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Rorty

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4 participants

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Merci pour la traduction de ces deux passages. Afin de lancer la lecture proprement dite, je propose d’avancer une vue globale du texte qui peut être découpé en quatre parties facilement identifiables. N’hésitez pas à corriger ou compléter cette proposition (vous ou un autre intervenant intéressé par le texte d’ailleurs).

Première partie : Pages 1 à 10 - Définition des principaux concepts utilisés et présentation de la thèse de l’auteur ;

Richard Rorty - The decline of redemptive truth and the rise of a literary culture - Page 3 a écrit:
I can now state my thesis. It is that the intellectuals of the West have, since the Renaissance, progressed through three stages: they have hoped for redemption first from God, then from philosophy, and now from literature.


Proposition de traduction a écrit:
Je peux maintenant exposer ma thèse. Les intellectuels occidentaux ont, depuis la Renaissance, progressé à travers trois étapes : ils ont espéré une rédemption provenant d’abord de Dieu, puis de la philosophie, et maintenant de la littérature.


Deuxième partie : Pages 10 à 20 - Description de cette progression, de ses principales étapes et affirmation qu’elle correspond bien à un progrès.

Richard Rorty - The decline of redemptive truth and the rise of a literary culture - Page 10 a écrit:
I call it progress because I see philosophy as a transitional stage in a process of gradually increasing self- reliance.


Proposition de traduction a écrit:
J’appelle cela un progrès, car je vois la philosophie comme une étape transitoire dans un processus d’augmentation progressive de l’autonomie.


Troisième partie : Pages 20 à 24 - (premier passage que vous avez traduit) Les implications sociales et politiques de cette thèse.

Richard Rorty - The decline of redemptive truth and the rise of a literary culture - Page 22 a écrit:
When literary intellectuals assume that natural science has nothing to offer us except an edifying example of tolerant conversability, they are doing something analogous to what the philosophes did when they said that even the best of the priests had nothing to offer us save edifying examples of charity and decency.


Je reprends votre traduction a écrit:
Quand les intellectuels littéraires affirment que la science naturelle n’a rien à nous offrir excepté un exemple édifiant de conversation tolérante, ils font quelque chose d’analogue à ce que les « philosophes » faisaient quand ils disaient que même les meilleurs prêtres n’ont rien à offrir en dehors d’exemples édifiants de charité et de décence.


Richard Rorty - The decline of redemptive truth and the rise of a literary culture - Page 23 a écrit:
To give up the idea that there is an intrinsic nature of reality to be discovered either by the priests, or the philosophers, or the scientists, is to disjoin the need for redemption from the search for universal agreement.


Je reprends votre traduction a écrit:
Abandonner l’idée qu’il y a une nature intrinsèque de la réalité à découvrir par les prêtres, ou les philosophes, ou les scientifiques revient à séparer le besoin de rédemption de la recherche d’un agrément universel.


Quatrième partie : Pages 24 à 28 - (second passage que vous avez traduit) En quoi cette évolution est bien le signe d’un progrès et non celui d’une décadence. On trouve ici la problématique sous-jacente.

Richard Rorty - The decline of redemptive truth and the rise of a literary culture - Page 25 a écrit:
This claim itself, however, strikes many people as decadent. We were not, they would urge, put on this earth to enjoy ourselves, but to do the right thing.


Je reprends votre traduction a écrit:
Cette revendication, cependant, paraît décadente à beaucoup de gens. Nous n’avons pas été mis sur terre, diront-ils, pour nous divertir, mais pour faire des choses bonnes.


Richard Rorty - The decline of redemptive truth and the rise of a literary culture - Page 25 a écrit:
I would urge that these conflicts be seen as recapitulating those that marked the transition from religion to philosophy. In that earlier transition, the people who thought that a human life which did not strive for perfect obedience to the divine will was a relapse into animality faced off against those who thought that the ideal of such submission was unworthy of beings who could think for themselves. In the current transition, the people who think that we need to hang onto Kantian ideas like “the moral law” and “things as they are in themselves” are facing off against people who think that these ideas are symptoms of insufficient self-reliance, of a self-deceptive attempt to find dignity in the acceptance of bondage and freedom in the recognition of constraint.


Je reprends votre traduction a écrit:
Je voudrais que ces conflits soient vus comme reproduisant ceux qui ont marqué la transition de la religion à la philosophie. Dans cette précédente transition, les gens qui pensaient qu’une vie humaine qui ne s’efforçait pas d’obéir parfaitement à la volonté divine était une rechute dans l’animalité se confrontaient à ceux qui pensaient qu’un tel idéal de soumission était indigne d’êtres qui peuvent penser par eux-mêmes. Dans la présente transition, les gens qui pensent que nous devons nous accrocher à des idéaux kantiens comme « la loi morale » et « les choses en soi » se confrontent à des gens qui pensent que ces idées sont les symptômes d’une autonomie insuffisante, d’une tentative trompeuse de trouver de la dignité dans l’acceptation de servitude et de la liberté dans la reconnaissance de contraintes.


Ce texte est probablement à situer dans les trois courants de la théorie de la justice que sont l’utilitarisme, le libéralisme et le communautarisme et semble se rapprocher plutôt du second.

Pour travailler ce texte, il me semble préférable de commencer par analyser la première partie dans laquelle Rorty pose sa thèse et définit les principaux concepts qu’il introduit : « true belief », « redemptive truth », «autonomous self »…

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Bonsoir et merci pour votre lecture.

Voici une traduction améliorée revue par rêveur et euthyphron du forum digression.


 

 
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[20] Jusqu’à présent je n’ai rien dit à propos de la relation de la culture littéraire avec la politique. Je terminerai en abordant ce sujet. En effet la querelle entre ceux qui voient l’avènement d’une culture littéraire comme une bonne chose et ceux qui la voient comme une mauvaise chose est principalement une querelle à propos de quelle sorte de haute culture réussira le mieux à créer et faire durer le climat de tolérance qui s’épanouit de préférence dans les sociétés démocratiques.
Ceux qui affirment qu’une culture centrée sur la science est meilleure pour ce but mettent l’amour de la vérité en opposition à la haine, la passion, le préjugé, la superstition et toutes les forces de la déraison contre lesquelles Socrate et Platon affirmaient que la philosophie pourrait nous sauver. Mais ceux qui sont de l’autre côté sont sceptiques quant à l'opposition platonicienne entre raison et déraison. Ils ne voient pas le besoin de relier la différence entre une conversation tolérante et une mauvaise volonté d’écouter l’autre, à la distinction entre une partie plus élevées de nous-même qui permet d’atteindre la rédemption et une autre partie qui est pure animalité.
Le point fort de ceux qui pensent qu’un juste respect pour la vérité objective, et par conséquent pour la science, est important pour faire durer un climat de tolérance et de bonne volonté, est que l’argumentation est essentielle pour la science et la démocratie. Que l'on choisisse entre [21] des théories scientifiques différentes ou entre des textes de législation différents, nous voulons que les gens basent leur décision sur des arguments – arguments qui partent de prémisses que l’on peut rendre plausibles pour quiconque s’intéresse au sujet.
Les prêtres donnent rarement de tels arguments, ni les intellectuels littéraires. Il est donc tentant de voir la préférence de la littérature sur la science comme un rejet de l’argumentation en faveur de prédictions oraculaires – une régression vers quelque chose d’inconfortable comme le stade pré-philosophique, religieux, de la vie intellectuelle occidentale. Vu de cette façon, l’avènement d’une culture littéraire ressemble à la trahison des clercs.
Mais ceux d’entre nous qui se reconnaissent dans l’émergence de la culture littéraire peuvent contrer cette critique en disant que, quoique l’argumentation soit essentielle pour les projets de coopération sociale, la rédemption est une affaire individuelle et privée. De la même façon que l’émergence de la tolérance religieuse a reposé sur la distinction entre les besoins de la société et les besoins de l’individu, et en disant que la religion n’était pas nécessaire pour les premiers, de même la culture littéraire nous demande de disjoindre la délibération politique des projets de rédemption. Cela signifie s'entendre sur le fait que les espoirs privés pour l’authenticité et l’autonomie devraient être laissés à la maison quand les citoyens d’une société démocratique se réunissent pour débattre à propos de ce qui doit être fait.
Comprendre cela amène à dire : la seule vue sous laquelle la science est pertinente pour la politique est de voir que les scientifiques apportent un bon exemple de coopération sociale, d’une culture experte dans laquelle l’argumentation progresse. Ils apportent ainsi un modèle pour la délibération politique – un modèle d’honnêteté, de tolérance et de confiance. Cette habileté est une affaire de procédures plutôt que de résultats et c’est pourquoi des charpentiers des équipes d'ingénieurs  peuvent apporter un aussi bon modèle qu’un département en astrophysique. La différence entre un accord raisonnable sur la façon de résoudre un problème durant la construction [22] d’une maison ou d’un pont, et un accord raisonnable sur ce que les physiciens appellent « une théorie du tout » est, dans ce contexte, non pertinente.  Car quoi que nous apprenne cette théorie, elle ne nous guidera pas dans notre conduite politique ou notre rédemption individuelle.
Cette remarque peut paraître arrogante et dogmatique, puisqu' il est certainement vrai que les résultats d’enquêtes empiriques ont eu, dans le passé, un impact sur notre propre image. Galilée et Darwin ont réfuté diverses fantaisies en montrant la pertinence d’un apport matérialiste. Ils ont par conséquent rendu plus facile le passage d’une haute culture religieuse à une culture sécularisée, simplement philosophique. Mon argument en faveur d’une culture littéraire repose donc sur le constat que se débarrasser des fantaisies, d'un agencement de causalité qui ne dépende pas de la conduite des particules élémentaires, a épuisé l’utilité des sciences naturelles pour des buts rédempteurs et politiques.
Je ne fais pas ce constat comme un résultat de raisonnement philosophique ou une intuition, mais juste comme une prédiction à propos du futur. Une prédiction similaire a amené les philosophes du dix-huitième siècle à penser que la religion chrétienne avait fait à peu près tout ce qu’elle pouvait pour la condition morale de l’humanité, et qu’il était temps de laisser la religion derrière nous et de donner sa place à la métaphysique, qu'elle soit idéaliste ou matérialiste. Quand les intellectuels littéraires affirment que la science naturelle n’a rien à nous offrir excepté un exemple édifiant de conversation tolérante, ils font quelque chose d’analogue à ce que les « philosophes » faisaient quand ils disaient que même les meilleurs prêtres n’ont rien à offrir en dehors d’exemples édifiants de charité et de décence. Réduire la science d’une source possible de vérité rédemptrice à un modèle de coopération rationnelle est l’analogue contemporain de la réduction des Évangiles d’un moyen d’atteindre la joie éternelle à une collection de conseils moraux mis en musique.[23] C’est cette sorte de réduction que Kant et Jefferson recommandaient, et que les protestants libéraux des deux derniers siècles ont progressivement accomplie.
Pour dire les choses autrement : aussi bien la religion chrétienne que la métaphysique matérialiste se sont transformées en artefacts qui s’auto-consument. Le besoin d’une orthodoxie religieuse a été sapé par l’insistance de St Paul sur la primauté de l’amour, et par la prise de conscience que la religion de l’amour ne pouvait pas demander à chacun de réciter le même credo. Le besoin d’une métaphysique a été sapé par la capacité de la science moderne à voir l’esprit humain comme un système nerveux exceptionnellement complexe et ainsi à se voir en termes pragmatiques plutôt que métaphysiques. La science nous a montré comment voir l’enquête empirique comme l’usage de cet appareil extra-physiologique pour gagner une plus grande maîtrise de l’environnement, plutôt que comme un moyen de remplacer l’apparence par la réalité. De même que le dix-huitième siècle est devenu capable de voir le Christianisme non comme une révélation d’en haut mais comme une continuation de la réflexion socratique, le vingtième siècle est devenu capable de voir la science naturelle non comme révélant la nature intrinsèque de la réalité, mais comme prolongeant la résolution de problèmes pratiques à laquelle sont habitués les castors et les charpentiers. 
Abandonner l’idée qu’il y a une nature intrinsèque de la réalité à découvrir par les prêtres, ou les philosophes, ou les scientifiques revient à séparer le besoin de rédemption de la recherche d’un agrément universel. C’est à dire abandonner la recherche d’une définition précise de la nature humaine et d’un précepte pour mener La Bonne Vie de l’Homme en découlant. Une fois ces recherches abandonnées, augmenter les limites de l’imagination humaine prend le rôle que jouait l'obéissance à une volonté divine dans une culture religieuse, et le rôle que la découverte de ce qui est réellement réel jouait dans une culture philosophique. Mais cette substitution [24] n’est pas une raison pour abandonner la recherche d’une forme utopique de vie politique : la Bonne Société Globale. »
 
 
[24] J’ai dit maintenant tout ce que je pouvais pour contrer la suggestion que l’émergence d’une culture littéraire est une rechute dans l’irrationalisme, et qu’un juste respect pour la capacité de la science d’atteindre une vérité objective est essentiel au moral  d’une société démocratique. Mais il y a une suggestion apparentée, plus vague et difficile à pointer, mais peut-être pas moins persuasive. C’est que la culture littéraire est décadente – qu’elle manque de la santé d’esprit et de la vigueur communes aux chrétiens prosélytes, aux adorateurs de la science positivistes, et aux révolutionnaires marxistes. Une haute culture centrée sur la littérature, qui veut que les choses soient non pas bonnes, mais nouvelles, sera, on le dit souvent, une culture d’esthètes languissants et autocentrés.
La meilleure réponse à cette idée est « L’âme de l’homme sous le socialisme » par Oscar Wilde. Le message cet essai est parallèle à ceux de « Sur la liberté » de Mill et de la « Théorie de la justice » de Rawls. C’est que la seul raison de se débarrasser des prêtre et des rois, de mettre en place des gouvernements démocratiques, de prendre de chacun selon ses capacités et de donner à chacun selon ses besoins, et par conséquent de créer la Bonne Société Globale, c’est de rendre possible pour les gens de mener les styles de vie qu’ils préfèrent, aussi longtemps que cela ne diminue pas les opportunités des autres humains de faire la même chose. Comme Wilde l’affirme « Le socialisme en lui-même sera de valeur simplement parce qu’il mènera à l’individualisme ». Une partie de la position de Wilde est qu’il ne peut pas y avoir d’objection aux esthètes autocentrés – c’est-à-dire des gens dont la passion est d’explorer les limites présentes de l’imagination humaine - aussi longtemps qu’ils ne prennent pas plus que leur juste part du produit social.
[25] Cette revendication, cependant, paraît décadente à beaucoup de gens. Nous n’avons pas été mis sur terre, diront-ils, pour nous divertir, mais pour faire des choses justes. Ils pensent que le socialisme ne nous prendrait pas tant à cœur s’il était juste un chemin vers l’individualisme, ou si le but de la révolution prolétarienne était seulement de rendre possible pour chacun de devenir un intellectuel bourgeois. Cette idée que l’existence humaine a d’autres sens que le plaisir est ce qui rend la bataille entre Mill et Kant actuelle dans les cours de philosophie morale, de la même façon que l’idée que la science naturelle doit avoir un autre sens que la résolution de problèmes pratiques rend la bataille entre Kuhn et ses adversaires actuelle dans les cours de philosophie des sciences. Mill et Kuhn – et plus généralement les utilitaristes et les pragmatistes - sont encore suspectés d’abandonner la partie, de diminuer la dignité humaine, de réduire nos plus nobles aspirations à une stimulation autocentrée de nos groupes de neurones favoris.
L’antagonisme entre ceux qui pensent, avec Schiller et Wilde, que les êtres humains sont meilleurs quand ils jouent, et ceux qui pensent qu’ils sont meilleurs quand ils luttent, semblent pour moi le socle des conflits qui ont marqués l’émergence d’une culture littéraire. Une fois encore, je voudrais que ces conflits soient vus comme reproduisant ceux qui ont marqué la transition de la religion à la philosophie. Dans cette précédente transition, les gens qui pensaient qu’une vie humaine qui ne s’efforçait pas d’obéir parfaitement à la volonté divine était une rechute dans l’animalité se confrontaient à ceux qui pensaient qu’un tel idéal de soumission étaient indigne d’êtres qui peuvent penser par eux-mêmes. Dans la présente transition, les gens qui pensent que nous devons nous accrocher à des idéaux Kantiens comme « la loi morale » et « les choses en soi » se confrontent à des gens qui pensent que ces idées sont les symptômes d’une autonomie insuffisante, d’une tentative trompeuse de trouver de la dignité dans l’acceptation de la servitude et de la liberté dans la reconnaissance de contraintes.
[26] Le seul moyen de résoudre cette sorte de querelle, me semble-t-il, est de dire que le style de gens à qui une société utopique donnera ressources et loisirs pour réaliser leur occupation individualiste inclura des Kantiens forcenés aussi bien que des esthètes autocentrés, des gens qui ne peuvent pas vivre sans religion autant que des gens qui la détestent, des métaphysiciens de la nature autant que des pragmatistes de la nature. Car dans cette utopie, comme Rawls l’a dit, il n’y aura pas besoin de se mettre d’accord sur le sens de l’existence humaine, la bonne vie pour l’homme, ou sur d’autres problèmes de généralité similaire.
Si les gens qui ne sont pas d’accord à propos de ces sujets peuvent être d’accord pour coopérer dans le fonctionnement des pratiques et des institutions qui ont, selon les mots de Wilde « substitué la coopération à la compétition », ce sera suffisant. La controverse Kant / Mill, comme la dispute entre les métaphysiciens et les pragmatistes, semblera aussi peu digne de querelles que la dispute entre les croyants et les athées. Car nous les humains n’avons pas besoin d’être d’accord à propos de la Nature ou la Fin de l’homme pour pouvoir faciliter la capacité de notre voisin à agir selon ses propres convictions sur ces sujets, aussi longtemps que ces actions n’interfèrent pas avec notre liberté d’agir selon nos propres convictions.
En bref, exactement comme nous avons appris, dans les siècles récents, que la différence d’opinion entre le croyant et l’athée ne devait pas prendre la pas sur la possibilité pour les deux de coopérer sur des projets communs, nous pourrions apprendre à mettre de côté toutes les différences entre toutes les recherches variées de rédemption quand nous coopérons pour construire l’utopie de Wilde. Dans cette utopie, la culture littéraire ne sera pas la seule, ou même la forme dominante de haute culture.
C’est parce qu’il n’y aura pas une forme dominante. La haute culture ne sera plus pensée comme le cadre où le but de la société dans son ensemble est débattu et décidé, et où c’est une affaire sociale de savoir quelle sorte d’intellectuel dirige l’orchestre. [27] On ne s’intéressera pas plus au fossé qui s’ouvre entre culture populaire, la culture des gens qui n’ont jamais senti le besoin de rédemption, et la haute culture des intellectuels – des gens qui ont toujours voulu être quelque chose de plus ou de différent que ce qu’ils sont présentement. Dans l’utopie, le besoin philosophique et religieux de s'élever vers le non-humain, et le besoin des intellectuels littéraires d’explorer les limites présentes de l’imagination humaine seront vus comme une affaire de goûts. Ils seront vus par les non-intellectuels de la même façon relaxée, tolérante et perplexe que nous regardons présentement l’obsession de notre voisin pour l’observation d’oiseaux, ou le macramé, ou une collection d’enjoliveurs, ou la découverte des secrets de la Grande Pyramide.
Pour se mouvoir dans l’utopie, cependant, les intellectuels littéraires devront mettre un bémol à leur rhétorique. Certains passages de Wilde ne devront pas être répétés, comme quand il dit  « les poètes, les philosophes, les hommes de sciences, les hommes de culture – en un mot, les hommes réels, les hommes qui se sont réalisés, et en qui toute l’humanité se réalise partiellement » L’idée que certains hommes sont plus réellement des hommes que d’autres est en contradiction avec la meilleure sagesse de Wilde lui-même, comme lorsqu'il dit « Il n’y a pas un modèle pour l’homme. Il y a autant de perfections qu’il y a d’hommes imparfaits. » Les mêmes mots auraient pu être écrits par Nietzsche, mais pour les prendre sérieusement nous devons oublier le mépris de Zarathoustra pour le « dernier homme », l’homme qui ne ressent pas de besoin de rédemption. Dans l’utopie, la culture littéraire aura appris à ne pas se donner des airs. Elle ne sentira plus la tentation de faire des distinctions individuelles et quasi-métaphysique entre des hommes réels et d’autres hommes moins réels.
Pour résumer, je suggère que nous voyions la culture littéraire comme étant elle-même un artefact qui s’auto-consume, et peut-être le dernier de son espèce. Car dans l’utopie les intellectuels auront abandonné l’idée qu’il y a une norme sur laquelle les produits de l’imagination humaine peuvent être [28] mesurés autre que leur utilité sociale, comme cette utilité est jugée par une communauté globale libre et tolérante. Ils auront arrêté de penser que l’imagination humaine va quelque part, qu’il y a un but idéal vers lequel toutes les créations culturelles se dirigent. Ils auront abandonné l’identification de la rédemption avec l’atteinte de la perfection. Ils auront pleinement compris la maxime suivant laquelle c’est le voyage qui compte.

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Bonsoir.
Je suis Rêveur, de Digression. Sur ce forum, nous avons commencé à traduire (en corrigeant les traductions) le texte et à le commenter, suivant une méthode propre au forum, c'est-à-dire dans une discussion...digressive. Je crois inutile qu'il soit ici apporté un jugement sur cette méthode et préfère que nous considèrerions que là-bas, nous commentons aussi le texte...mais différemment, et indépendamment d'ici.

Ici, en respect avec l'esprit du forum, avec sa Charte, et avec les conseils que Dienekes a apportés (et en adoptant sa manière de procéder - il est le modérateur de cette section de forumdephilosophie ! -, celle dont il a fait montre dans son explication de la Somme théologique de Saint Thomas d'Aquin, quoique je sache - et je crois que c'est aussi le cas de joseph curwan - que je ne suis pas à la hauteur d'un tel travail), il semble plus opportun de suivre une autre méthode, d'étudier le texte autrement. Une lecture progressive, chronologique - ponctuée d'éventuels retours en arrière - semble appropriée ; Dienekes nous conseille d'ailleurs de commencer par analyser la première partie. 

Bien qu'ayant tout juste achevé de traduire une partie postérieure pour l'autre forum où je participe, je suis d'accord pour traduire la première partie - les dix premières pages ! 
J'accepte bien sûr toute aide dans cette traduction, qu'il s'agisse de corriger ma traduction, de traduire ce que je ne suis parvenu à traduire, ou même de prendre en charge une partie du travail - tel membre traduit de telle page à telle page, tel autre de telle page à telle page etc.
Par ailleurs, pour ne pas faire que de la traduction, j'accepte d'ajouter ma modeste analyse personnelle sur la première partie, tout en prévenant qu'elle ne sera certainement pas du même niveau que celui avec lequel Dienekes a expliqué / commenté la Somme théologique, qu'elle pourra n'apporter que peu, pouvant même être remplacée par une autre analyse de base, et que je peux même conclure, en lisant et en tâchant de bien comprendre la première partie en vue de l'expliquer et de la commenter, que je n'y parviens décidément pas et abandonner - non sans vous en avertir. Mais là encore, vous pourrez m'aider (Dienekes, joseph curwan, bien sûr, qui a initié ce fil, et tout autre qui s'y intéressera).

En espérant vous servir.

Le Rêveur d'une Nuit verte.


P.-S. : 

traduction \"corrigée, revue" a écrit:
est essentiel au moral  d’une société démocratique

N'est-ce donc pas "à la morale", comme je le suggérais ?
...Auriez-vous corrigé notre correction (le marquant en mettant le texte en italique) ?


P.-P.-S. : Je précise que même si je parviens à écrire une analyse de la première partie, et même si elle est finalement pertinente, il serait intéressant que d'autres proposent leur analyse etc.

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Bienvenue dans cette rubrique Nuit verte et n’ayez pas peur de faire des erreurs dans l’analyse du texte  ;) . L’objectif est ici de plancher ensemble sur cet exercice fondamental en philosophie qu’est l’explication de texte. Les erreurs sont inévitables,  voire indispensables pour progresser. Cette rubrique « La philosophie par les textes » est créée pour permettre à des intervenants de tout niveau de s’exercer à la compréhension d’un texte et d’un auteur. L’objectif est donc de rendre compte progressivement de ce que l’auteur a écrit, de le contextualiser dans la mesure de nos moyens et d’essayer d’en déplier les passages les plus obscurs. Tout travail d’explication est rapidement gourmand en temps, une intervention peut donc consister en l’analyse d’une petite partie du texte (un paragraphe, une référence, un concept…) ou en un survol à grands pas d’une partie plus importante, au choix de l’intervenant.

Concernant la traduction, je me permets de resignaler qu’une traduction systématique du texte n’est pas nécessaire à son analyse, d’autant plus si cet exercice est déjà en cours sur un autre forum. Nous devrons traduire les citations utilisées pour permettre aux non-anglophones de suivre l’analyse, mais pour le reste le texte original fera l’affaire.

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À la fin de mon premier message, je n’ai pas réellement donné d’explication concernant le fait que je classerais plutôt ce texte dans le courant libéraliste des théories de la justice. Voici donc un complément d’explication :

L’utilitarisme, dont l’un des principaux représentants est Bentham, propose de viser « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » comme objectif collectif afin d’assurer l’existence d’une société juste. C’est une conception de la justice issue d’une éthique de type conséquentialiste dans laquelle ce sont les résultats des actions qui comptent. Concrètement, l’idée est de faire passer l’utilité collective devant l’utilité individuelle, de définir le Bien comme étant la maximisation de cette utilité collective et de définir le Juste comme étant cette opération de maximisation. Le fondement sous-jacent à cette théorie vient de la capacité à ressentir bonheur et malheur et c’est au nom de cette capacité que les hommes sont tous mis sur un pied d’égalité.

Le libéralisme, dont l’un des principaux représentants est Rawls, propose de définir les règles de construction d’une justice dont les principes seront définis par les citoyens sous une forme proche du contrat social. C’est une conception de la justice issue d’une éthique de type déontologique dans laquelle ce sont les actions des acteurs qui comptent. Concrètement, l’idée de Rawls est que les individus rationnels et raisonnables, ayant tous des intérêts à défendre, vont s’affranchir des problèmes d’asymétrie des positions sociales concrètes en se basant sur une « position originelle » fictive dans laquelle ils n’auraient aucune information concernant leur place concrète dans la société au moment de décider des règles de justice à y intégrer (ce que Rawls appelle le « voile d’ignorance »). Le fondement sous-jacent à cette théorie vient du fait que tous les hommes sont mis sur un pied d’égalité de par leur capacité à être rationnel (ils ont une capacité à se former une conception du bien) et raisonnables (ils ont un sens de la justice).

Le communautarisme, dont deux des principaux représentants sont Sandler (que je n’ai pas lu) et Walzer, propose de travailler sur la définition et la répartition des biens sociaux de façon à permettre l’équité sociale. J’ai lu Sphère de justice de Walzer, je baserai donc plutôt mon explication sur ce dernier. Attention cependant, il semble y avoir des différences importantes entre les membres de ce courant. C’est également une conception de la justice issue d’une éthique de type déontologique. Concrètement, Walzer identifie un grand nombre de biens sociaux qui doivent faire l’objet d’un partage dans diverses sphères sociales indépendantes (Il est possible de se référer ici à la logique des ordres chez Pascal). Walzer vise la mise en place d’une « égalité complexe » dans laquelle les sphères restent indépendantes et une prédominance dans une sphère (économique par exemple) ne va pas permettre une prédominance dans une autre sphère (politique par exemple).


Rorty fait deux références directes à Ralws dans ce texte, en pages 24 et 26. La première référence cependant met côte à côte Mill (tenant du courant utilitariste) et Rawls (tenant du courant libéraliste) afin de mettre en avant l’avancée que constitue une vision individualiste des projets sociaux.

Richard Rorty - The decline of redemptive truth and the rise of a literary culture - Page 24 a écrit:
The best rebuttal to this suggestion is Oscar Wilde’s “The soul of man under socialism”. The message of that essay parallels those of Mill’s On Liberty and of Rawls’ A Theory of Justice. It is that the only point of getting rid of the priests and the kings, of setting up democratic governments, of taking from each according to her abilities and giving to each according to her needs, and of thereby creating the Good Global Society, is to make it possible for people to lead the sort of lives they prefer, as long as their doing so does not diminish the opportunities of other humans to do the same thing. As Wilde put it “Socialism itself will be of value simply because it will lead to Individualism”. Part of Wilde’s point is that there can be no objection to self-involved aesthetes—that is to say, people whose passion is to explore the present limits of the human imagination--as long as they do not use more than their fair share of the social product.


Je reprends votre traduction a écrit:
La meilleure réponse à cette idée est « L’âme de l’homme sous le socialisme » par Oscar Wilde. Le message cet essai est parallèle à ceux de « Sur la liberté » de Mill et de la « Théorie de la justice » de Rawls. C’est que la seule raison de se débarrasser des prêtres et des rois, de mettre en place des gouvernements démocratiques, de prendre de chacun selon ses capacités et de donner à chacun selon ses besoins, et par conséquent de créer la Bonne Société Globale, c’est de rendre possible pour les gens de mener les styles de vie qu’ils préfèrent, aussi longtemps que cela ne diminue pas les opportunités des autres humains de faire la même chose. Comme Wilde l’affirme, « Le socialisme en lui-même sera de valeur simplement parce qu’il mènera à l’individualisme ». Une partie de la position de Wilde est qu’il ne peut pas y avoir d’objection aux esthètes autocentrés – c’est-à-dire des gens dont la passion est d’explorer les limites présentes de l’imagination humaine - aussi longtemps qu’ils ne prennent pas plus que leur juste part du produit social.


Lors de la deuxième référence, en page 26, Rorty précise bien son attachement à la vision rawlienne de la justice en mettant de côté la question du sens de la vie dans la construction d’un projet de société juste.

Richard Rorty - The decline of redemptive truth and the rise of a literary culture - Page 26 a écrit:
The only way to resolve this sort of quarrel, it seems to me, is to say that the kinds of people to whom a utopian society would give the resources and the leisure to do their individualistic thing will include Kantian strivers as well as self-involved aesthetes, people who cannot live without religion and people who despise it, nature’s metaphysicians as well as nature’s pragmatists. For in this utopia, as Rawls has said, there will be no need for people to agree on the point of human existence, the good life for man, or any other topic of similar generality.


Je reprends votre traduction a écrit:
Le seul moyen de résoudre cette sorte de querelle, me semble-t-il, est de dire que le style de gens à qui une société utopique donnera ressources et loisirs pour réaliser leur occupation individualiste inclura des kantiens forcenés aussi bien que des esthètes autocentrés, des gens qui ne peuvent pas vivre sans religion autant que des gens qui la détestent, des métaphysiciens de la nature autant que des pragmatistes de la nature. Car dans cette utopie, comme Rawls l’a dit, il n’y aura pas besoin de se mettre d’accord sur le sens de l’existence humaine, la bonne vie pour l’homme, ou sur d’autres problèmes de généralité similaire.


Mais, cette référence à une « utopian society » (p26), à une « Good Global Society » (p25) correspond à une vision surplombante de la justice qui serait incompatible avec un courant communautariste tel que celui proposé par Walzer. Les sphères sociales de la littérature, de la science et de la politique font intervenir des types de bien sociaux différents dont les règles de répartition doivent être indépendantes pour permettre une société juste. Cette vision globalisante, conforme à la proposition de Rawls, semble donc contraire à la proposition de Walzer.
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