Intemporelle a écrit:Je persiste à faire remonter à Saint Augustin, et au sujet chrétien la naissance de la subjectivité, parce que je la relie à une manière spécifique à l'espace culturel chrétien de se rapporter au monde. Une illusion culturelle en quelque sorte. Il me semble que c'est la première religion qui prétend s'adresser à l'homme "nu", c'est-à-dire à l'homme qui serait sensé se cacher sous toutes les appartenances (sociale, ethnique, géographique...), donc en définitive, à l'individu.
Le christianisme institue l'intériorité du vivant même du Christ, en effet. Pourquoi ? C'est déjà une question théologico-politique, laquelle contribue dès le départ à différencier très nettement la secte judéo-chrétienne et les juifs orthodoxes. Les fidèles ne sont les sujets que de Dieu, et d'aucune autorité temporelle. C'est la raison principale de la persécution des chrétiens sous l'empire, du reste : les chrétiens n'admettent aucune médiation entre eux et Dieu (on comprend l'irritation de l'autorité romaine, stupéfaite de constater qu'on puisse être à ce point dénué de sens politique). Deux choses ont contribué à renforcer cette intériorité : l'influence du stoïcisme, qui avait préparé le terrain ; les persécutions elles-mêmes, qui obligent les chrétiens à vivre cachés, en eux-mêmes comme dans les catacombes, celles-ci figurant l'intériorité de manière significative. (Je laisse de côté le platonisme, il suffit de reprendre les travaux de Jerphagnon.)
Augustin est à un carrefour : les institutions romaines sont désormais des institutions chrétiennes, depuis les réformes de Constantin, et faites pour survivre à la chute de Rome, dont il ne s'émeut guère. Entretemps, le paulinisme a fait son œuvre. Il y a un sujet (le subjectum), autrement dit quelqu'un qu'on place sous l'autorité de Dieu. Mais ce n'est pas encore exactement le subjectum cognitrix potestas d'un Bovelles, par exemple, puisque la Renaissance implique un renversement au moyen de l'invention de l'individu : le sujet devient tout autant un sujet autonome (ce qui constitue presque une antithèse ou un oxymore) qu'un sujet au sens littéral, soumis à l'autorité. Si on ne peut encore parler de cognitrix, avec Augustin, c'est non seulement que la vérité n'est pas le fait des hommes, mais de Dieu, mais aussi que l'intériorité, comme vous dites, est la place faite à la nudité, à la sincérité, rendue d'autant plus nécessaire qu'elle n'échappe pas à l'omniscience divine. Il s'agit de porter soi-même le mal qu'on fait, de s'en montrer responsable (tandis que les hommes sont incapables, ou presque, du bien). S'il y a donc bien un sujet, comme intériorité instituée (institution de la mise à nu), il n'y a pas encore de subjectivité (psychologique), laquelle suppose l'assimilation de l'autonomie du sujet, donc un véritable changement de paradigme, et avec l'autonomie, ce que Canguilhem fut le premier, me semble-t-il, à comprendre et à formuler : la psychologie comme disculpation (il n'y a rien de plus anti paulinien ou anti augustinien). C'est proprement l'entreprise de Rousseau : on s'explique sur ses actes (sujet autonome), on court-circuite tout paulinisme ou augustinisme (on se disculpe par l'entreprise même d'autonomisation : il n'y a de tribunal que la conscience).
Tout ceci rejoint peu ou prou ce que vous dites à propos de la thèse de Gauchet.
Intemporelle a écrit:Ce que dit Bénichou sur la métaphysique du jansénisme et la démolition du héros est à cet égard très intéressant. La laïcité et le moi étaient en germe dans le christianisme comme le ver dans le fruit
La démolition du héros, c'est l'opposition farouche du jansénisme à l'aristocratie, autrement dit au laboratoire par excellence de la démocratie (cf. les salons, dès le XVIIe siècle). C'est assez proche de la thèse tocquevillienne, qui consiste à dire que le christianisme prépare la démocratie (nous sommes tous égaux aux yeux de Dieu), mais que la démocratie s'attaque au christianisme sans comprendre qu'elle s'attaque ainsi à l'une de ses principales racines et à l'un de ses fondements principaux.
Intemporelle a écrit:François Jullien dans son Traité de l'efficacité montre par ailleurs que penser l'efficacité sur le mode du rapport d'une théorie à une pratique, et d'un sujet à un objet, n'a rien d'évident, et il l'oppose à la pensée chinoise qui pense plus en terme de "potentiel de situation", plutôt que de plan projeté d'avance. "La pensée chinoise n'est pas une pensée du sujet, mais du procès." Le fait que dans la langue japonaise, le sujet soit quasiment inexistant, éclaire également la question, et permet de penser avec Nietzsche que finalement, le sujet, la subjectivité, c'est (surtout) de la grammaire, mais pas seulement, cette grammaire même est le signe d'un certain espace culturel. Il ne s'agit pas seulement d'une illusion linguistique, mais d'une illusion constitutive d'un certain rapport au monde, d'une illusion nécessaire à une certaine manière de penser l'action. D'une illusion d'ailleurs très féconde, puisque le développement des sciences et de la technique à l'âge moderne est en grande partie lié à cette objectivation du monde, face à l'homme sujet tout-puissant. Je pense que cette illusion est du même type que celle qui nous fait croire à un "monde", c'est-à-dire à une totalité stable et ordonnée, et là encore la confrontation avec d'autres espaces culturels est éclairante, puisque dans la pensée bouddhiste par exemple, toute forme dans ce qu'elle a de cohérent et de stable est fondamentalement pensée comme un accident émergeant sur fond de désordre, et donc comme éphémère et vouée à la destruction. La régularité y est beaucoup plus étonnante que l'irrégularité, alors même que notre espace culturel a fait de la régularité une norme. Si quelqu'un s'y connaît sur ce sujet, interroger les manières autres qu'occidentales de penser ou précisément de ne pas penser la subjectivité, pourrait être intéressant.
Le point de vue de la fécondité de l'illusion est évidemment un des plus pertinents, Ortega y Gasset est ici au moins aussi important que Nietzsche. Et puisque je mentionne Ortega, ce point de vue en appelle un autre : celui du sujet comme instance de production d'un savoir (chose impensable sans la question de l'individu autonome). Cette invention occidentale moderne ne se retrouve nulle part ailleurs, et soulève bien des questions dans les zones où le processus de l'occidentalisation a cours.
Dernière édition par Euterpe le Jeu 21 Juil 2022 - 10:33, édité 2 fois