d'une aliénation fondamentale. Son existence ne dépend jamais de lui.

Kierkegaard insiste beaucoup sur le fait que contrairement à ce que l'on pense, l'esthète ne choisit pas. L'esthète n'est pas l'être du choix. Dans le stade esthétique on refuse le choix, ce qui en même temps, comme le dira Sartre, est un choix. Choisir de ne pas choisir est encore une façon de choisir. Mais ce n'est pas l'analyse de Kierkegaard. 
Au premier degré l'esthète refuse de choisir car il sait très bien spontanément que tout choix nous enferme.
La dynamique du désir veut qu'il ne se ferme rien et que ne pas choisir c'est embrasser les possibles qu'offrent la vie, se confronter à la multiplicité des expériences possibles.
L'esthète dit : je veux jouir de la vie. Mais qu'y-a-t-il dans cette expression se demande Kierkegaard, est-ce que cela va être une posture existentielle que nous allons pouvoir conserver ?  Mais méfions-nous de cette expression car celui qui veut jouir de la vie fait de la vie une instance qui lui demeure extérieure.
Tout se passe comme si la vie était une sorte d'objet à l'extérieur de moi que je veux m'approprier, posséder. Et bien entendu j'attends que cette position m'apporte du plaisir et de la satisfaction.
Or je fais dépendre mon être et son devenir de quelque chose que moi je pense et je vis et me représente comme étant, non pas moi, mais quelque chose qui est extérieur à moi, c'est-à-dire la vie.

Autrement dit l'esthète est celui qui n'a pas encore sa propre vie. Il n'imprime pas à la vie son propre sceau. Car s'il pouvait imprimer à la vie son propre sceau cela supposerait qu'il ait fait un choix. Or il ne peut et il ne veut pas choisir. Le choix constituera la marque privilégiée de l'autre stade, celui vers lequel lentement on s'achemine, c'est-à-dire le choix de l'éthique.
Kierkegaard formule cela en disant que l'esthète ignore le « ou bien ou bien » c'est-à-dire la nécessité du choix.

Dans le stade esthétique un plaisir en remplace un autre, il n'y a pas de choix, il n'y a pas d'alternative. L'esthète est prisonnier de sa jouissance dont il suit les exigences et les formes capricieuses.
La seule activité qui lui soit possible c'est celle de la réflexion. Il pourra réfléchir peu à peu à la forme que pourra prendre son plaisir, c'est ce que fera le narrateur de la troisième figure de l'esthète, héros du « Journal du séducteur » Johannes qui représente la figure la plus accomplie du stade esthétique.

C'est la figure la plus accomplie, néanmoins la plus éloignée de Don Juan, figure toute artificielle.
Pour Johannes l'artifice est poussé à la limite de sa propre possibilité. On ne peut avoir être plus artificiel que ce personnage.
Kierkegaard le fait apparaître dans « le journal du séducteur » comme un artifice dans l'artifice. Présentation de construction artificielle par le jeu littéraire et la fiction.
Cela se présente comme laboratoire expérimental où s'élabore et s'éprouve en même temps ce qui parachève la posture de l'esthète.
Le personnage de Johannes représente la séduction réfléchie, c'est-à-dire la séduction jouissant d'elle-même. La véritable jouissance et la véritable séduction se réfléchissant, ce faisant la jouissance s'épure puisqu'elle provient maintenant de la réflexion sur la jouissance.
Il n'y a plus rien chez Johannes de la puissance démoniaque de la sensualité.
Toute l'énergie vitale que l'on trouvait encore chez Faust est maintenant convertie en capacité réflexive laquelle n'obéit en rien à la spontanéité.
Mais pour construire cette machine de la séduction, la réflexion aura besoin de la ruse et du cynisme, ces deux éléments qui rendent odieux le texte.

Johannes se contemple en train de séduire Cordélia. Toute son entreprise vise à accomplir son art et à le porter à un degré ultime de maîtrise et de perfection. Ce moment atteint, la rupture figure la seule solution. Elle est nécessaire.
La jouissance n'est plus que dans la quête réfléchie et la séduction devient un jeu avec soi-même. « Tout est image, je suis mon propre mythe » dit Johannes.
L'objet est évacué.

Trois éléments sont repérables dans l'œuvre de Kierkegaard qui permettent de passer de la sphère esthétique à la sphère éthique. La sphère éthique va se présenter comme un dépassement nécessaire de la sphère esthétique. Ces sphères ne sont pas indépendantes les unes des autres, ni extérieures.

a) Le premier élément pourrait être représenté par le personnage de Johannes. 
C'est la sensualité mais qui est confrontée à l'esprit et qui va peu à peu être spiritualisée. Le plaisir le plus vif pour Johannes est de voir qu'il peut justement triompher de la sensualité pure. C'est la jouissance que l'on retire à voir l'esprit triompher de la sensualité pure, sorte d'alchimie qui lentement va transformer de l'intérieur la sensualité, la spiritualiser et de plus en plus nous allons rencontrer l'esprit.

b) Deuxième élément plus complexe.
Ce qui va permettre ce passage est un élément un peu paradoxal que Kierkegaard appellera plus tard le désespoir. Ces grandes figures sont des figures qui s'organisent autour de l'un de ces éléments qui devient l'élément principal permettant le passage.
Le rôle du désespoir et de la mélancolie : désespoir de celui qui découvre sa finitude et les limites qui sont les siennes précisément dans sa prison de chair c'est-à-dire dans son corps.
Découverte des limites propres à la sensualité qui ne parvient pas à se spiritualiser. Dans le cas de Johannes il y a un cheminement, la spiritualisation de la sensualité se fait. 

Dans le deuxième cas ce sera plus violent. On va faire l'épreuve d'une impossibilité de rencontrer l'esprit et c'est cette épreuve très douloureuse qui va permettre le bascul. Kierkegaard pense à la figure de Néron. « La mélancolie de Néron ».

Pour Kierkegaard Néron incarne l'esprit qui ne parvient pas à s'élever au-dessus de la chair et qui meurt progressivement au travers des excès de cette dernière.
Alors Néron halète, épuisé. « L'empereur n'a de repos que dans la jouissance mais voilà que l'angoisse le prend au cœur même de son plaisir. »
La jouissance est ici simplement le masque de l'angoisse. Qu'est-ce qui suscite l'angoisse de Néron ? C'est le vide qui se creuse au sein même du plaisir. Néron  s'angoisse face au vide laissé par l'esprit qui ne parvient pas à s'élever.  Il est le plus seul des hommes, plus nu que ceux qui ne possèdent rien. « Il brûle la moitié de Rome mais son tourment reste le même. Bientôt les distractions de ce genre ne le réjouissent plus. » Puisqu'aucun plaisir n'est susceptible de calmer cette angoisse alors Néron va « répandre l'angoisse autour de lui ».

A la fin de cette analyse Kierkegaard nous pose un diagnostic sur Néron.
Néron est un mélancolique. Kierkegaard définit la mélancolie comme « une hystérie de l'esprit ». Cette définition nous éclaire et nous enténèbre à la fois parce que Freud n'a pas encore écrit sur l'hystérie. On ne peut plaquer sur le texte de Kierkegaard la conception moderne et contemporaine de l'hystérie. Il nous faut donc revenir en arrière.

 A l'époque de Kierkegaard l'hystérie est conçue comme une maladie de la simulation. L'hystérique est soupçonnée mimer, simuler des troubles pour attirer sur elle l’attention. Avant les travaux de Breuer et Freud on a conscience que dans l'hystérie  il y a quelque chose qui intéresse la représentation c'est-à-dire l'hystérique n'est hystérique qu'à partir du moment où il y a un regard pour la voir.
 
L'hystérique est la malade, car il a fallu attendre les travaux de Breuer et de Freud pour commencer à détecter des symptômes y compris chez les hommes. Auparavant même lorsque les hommes étaient hystériques on ne les postulait pas comme tels, puisque l'hystérie était censée provenir d'une humeur baladeuse de l'utérus. Mais on a compris que dans l'hystérie quelque chose d'un trouble intéresse la nécessité de se donner en spectacle, de se représenter, de faire en sorte que tous les regards convergent vers soi.
Les hystériques vont être particulièrement punies de leur maladie puisqu'elles seraient de fausses malades, leur maladie serait imaginaire et elles se livreraient à cette débauche de cris et de gesticulations et autres comportements troublés et troublants que pour arracher une attention que dans la normalité on ne leur accorderait pas.
 Kierkegaard a peut-être compris intuitivement que le cœur même de l'hystérie n'est pas autre chose qu'une peur du face à sa propre jouissance.
 
On sait maintenant d'une façon clinique, c'est la peur de sa propre jouissance puisque dans la jouissance il y a quelque chose de l'ordre du vide, cette mélancolie, hystérie de l'esprit qui ne parvient pas à se ressaisir. L'esprit n'a pas encore trouvé la voie qui va lui permettre d'émerger, de s'arracher à la chair dont il est tout à fait l'esclave.
C'est cette existence emprisonnée qui aux yeux de Kierkegaard conduit à l'angoisse.

L'esprit se manifeste d'une façon négative sous cette forme dégénérée qui est d'une part la mélancolie et d'autre part l'angoisse qui se saisit de Néron. Il arrive un moment où tout homme normalement constitué ne peut plus se satisfaire du mode de vie esthétique. Il ne peut plus se satisfaire de l'immédiateté. Il acquiert peu à peu au travers même de son expérience esthétique une forme de maturité qui réclame une forme de vie supérieure.

Le mélancolique type Néron est celui qui masque au moyen de l'infinité de ses jouissances la finitude de la jouissance. Le mélancolique est celui qui aspire à l'infini mais qui se trompe d'infini.
Il loge l'infini dans l'infinité des plaisirs, des jouissances en en variant la forme sans limite. Mais ceci n'est pas le véritable infini que l'on ne peut trouver qu'en Dieu dans le stade final.
 
c) Le troisième élément est véritablement l'attitude du désespoir.
La mélancolie va libérer le désespoir qui est une attitude plus convulsive, plus crispée. Mais en même temps cette attitude bien que plus violente est déjà quelque chose d'intellectuel.
Le désespoir suppose en effet que nous puissions réfléchir les choses et en particulier réfléchir l'impasse de la jouissance, impasse à laquelle nécessairement nous sommes amenés si nous dévouons notre existence à la recherche de la jouissance stricte.

Le désespoir apparaît chez Kierkegaard comme à la fois le fruit d'une réflexion naissante et en même temps le moteur de cette réflexion. « Tu as scruté la vanité de toutes choses mais sans aller plus loin. A l'occasion tu te plonges dans cet état, et tandis que tu t'abandonnes un moment à la jouissance tu te pénètres en même temps de sa vanité. Tu es ainsi constamment hors de toi-même, je veux dire dans le désespoir ». 

A partir de là on va rencontrer une idée que l'on ne quittera plus jusqu'à la forme la plus élaborée de l'existence pour Kierkegaard qui est être soi, s’appartenir à soi-même, être en possession de soi. Mais il faut pour cela que nous cessions de vivre sur le mode de l'immédiateté, de la fragmentation qui est le mode du stade esthétique et que nous donnions consistance à ce moi qui pour l'instant, n'en n'a pas. Toutes ces modalités révèlent deux choses.

D'abord que ce stade esthétique doit être dépassé, abandonné, comme ne révélant aucune vérité véritable pour le sujet.
Ensuite le stade esthétique révèle au sujet de l'existence deux formes d'infini.

En effet on a vu que la règle de l'esthète est de ne pas choisir puisque ne choisissant rien il demeure dans l'infinité du possible.
Mais ne pas choisir, demeurer dans l'infinité des possibles nous confronte à ce que Hegel appelle le mauvais infini qui n'est que le masque de notre vacuité. C'est progressivement en découvrant cela que l'esthète comme moyen de défense élabore une attitude qui est l'ironie. 

L'on doit à Kierkegaard toute une théorisation philosophique de cette notion qu'est l'ironie.
L'ironie chez Kierkegaard est cette attitude qui consiste à nier constamment la consistance de toute réalité finie. Dans la vie l'ironie est une modalité de l'existence. Elle se marque dans les discours, elle a besoin de langage. L'ironie nous décale en permanence des choses. Quand nous sommes ironiques par rapport à un propos nous n'adhérons pas à ce propos mais au contraire nous essayons de creuser une distance, un écart par rapport à ce propos pour essayer de nous protéger, de trop adhérer.
L'ironie nous met en surplomb par rapport aux événements, aux autres, cela peut être aussi par rapport à soi-même. L'ironie parce qu'elle est décalage va contribuer à nous arracher à l'immédiateté de la jouissance.

Ce n'est pas seulement une figure de style chez Kierkegaard elle constitue une véritable catégorie existentielle au moyen de laquelle l'individu se place au-dessus de lui-même, de ce qu'il vit.
Par ironie il se tient comme en surplomb de lui-même. En se tenant désormais décalé, en surplomb avec lui-même, en utilisant l'ironie, progressivement il va s'arracher à la sphère de l'esthétique. « L'ironie c'est l'esprit qui toujours nie » Hegel.
L'ironie est la marque de la négativité de l'esprit mais c'est une marque qui est socialement acceptée et acceptable.
C'est une négativité qui s'exerce dans des limites, et parce que cette négativité n'est pas radicale et s'exerce dans certaines limites, elle est non seulement acceptée dans la société mais parfois recherchée, valorisée dans certains milieux.
Avec l'ironie donc la sensualité va s'observer et va se transformer, c'est-à-dire progressivement se spiritualiser.

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B) Le stade de l'éthique 
 
Le choix de l'éthique se construit autour de deux éléments centraux.
 
1) L'existence
L'existence va se reconstruire autour du choix. L'existence comme éthique arrache l'individu à l'indifférence et va le contraindre à choisir. Non seulement le contraindre à choisir, mais le contraindre à se choisir. La propriété marquante de ce moment de l'éthique qui reconstruit notre existence, c'est l'idée que l'individu va s'arracher à l'indifférence qui était la sienne et va être dans la nécessité de choisir et de se choisir lui-même.
 
2) La soumission
La soumission à des normes, principes et valeurs d'ordre général. Soumission d'obéir à des principes, de servir des valeurs qui ne sont pas individuelles mais qui appartiennent à  la communauté à laquelle on vit. L'individu va s'élever à la dimension morale et éthique.

L'individu a épuisé tout ce que ce stade esthétique pouvait lui apporter. Il a compris que la jouissance qui lui procure cette sphère esthétique est illusoire que c'est le masque du désespoir, c'est le masque de sa mélancolie qui se laisse davantage guidé par ses plaisirs plus qu'il ne les guide.
Donc le stade éthique commence par le choix et particulièrement le choix de soi. L'esthète devient donc éthicien lorsqu'il se pose la question de ce qu'il veut devenir, c'est-à-dire à terme ce qu'il veut être.
Mais cette question, que  devenir, quel type d'homme, d'être humain je choisis d'être, en  implique une autre qui est assez complexe et qui est celle du temps. En effet l'esthète vivait dans un éparpillement de ses désirs et cet éparpillement impliquait nécessairement une fragmentation du temps. Au fond l'esthète est celui qui jouit de chaque instant sans lier nécessairement entre eux l'ensemble de ces instants.

L'éthicien lui,  veut unifier son existence d'où les normes, les principes, et pour ceci il va lui falloir changer son rapport au temps. Il va donc falloir qu'il apprenne à s'inscrire dans cette chose qu'il ignorait jusqu'à présent, et cette chose est tout simplement ce que Bergson appellera ce temps intérieur qui est la durée. Apparaît donc la durée. Cette découverte qu'il ne s'agit pas de fragmenter le temps, de s'enfermer dans les limites de l'instant, mais que maintenant se pose la question du lien entre tous ces instants qui finissent par constituer un certain temps, qu'on appelle la durée, va communiquer à l'éthicien une autre conception de l'infini.

On a vu que pour celui qui vit emprisonné dans la sphère de l'esthétique l'infini apparaît sous forme de l’infinité des jouissances. Ici pour l'éthicien l'infini apparaît comme cette durée que l'on découvre et qui est illimitée. On ne voit pas ni pourquoi ni comment elle s'arrêterait, ni sur quoi elle ouvre.
C'est pour cela que Kierkegaard va répéter que le propre de l'éthicien, de celui qui maintenant essaye de vivre sur un plan éthique, c'est cette capacité qui lui faut travailler à se projeter dans la durée c'est-à-dire projeter son existence du point de vue de l'éternité.
 
Kierkegaard dit que ce choix de soi est le plus important à faire. Quel type d'être humain je peux moi, par mon existence, réaliser ? Pour que cette question soit posée dans toute sa radicalité et qu'elle ne soit pas abandonnée dès la première difficulté rencontrée, c'est d'injecter la question du temps.
Kierkegaard va donc nous expliquer que cette question nous devons nous la poser du point de vue de l'éternité.
 
L'éthicien est celui qui doit se demander quel type d'être humain il veut réaliser « quel moi éternel il veut être ». Il doit construire une représentation de soi sous la catégorie de l'éternité.
Il y a là quelque chose de nietzschéen. Il nous faut nous penser sous cette forme de l'éternité. Nietzsche récupère de Kierkegaard cette idée mais cela deviendra : il nous faut nous hisser jusqu'à la pensée d'éternel retour, c'est-à-dire est-ce que je vais être capable d'assentir à la vie, de dire oui à la vie si ce que je vis ici maintenant est susceptible de se reproduire une infinité de fois, est susceptible de se reproduire dans l'éternité de tous les temps.
Si mon esprit supporte cette idée, je deviens un surhomme, celui qui montre son amour illimité de la vie quelques soient les catastrophes que la vie apporte à l’espèce humaine dans son ensemble. Il y a quelque chose de commun entre ces deux penseurs.
 
La manipulation du temps sert de critères de sélection et d'instrument de radicalisation. Le devoir ne supporte pas le temps, il s’inscrit dans l'éternité. Je ne peux pas imaginer la loi morale en choix qui serait limité dans le temps. Si ce « tu dois » exprimant la loi morale est bien l'expression de la moralité pure, alors sa valeur doit être éternelle. 
Cela doit être vrai aussi bien pour les temps qui ont précédé que pour maintenant, que pour ceux qui ouvriront. Si je dois faire des exceptions, je ne suis pas dans la moralité. C'est vrai que le temps ici va jouer un rôle très important.
 
 Les sphères de l'esthétisme, de l'éthisme et du religieux ce sont des formes que devrait prendre notre existence. Ce sont des schémas conceptuels philosophiques qui normalement permettent de construire concrètement et d'orienter son existence. Cela ne veut pas dire qu'au travers de ces schémas on a un découpage de chaque vie humaine en tant que serait enfance-adolescence-maturité. Le stade esthétique n'est pas forcément la jeunesse, même si dans la réalité notre immaturité nous porte davantage à être des esthètes, au sens de Kierkegaard, que des éthiciens. 
C'est le fait mais ce n'est pas le droit. En droit il conviendrait de traverser au plus vite ces sphères de l'existence. La sphère de l'éthique n'est pas le renoncement à la jouissance parce qu'on n'a plus l'énergie et que l'on vieillit. Dans la réalité nous voyons bien combien l'existence se marque par des retours. Nous pouvons tomber à nouveau  dans le stade esthétique à  un âge très avancé.

Chez Kierkegaard ces sphères en fonction de l'existence sont des figures emblématiques, des modèles, des archétypes qui nous montrent des constellations d'éléments qui doivent nous servir à organiser et en même temps orienter notre existence.

Sur le plan conceptuel la notion même de morale, de loi morale nous enferme dans l'idéalisme. Nous avons une pure idée, une idée pure au sens kantien du terme qui est non applicable  dans sa totalité. Kant lui-même le disait jamais aucun être humain ne peut se prévaloir, ni le saint canonisé, d'avoir été un être absolument, radicalement moral. A quoi sert cette idée si on ne peut la réaliser ? Elle sert justement parce que nous ne pouvons pas la réaliser. Un idéal n'est pas forcément une utopie. C'est une idée régulatrice, c'est-à-dire que c'est effectivement une idée que l'on pose qui va fonctionner comme ce que l'on appelle vulgairement idéal, mais c'est à poser cet idéal que, d'une façon rétroactive, nous pouvons concrètement parlant, péniblement, avec beaucoup d'efforts essayer de nous comporter un peu comme un être moral.

Ce que l'on appelle d'une façon générale esthétisme est un ensemble de pensée qui concerne l'esthétique, c'est-à-dire la réflexion sur le beau et qui va s'organiser autour du beau comme étant la valeur première, absolue.
Kierkegaard est vraiment une exception. Il s'empare de ce terme et lui donne un contenu tout à fait original. Il y a quand même un élément qui peut justifier le choix de cette appellation chez Kierkegaard, c'est l'élément de la forme, car le beau est formel. Le beau est une forme. L'esthète est celui qui ne s'adonne pas comme une bête brute à ses  plaisirs, c'est quelqu'un qui à la fois se laisse conduire par ses plaisirs mais en même temps essaye de leur donner une forme-Le journal de séducteur-.
Il ne se contente pas de séduire la jeune fille avec des armes traditionnelles, il les met en forme. La jouissance est également esthétique, c'est-à-dire il joue également de la belle forme que prend son attitude. C'est en prélevant cet élément de la recherche de la belle forme que l'on peut comprendre le choix chez Kierkegaard de cette appellation esthétique. C'est une exception.
 
« Le saut dans l'éthique nait du choix du désespoir, c'est-à-dire du choix de soi dans sa valeur éternelle-autrement dit du choix de vouloir vraiment être soi-même ».
Dans cette citation de Kierkegaard il y a bien cette intégration du temps et cette mise en perspective du point de vue de l'éternité. Nous devons nous choisir comme si nous étions immortels ou éternels, comme si nous devions toujours durer et ainsi nous permettre de faire le bon choix, autrement dit du choix de vouloir vraiment être soi-même. Être soi-même vraiment du point de vue du vrai c'est-à-dire parvenir à la vérité de soi.

Comment être assuré de ne pas nous rater, de ne pas aliéner ce moi naguère malmené par les caprices infinis, multiformes de notre désir ?
On ne peut être assuré de devenir soi-même qu'en se pliant à l'ensemble des règles et des principes qui constitue ce que philosophiquement nous appelons le devoir. Seule l'obéissance au devoir nous assure fidélité à nous-mêmes. A la figure du séducteur correspond maintenant dans la sphère de l'éthique celle de l'époux.
 
Donc une glorification du mariage très étonnante chez Kierkegaard. Le mariage est présenté comme ce qui nous contraint par l'engagement de fidélité à l'autre à une fidélité à nous-mêmes. Au travers du mariage et de cet engagement à la fidélité je me reconnais dans l'amour que je porte à l'autre. C'est l'amour que je porte à une autre personne qui, en retour, va m'engager par rapport à moi-même. A la figure du séducteur correspond maintenant la figure de l'époux.

On pourrait rapprocher cette perspective d'une part de la morale kantienne qui est une morale du devoir.
La raison peut, si elle veut, s'infliger à elle-même, s'imposer à elle-même la loi morale. C'est la raison qui peut, si elle veut, se dire désormais non pas « tu peux » mais « tu dois ». Et tu peux parce que tu dois. Cela ne s'étaye que sur la bonne volonté, c'est-à-dire la volonté bonne.
D'où la liberté, c'est une espèce d'exploitation du libre arbitre.
Ce libre arbitre, ce franc arbitre comme on disait encore au XVIIe siècle, est cette capacité que nous avons à choisir quelque chose ou son contraire, y compris quelque chose qui peut être de l'ordre de la destruction. Je puis choisir de me tuer, je puis choisir de me détruire, quelque chose qui peut ne pas aller dans le sens de mon bien à moi.

Mais j'ai cette liberté inouïe, extraordinaire que l'on appelle le libre arbitre. Évidemment la philosophie veut que je sois doté de ce libre arbitre car c'est seulement si l'homme est libre qu'il va pouvoir conduire une existence humaine. Si je ne fais qu'obéir aux déterminations de la nature, aux injonctions des autres cela me ravale à l'échelle de l'animal, m'arrache à mon humanité.
 
Et le christianisme a intérêt à reconnaître le libre arbitre puisque c'est à reconnaître le libre arbitre que nous sommes aussi responsables du péché. C'est parce que Dieu nous a conféré ce libre arbitre que nous avons pu choisir délibérément de trahir les commandements divins et de manger ce fruit de la connaissance.
Sans libre arbitre ceci ne peut arriver. Donc ce libre arbitre est quelque chose de central, mais il pose un problème moral.

Puisque j'ai un libre arbitre je puis choisir le bien, mais je puis aussi choisir de mal. Comment vais-je faire pour me sortir de cette menace permanente du mal ?
La seule réponse c'est le « tu dois », c'est-à-dire au fond reconnaître précisément, aller jusqu'au bout sur le plan logique, puisque le libre arbitre est cet arbitre libre, ce pouvoir d'élection de choix libre, je puis choisir de m'obliger moi-même.
Je puis élaborer la loi morale qui va me contraindre de façon très coercitive à certains moments, mais néanmoins cela ne fera pas de moi un esclave puisque c'est moi-même, dans l'autonomie de ma raison, que j'aurai posé la loi morale. Le fondement de cette loi morale repose sur la raison, sur la volonté qu'il existe une loi morale.
Il y a un fondement transcendant à la loi morale. Et c'est parce qu'il y a un fondement transcendant à la loi morale qui ne repose que sur ce saut de la raison que Kant va dire non à la morale, oui à la métaphysique des mœurs.

La morale se constitue par l'observation des mœurs humaines empiriques, et dans la longue et laborieuse histoire de l'humanité on a bricolé des règles morales qui finissent par faire des canons de morale.
Mais les canons de morale jouissent d'une fausse abstraction, c'est-à-dire qu'ils sont abstraits au sens presque concret du terme. On les retire progressivement de choses qui au départ sont nécessairement empiriques. Montaigne le dit « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».
 
Tant que les morales  sont fondées sur les mœurs, c'est-à-dire les comportements, les pratiques humaines dans leurs variétés, leurs diversités, sont nécessairement des choses relatives qui ne peuvent jamais nous assurer de réaliser le bien. Si nous voulons réaliser le bien, ce qui est normalement l'ambition de la morale, alors il nous faut édicter des règles, construire un canon. Mais ce canon ne peut pas être dérivé de l'empiricité. Il faut le fonder sur cette attitude de la raison à poser une façon transcendante de la loi morale.
 
La grande richesse de Kant c'est de nous montrer que le but de la morale c'est de faire advenir, en chacun d'entre nous, dans chaque individu concret et particulier, quelques soient les aléas de sa propre histoire, l'essence de l'homme, c'est-à-dire de faire advenir cet être rationnel et raisonnable. C'est le but de la morale.
Pour le dire en terme hégélien, arracher et permettre l'avènement de l'homme en tant qu'être rationnel et raisonnable. Et comme nous sommes des individus différents, nous allons faire advenir cet homme rationnel et raisonnable par des cheminements personnels, individuels, non interchangeables.

Le but est commun et les instruments dont il faudra nous servir seront également communs. La morale est valable pour tous. La loi morale et les impératifs catégoriques pour assurer la moralité s'imposent à tout homme en tant qu'être humain quelle que soit sa culture d'origine, sa langue, son passé.
Les idées régulatrices, les principes régulateurs sont des choses qui doivent nous conduire, qui doivent nous indiquer une perspective, une finalité. Si nous ne posons pas cela notre existence est vouée au chaos.

C'est pour cela que Kant dit qu'il faut poser le règne des fins. Je ne suis pas sûr que ce règne des fins existera, mais si je ne pose pas le règne des fins, si je ne pose pas que l'idée de bien doit pouvoir se réaliser un jour alors qu'est-ce qui va protéger l'homme, l'humain, du désespoir le plus total. (Dostoïevski : Si Dieu n’existe pas tout est permis). C'est son retour à la barbarie. C'est le non accès à la civilisation, et de l'autre côté quand on s'est trop poussé dans la civilisation c'est la désespérance en l'homme.
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