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descriptionDe la démocratie en Amérique. Une lecture sociologique de Tocqueville. EmptyDe la démocratie en Amérique. Une lecture sociologique de Tocqueville.

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INTRODUCTION

Un fait : l’avènement de la démocratie ; deux situations démocratiques : la France et les États-Unis.
Dès l’introduction à sa première Démocratie, Tocqueville désigne un fait nouveau qui s’étend peu à peu en Europe, et qui est complètement établi aux États-Unis : l’égalité des conditions.
Tocqueville a écrit:
Le développement graduel de l’égalité des conditions […] est universel, il est durable […].
Serait-il sage de croire qu’un mouvement social qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d’une génération ? Pense-t-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? S’arrêtera-t-elle maintenant qu’elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ?

p. 41 de l'édition Laffont, coll. Bouquins.

1. « Il n’y a pas de peuples de l’Europe chez lesquels la grande révolution sociale que je viens de décrire ait fait de plus rapides progrès que parmi nous ; mais elle y a toujours marché au hasard. » On peut s’étonner d’abord, que Tocqueville associe le mouvement de la révolution démocratique, en France, au hasard ; d’autant que, sans être démocrate, il accepte l'avènement de la démocratie comme une chose inévitable. Ne nous a-t-on pas habitués à glorifier, à sublimer la Révolution française, fruit des lumières d’un siècle, symbole même de la foi en la Raison ? Ne doit-on pas à la France d’avoir répandu la liberté en Europe ? Et son peuple n’a-t-il pas livré bataille pour cela ? Toutes les théories politiques du droit n’ont-elles pas vivifié la démocratie, en la légitimant par des principes inaliénables et fondés en raison ; n’ont-elles pas affranchi le peuple français de l’obscurantisme dans lequel il était enfermé par les dogmes religieux ; de la peur où le plongeaient des croyances qui n’avaient d’autre fonction que de le dominer, l’asservir ; et la liberté n’est-elle pas nécessairement au terme de la démocratie ?

Ne suffisait-il pas d’instituer la démocratie pour que tout soit au mieux dans le meilleur des mondes ? Faut-il, au contraire, considérer qu’en France la démocratie est dénuée de toute signification, de toute cohérence ? Telle qu’elle s’est manifestée, entre 1789 et 1848, non : fondée sur l’idolâtrie de la raison et le déni du réel, ses partisans n’ont cherché à l’imposer que par la violence. Convaincus de posséder la vérité, les démocrates ont entrepris de détruire toutes les croyances. Or Tocqueville, qui ne confond pas l’expérience démocratique française avec la démocratie, nous dit que la démocratie ne peut surgir toute prête et en stricte conformité avec les théories qui l’ont conçue : elle n’est pas prête à l’emploi, sans quoi la Révolution même eût été inutile, ou son avènement pacifique. Tel ne fut pas le cas, et dès leurs premiers contacts avec la réalité sociale, les démocrates durent employer la violence et la force, parce que rien n’était préparé, parce qu’il ne pouvait suffire de tout défaire pour tout refaire. Faut-il supposer par conséquent que les théories élaborées dès le XVIIe siècle et approfondies au XVIIIe sont fausses ?
Tocqueville a écrit:
Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes : tel est le premier des devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent la société.
Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau.
Mais c’est à quoi nous ne songeons guère : placés au milieu d’un fleuve rapide, nous fixons obstinément les yeux vers quelques débris qu’on aperçoit encore sur le rivage, tandis que le courant nous entraîne et nous pousse à reculons vers les abîmes.

p. 44.

Si Tocqueville affirme qu’il faut « instruire la démocratie », qu’il faut même « une science politique nouvelle à un monde tout nouveau », c’est que les théories évoquées plus haut posent des difficultés majeures du point de vue de la connaissance dans son rapport à la réalité sociale.

2. En ce sens, la pensée et la réalité démocratiques sont encore à venir. Du moins en France et en Europe, car
Tocqueville a écrit:
Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale dont je parle semble avoir à peu près atteint ses limites naturelles ; elle s’y est opérée d’une manière simple et facile, ou plutôt on peut dire que ce pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s’opère parmi nous, sans avoir eu la révolution elle-même.
Les émigrants qui vinrent se fixer en Amérique au commencement du XVII° siècle dégagèrent en quelque façon le principe de la démocratie de tous ceux contre lesquels il luttait dans le sein des vieilles sociétés de l’Europe, et ils le transplantèrent seul sur les rivages du nouveau monde. Là, il a pu grandir en liberté, et marchant avec les mœurs, se développer paisiblement dans les lois.

p. 49.

La démocratie américaine fut possible parce qu’elle n’entra pas en contact avec une réalité sociale, politique, historique déjà établie de longue date : elle naquit sur une terre vierge de toute tradition, de tout passé politique. Mais il n’a pas suffit aux citoyens américains de vouloir vivre en démocratie : ils ont dû créer, tenant compte des circonstances où ils étaient, une démocratie. Les lois seules n’eussent pas suffit : les mœurs des Américains étaient les plus propres à l’épanouissement de la démocratie, et leurs lois furent instituées en fonction de ces mœurs.
Tocqueville a écrit:
Les Américains ont eu pour eux le hasard de la naissance : leurs pères ont jadis importé sur le sol qu’ils habitent l’égalité des conditions et des intelligences, d’où la république démocratique devait sortir un jour comme de sa source naturelle. Ce n’est pas tout encore, avec un état social républicain, ils ont légué à leurs descendants les habitudes, les idées et les mœurs les plus propres à faire fleurir la république. Quand je pense à ce qu’a produit ce fait originel, il me semble voir toute la destinée de l’Amérique renfermée dans le premier puritain qui aborda sur ses rivages, comme toute la race humaine dans le premier homme.

pp. 265-266.

La démocratie américaine ne s’est pas développée sous la forme d’un conflit entre deux croyances opposées : elle est originelle ; autant dire qu’aux yeux des Américains, elle est naturelle. Faut-il croire qu’ils sont exempts de toute croyance, de tout préjugé, de toute illusion : le peuple américain est-il un peuple libre, éclairé par la seule lumière de la raison et de la vérité ? Si c’est cela que doit produire la démocratie : non. Il n’en reste pas moins que la démocratie américaine semble une réussite, et durable. Paradoxe, contradiction ou originalité ?


Dernière édition par Euterpe le Mer 3 Aoû 2022 - 12:45, édité 3 fois

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La démocratie : la question des mœurs et des croyances

La démocratie américaine est naturelle dans la mesure où, dit Tocqueville, elle n’a pas seulement une forme politique, mais est présente dans les mœurs mêmes. Ce qui n’est pas le cas en France, où

Tocqueville a écrit:
[jamais] les chefs de l’État n’ont pensé à rien préparer d’avance pour la [démocratie] ; elle s’est faite malgré eux ou à leur insu. Les classes les plus puissantes, les plus intelligentes, les plus morales n’ont point cherché à s’emparer d’elle, afin de la diriger. La démocratie a donc été abandonnée à ses instincts sauvages ; elle a grandi comme ces enfants, privés de soins paternels, qui s’élèvent d’eux-mêmes dans les rues de nos villes, et qui ne connaissent de la société que ses vices et ses misères. On semblait encore ignorer son existence, quand elle s’est emparée à l’improviste du pouvoir. Chacun alors s’est soumis avec servilité à ses moindres désirs ; on l’a adorée comme l’image de la force ; quand ensuite elle se fût affaiblie par ses propres excès, les législateurs conçurent le projet imprudent de la détruire au lieu de chercher à l’instruire et à la corriger, et sans vouloir lui apprendre à gouverner, ils ne songèrent qu’à la repousser du gouvernement.
Il en est résulté que la révolution démocratique s’est opérée dans le matériel de la société, sans qu’il se fît, dans les lois, les idées, les habitudes et les mœurs, le changement qui eût été nécessaire pour rendre cette révolution utile. Ainsi nous avons la démocratie, moins ce qui doit atténuer ses vices et faire ressortir ses avantages naturels ; et voyant déjà les maux qu’elle entraîne, nous ignorons encore les biens qu’elle peut donner.

pp. 44-45.
Qu’est-ce qui manque à la démocratie en France, et qui la montre plus mauvaise que bonne ? Les mœurs : il lui manque de s’être établie dans les mœurs. Mais, au juste, que doit-on entendre par ce mot ?
Tocqueville a écrit:
J’entends ici l’expression de mœurs dans le sens qu’attachaient les anciens au mot mores ; non seulement je l’applique aux mœurs proprement dites, qu’on pourrait appeler les habitudes du cœur, mais aux différentes notions que possèdent les hommes, aux diverses opinions qui ont cours au milieu d’eux, et à l’ensemble des idées dont se forment les habitudes de l’esprit.
Je comprends donc sous ce mot tout l’état moral et intellectuel d’un peuple.

pp. 272-273.
Aussi, pour être plus précis, Tocqueville ajoute ailleurs : « Qu’est-ce que toutes ces habitudes, ces opinions, ces usages, ces croyances, sinon ce que j’ai appelé les mœurs ? » Que doit-on comprendre ici ? Qu’une démocratie sans mœurs démocratiques, donc sans croyances démocratiques ou favorables à la démocratie, est impossible à mettre en place. Ainsi, le projet démocratique ne consisterait pas à nous affranchir des croyances, mais, sinon à les changer, du moins à les disposer pour une démocratie. C’est ce qu’en France nous n’avons pas compris, ce en quoi son entreprise démocratique est contradictoire. Tocqueville propose un argument solide : avant la Révolution française,
Tocqueville a écrit:
[quand] le pouvoir royal, appuyé sur l’aristocratie, gouvernait paisiblement les peuples de l’Europe, la société, au milieu de ses mystères, jouissait de plusieurs genres de bonheur, qu’on peut difficilement concevoir et apprécier de nos jours.
[…]
[…]. On voyait alors dans la société, de l’inégalité, des misères, mais les âmes n’y étaient pas dégradées.
[…]
D’un côté étaient les biens, la force, les loisirs, et avec eux les recherches de luxe, les raffinements du goût, les plaisirs de l’esprit, le culte des arts ; de l’autre, le travail, la grossièreté et l’ignorance.
Mais au sein de cette foule ignorante et grossière, on rencontrait des passions énergiques, des sentiments généreux, des croyances profondes et de sauvages vertus.

p. 45.
Ainsi, avant la violence démocratique, il y avait des mœurs ; on n’a voulu y voir qu’injustice, certes, dont la marque profonde était l’inégalité ; mais il y avait des mœurs, autrement dit des corps sociaux, une vie sociale. « Mais nous, en quittant l’état social de nos aïeux, en jetant pêle-mêle derrière nous leurs institutions, leurs idées et leurs mœurs, qu’avons-nous pris à la place ? » La révolution démocratique a-t-elle institué une autre société, d’autres mœurs ? Non. La démocratie a-t-elle engendré quelque chose en France ? Non.
Tocqueville a écrit:
Nous avons détruit une société aristocratique, et, nous arrêtant complaisamment au milieu des débris de l’ancien édifice, nous semblons vouloir nous y fixer pour toujours.
[…]
Gênée dans sa marche ou abandonnée sans appui à ses passions désordonnées, la démocratie de France a renversé tout ce qui se rencontrait sur son passage, ébranlant ce qu’elle ne détruisait pas. On ne l’a point vue s’emparer peu à peu de la société, afin d’y établir paisiblement son empire.

p. 47.
En 1793, elle s’est tout juste occupée à décapiter les têtes qui pouvaient la servir et la conduire, parce qu’elle a préféré rendre un culte à la raison ; c’est dans le fanatisme qu’on a voulu enfanté la démocratie, entreprise par des hommes qui croyaient moins en elle qu’en la raison, parce qu’ils ne l’ont pas comprise — se sont-ils donnés le temps de s’en préoccuper ? — ; ils n’avaient aucune croyance (à moins d’admettre que le culte de la raison en soit une), et c’est pourquoi ils n’instituèrent rien.

Tocqueville a écrit:
Les hommes religieux combattent la liberté, dit Tocqueville, et les amis de la liberté attaquent les religions ; des esprits nobles et généreux vantent l’esclavage, et des âmes basses et serviles préconisent l’indépendance ; des citoyens honnêtes et éclairés sont ennemis de tous les progrès, tandis que des hommes sans patriotisme et sans mœurs se font les apôtres de la civilisation et des lumières !

p. 48.
La démocratie, en France, est source de confusion : les uns attaquent la liberté à cause de ceux qui l’associent à la violence et à la force ; les autres attaquent la religion parce qu’elle est associée aux pouvoirs que la démocratie combat. Les uns combattent une démocratie sans emploi, sans contenu apparent, ni action politique lisible et raisonnable ; les autres combattent tous les pouvoirs parce qu’ils confondent la démocratie avec l’anarchie, que la guillotine symbolise tristement : ils décapitent les chefs parce qu’ils ne veulent de personne à leur tête.
Tocqueville a écrit:
J’aperçois des hommes vertueux et paisibles que leurs mœurs pures, leur aisance et leurs lumières placent naturellement à la tête des populations qui les environnent. Pleins d’un amour sincère pour la patrie, ils sont prêts à faire pour elle de grands sacrifices : cependant la civilisation trouve souvent en eux des adversaires ; ils confondent ses abus avec ses bienfaits, et dans leur esprit l’idée du mal est indissolublement unie à celle du nouveau.
Près de là j’en vois d’autres qui, au nom des progrès, s’efforçant de matérialiser l’homme, veulent trouver l’utile sans s’occuper du juste, la science loin des croyances, et le bien-être séparé de la vertu : ceux-là se sont dits les champions de la civilisation moderne, et ils se mettent insolemment à sa tête, usurpant une place qu’on leur abandonne et dont leur indignité les repousse.

P. 48.
La démocratie française est vécue sous la forme de conflits apparemment sans solution. L’ancien régime est associé à deux choses, qui prêtent à malentendu : les croyances et la pauvreté ; deux moyens, pour le pouvoir, de gouverner le peuple. Les croyances pour le maintenir dans l’ignorance ; la pauvreté pour le maintenir dans le malheur ; les deux pour le maintenir hors du pouvoir et dans l’asservissement. Si, donc, on lui accorde enfin le bien-être matériel, il devrait être heureux ; et si on lui ouvre l’accès à la raison, aux lumières, à la vérité, il devrait pouvoir se gouverner lui-même ? En réalité, dit Tocqueville,

Tocqueville a écrit:
[le] pauvre a gardé la plupart des préjugés de ses pères, sans leurs croyances ; leur ignorance, sans leurs vertus ; il a admis, pour règle de ses actions, la doctrine de l’intérêt, sans en connaître la science, et son égoïsme est aussi dépourvu de lumières que l’était jadis son dévouement.
[...]
Il semble qu’on ait brisé de nos jours le lien naturel qui unit les opinions aux goûts et les actes aux croyances ; la sympathie qui ‘est fait remarquer de tout temps entre les sentiments et les idées des hommes paraît détruite, et l’on dirait que toutes les lois de l’analogie morale sont abolies.

p. 47.
Si la démocratie veut détruire les croyances pour la raison qu’elles tiennent les peuples dans l’obscurantisme et la servitude, hors de la vérité et de la liberté ; si tel est son propos, elle commet une erreur : sans croyances, pas d’action possible, pas de vie sociale possible, d’après Tocqueville ; et, sans vertu, pas de bonheur matériel possible ni durable. Mais est-il vraiment nécessaire d’unir les croyances à la liberté ?
Tocqueville a écrit:
On rencontre parmi nous des chrétiens pleins de zèle, dont l’âme religieuse aime à se nourrir des vérités de l’autre vie, ceux-là vont s’animer sans doute en faveur de la liberté humaine, source de toute grandeur morale. Le christianisme, qui a rendu les hommes égaux devant Dieu, ne répugnera pas à voir tous les citoyens égaux devant la loi. [...].
A côté de ces hommes religieux, j’en découvre d’autres dont les regards sont tournés vers la terre plutôt que vers le ciel ; partisans de la liberté, non seulement parce qu’ils voient en elle l’origine des plus nobles vertus, mais surtout parce qu’ils la considèrent comme la source des plus grands biens, ils désirent sincèrement assurer son empire et faire goûter aux hommes ses bienfaits : je comprends que ceux-là vont se hâter d’appeler la religion à leur aide, car ils doivent savoir qu’on ne peut établir le règne de la liberté sans celui des mœurs, ni fonder les mœurs sans les croyances [...].

pp. 47-48.

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« On ne peut établir le règne de la liberté sans celui des mœurs, ni fonder les mœurs sans les croyances. »

On a voulu croire que la démocratie devait affranchir les hommes des croyances ; a-t-on cru aussi que la société s’en transformerait d’elle-même ? Alors, c’était une illusion : en ruinant les croyances, on ruinait fatalement avec elles la société même, dont les mœurs sont la substance. Le désordre social en France le prouverait : les liens sociaux se sont desserrés, déchirés. Or, ce sont les mœurs qui unissent en quelque façon les membres d’une société en corps social vivant, et non une simple agrégation toujours prête à s’écrouler parce que rien n’y tient ensemble ses parties, sinon des relations tout extérieures et aliénantes.

L’expérience démocratique américaine, en revanche, est si durable parce que ses mœurs sont au fondement de tout l’édifice. En effet, « en Amérique on voit l’un des peuples les plus libres et les plus éclairés du monde remplir avec ardeur les devoirs de la religion ». Jamais les Américains n’ont eu à prouver que la démocratie qu’ils instituaient sur leur sol est la meilleure des formes politiques, ils n’ont jamais eu à combattre pour elle. Cela est d’une grande importance, car l’établissement pacifique de la démocratie aux États-Unis a permis à ses habitants de préserver leurs croyances religieuses, et ainsi les mœurs qui les caractérisent.

En France et en Europe, au contraire, loin de vouloir remplacer de vieilles croyances par de nouvelles, ou par une religion, les démocrates ont voulu abolir les croyances religieuses et toutes celles qui leurs sont conséquentes, pour instituer la vérité, celle des droits politiques fondés sur la raison par des théories à la forme et à la démarche scientifiques : Rousseau, par exemple, adopta la méthode hypothético-déductive, ou expérimentale, à l’exemple des sciences physiques. Qu’a-t-on besoin, en effet, lorsqu’on possède pareille science, des croyances dogmatiques auxquelles nous soumettent les pouvoirs temporel et spirituel ? Pourtant, que l’on puisse élaborer des théories morales et politiques sans faille logique ne prouve pas que l’on puisse en faire autant quant aux mœurs : il n’y a guère de science exacte possible des mœurs. C’est sans doute ce que l’on n’a pas assez considéré aux yeux de Tocqueville, qui distingue les croyances du langage théologique. Il semblait a priori évident qu’une société enfin affranchie de ses croyances pourrait s’épanouir. L’expérience de la Révolution française a de nouveau donné raison à Platon : la foule ne pense pas ; ôtez-lui ses croyances et prétendez qu’elle est capable d’accéder aux lumières, vous la menez vers une révolution certaine, et finalement au despotisme ; rendez-lui ses croyances, et, loin d’être aussi ignorante et grossière qu’on pouvait l’imaginer, elle se montre parfois bien plus raisonnable que les fanatiques de la raison. Y a-t-il chez Rousseau des textes qui proposent de nouvelles mœurs, celles nécessaires à la démocratie ? Non, lui et tous les théoriciens du contrat social et des droits de l’homme ont cru qu’il suffisait de changer de formes politiques pour changer l’homme ou le rendre à sa nature ; tandis qu’il faudrait veiller à ce que les mœurs favorisent mais contiennent sa nature. Or, celles que propose la politique ne suffisent pas si les liens sociaux sont trop relâchés. Il faut des croyances ― essentiellement religieuses.
Tocqueville a écrit:
Les croyances dogmatiques sont plus ou moins nombreuses, suivant les temps. Elles naissent de différentes manières et peuvent changer de forme et d’objet ; mais on ne saurait faire qu’il n’y ait pas de croyances dogmatiques, c’est-à-dire d’opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter. Si chacun entreprenait lui-même de former toutes ses opinions et de poursuivre isolément la vérité dans des chemins frayés par lui seul, il n’est pas probable qu’un grand nombre d’hommes dût jamais se réunir dans aucune croyance commune.
Or, il est facile de voir qu’il n’y pas de société qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou plutôt il n’y en a point qui subsistent ainsi ; car, sans idées communes, il n’y a pas d’action commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes, mais non un corps social. Pour qu’il y ait société, et, à plus forte raison, pour que cette société prospère, il faut donc que tous les esprits des citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble par quelques idées principales ; et cela ne saurait être, à moins que chacun d’eux ne vienne quelque fois puiser ses opinions à une même source et ne consente à recevoir un certain nombre de croyances toutes faites.

De la démocratie en Amérique 2, pp. 432-433.
« Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau. » Il ne s’agit donc pas de reprendre le travail accompli par les théoriciens du droit politique au XVIIIe siècle, les philosophies politiques ne pouvaient être appliquées à cause de leur nature théorique. Tocqueville propose une nouvelle façon d’aborder la politique, non plus à l’exemple des sciences exactes, mais en sociologue. Il ne peut y avoir une raison unique, un logos dont dépendraient tous les travaux de la pensée ; il doit y avoir une autre raison, politique elle aussi mais selon un autre point de vue : une raison sociale, une sociologie.

La pensée de laboratoire n’est pas une pensée morale, l’une et l’autre ne peuvent avoir qu’un rapport très lointain. Or la pensée scientifique ne peut ni ne doit se montrer exclusive de toute autre forme de pensée, sans quoi on se demande vraiment comment les hommes, pour la plupart étrangers à la pensée philosophique et scientifique, pourraient vivre par ailleurs. S’il n’y a de pensée qu’individuelle, il n’y a de vie individuelle et sociale que dans les croyances. Ainsi, on doit admettre que la connaissance n’est pas le seul fait de la pensée, mais que les croyances représentent aussi une forme de connaissance, étrangère au critère de la vérité et de l’erreur qui s’applique uniquement aux connaissances abstraites, indépendantes de toutes conditions d’ordre social. Il faut trouver un autre critère d’évaluation, qui s’applique aux croyances comme à une forme de connaissance non plus strictement théorique, mais pratique, morale, sociale ; et toujours guidée par deux questions : ― que puis-je faire ? ― que dois-je craindre et que puis-je espérer ? Deux questions qui jalonnent le texte de Tocqueville.

Créer une nouvelle science politique veut dire, pour Tocqueville, que la sociologie n’est pas une science dissidente qui aurait la prétention de se substituer à la science politique, mais une science qui conditionne la possibilité même d’une science politique complète. D’ailleurs, s’il ne prononce jamais le mot de sociologie, ce n’est pas qu’une question de terminologie ; c’est aussi parce que les sciences anthropologiques sont seulement en train de naître.

C’est l’avènement de la démocratie qui révèle ce problème essentiel des croyances : faut-il rejeter les croyances parce que les théories politiques et philosophiques du droit au XVIIIe siècle auraient découvert la vérité par le seul et indéfectible moyen dont dispose la raison scientifique : le critère de la vérité et de l’erreur ? Ou bien faut-il se rendre à l’évidence, admettre qu’il n’y pas de mœurs démocratiques en France, que l’entreprise démocratique n’a pas encore révélé un projet démocratique moral, mais seulement institutionnel, formel et abstrait ? Tocqueville ne cherche pas à révolutionner le statut de la connaissance ― il ne fait pas œuvre épistémologique ―, mais à élargir le domaine d’une raison à la fois trop étroite et ‘‘idéologisante’’. La raison ne doit pas être dégradée par ses fanatiques en irrationalisme : la démocratie, enfant de la raison, de la philosophie et de la science, n’a-t-elle pas cédé aux instincts, aux vices, aux bassesses, aux meurtres, à la folie ?
Tocqueville a écrit:
Le discrédit universel dans lequel tombèrent toutes les croyances religieuses à la fin du siècle dernier a exercé sans aucun doute la plus grande influence sur toute notre Révolution ; il en a marqué le caractère. Rien n’a plus contribué à donner à sa physionomie cette expression terrible qu’on lui a vue.
Quand je cherche à démêler les différents effets que l’irréligion produisit alors en France, je trouve que ce fut bien plus en déréglant les esprits qu’en dégradant les cœurs, ou même en corrompant les mœurs, qu’elle disposa les hommes de ce temps-là à se porter à des extrémités si singulières.
[...]
[Dans] la révolution française, les lois religieuses ayant été abolies en même temps que les lois civiles étaient renversées, l’esprit humain perdit entièrement son assiette ; il ne sut plus à quoi se retenir ni où s’arrêter, et l’on vit apparaître des révolutionnaires d’une espèce inconnue, qui portèrent l’audace jusqu’à la folie, qu’aucune nouveauté ne put surprendre, aucun scrupule ralentir, et qui n’hésitèrent jamais devant l’exécution d’un dessein.
Ce n’est pas tout encore : non seulement la marche démocratique est désordonnée, mais les théories qui la soutiennent ont toujours condamné à l’irrationalité tout ce qui ne répondait pas au critère de la vérité. Est irrationnel tout ce qui n’est pas démontrable ; n’est pas démontrable tout ce qui est incompréhensible ; est incompréhensible tout ce qui n’est pas fait, dit ou écrit, bref tout ce qui n’est pas vécu en application de la vérité exacte et exactement démontrée par des méthodes scientifiques et sans failles parce que scientifiques. « Il semble qu’on ait brisé de nos jours le lien naturel qui unit les opinions aux goûts et les actes aux croyances. » C'est aux écrivains du XVIIIe siècle que pense Tocqueville (cf. L'Ancien régime et la Révolution). Il est effrayant de mesurer la disproportion monstrueuse entre les effets tout de même supportables de la censure religieuse de ce siècle et la susceptibilité maladive de certains écrivains. Tocqueville affirme la nécessité d’une raison raisonnable : les croyances, étrangères à la raison scientifique certes, parce qu’elles poussent les hommes à agir et à vivre de façon à ne jamais franchir certaines limites, sont une forme indéniable de rationalité ; il y a bien une rationalité à l’œuvre dans les croyances. Il y aurait ainsi une distinction fondamentale à tracer entre la vérité et la raison.

L’expérience démocratique américaine montre qu’on ne peut juger les croyances selon un critère et une raison qui lui sont étrangers : on se condamne ainsi à rejeter les croyances qui, par définition, sont fausses, non fondées, et même impossibles à vérifier ; du point de vue des sciences exactes, les croyances demeurent et demeureront toujours douteuses ; car elles sont toujours liées à nos circonstances vécues, qui ne sont pas une mise en pratique de théories a priori, mais comme une raison pratique à l’œuvre. Il y a une rationalité à l’œuvre dans les croyances qui doit nous permettre de les comprendre. Tandis que le seul critère de la vérité et de l’erreur ne peut s’appliquer aux réalités sociales, qui ne peuvent s'y soumettre. En ce sens, la science politique nouvelle dont parle Tocqueville est bien une sociologie, une science dont l’objet est le ‘‘vivre social’’.

D’où vient la séparation que l’on institue, en France et en Europe, entre la connaissance — que l’on définit comme vraie nécessairement, par opposition avec l’erreur ou l’illusion —, et la croyance — que l’on définit comme irrationnelle nécessairement, étrangère à la science ? Et comment expliquer qu’aux États-Unis, loin d’être opposées l’une à l’autre, connaissance et croyances semblent si étroitement liées qu’elles se confondent ? D’après Tocqueville, c’est la séparation de l’Église et de l’État, aux États-Unis, et l’union intime de ces deux institutions, en France, qui explique cette différence essentielle. Essentielle parce qu’elle se présente sous la forme d’une alternative entre deux cultures, et plus précisément entre deux ‘‘mobilisations cognitives’’ : deux histoires politiques, sociales, matérielles et religieuses différentes ; deux situations différentes. Or, de la compréhension de ces différences, et de l’irréductibilité de ces différences, dépend la possibilité de cette nouvelle science politique demandée par Tocqueville.
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