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Y a-t-il une subjectivité ?

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descriptionY a-t-il une subjectivité ? - Page 20 EmptyRe: Y a-t-il une subjectivité ?

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Intemporelle a écrit:
Je persiste à faire remonter à Saint Augustin, et au sujet chrétien la naissance de la subjectivité, parce que je la relie à une manière spécifique à l'espace culturel chrétien de se rapporter au monde. Une illusion culturelle en quelque sorte. Il me semble que c'est la première religion qui prétend s'adresser à l'homme "nu", c'est-à-dire à l'homme qui serait sensé se cacher sous toutes les appartenances (sociale, ethnique, géographique...), donc en définitive, à l'individu.

Le christianisme institue l'intériorité du vivant même du Christ, en effet. Pourquoi ? C'est déjà une question théologico-politique, laquelle contribue dès le départ à différencier très nettement la secte judéo-chrétienne et les juifs orthodoxes. Les fidèles ne sont les sujets que de Dieu, et d'aucune autorité temporelle. C'est la raison principale de la persécution des chrétiens sous l'empire, du reste : les chrétiens n'admettent aucune médiation entre eux et Dieu (on comprend l'irritation de l'autorité romaine, stupéfaite de constater qu'on puisse être à ce point dénué de sens politique).  Deux choses ont contribué à renforcer cette intériorité : l'influence du stoïcisme, qui avait préparé le terrain ; les persécutions elles-mêmes, qui obligent les chrétiens à vivre cachés, en eux-mêmes comme dans les catacombes, celles-ci figurant l'intériorité de manière significative. (Je laisse de côté le platonisme, il suffit de reprendre les travaux de Jerphagnon.)

Augustin est à un carrefour : les institutions romaines sont désormais des institutions chrétiennes, depuis les réformes de Constantin, et faites pour survivre à la chute de Rome, dont il ne s'émeut guère. Entretemps, le paulinisme a fait son œuvre. Il y a un sujet (le subjectum), autrement dit quelqu'un qu'on place sous l'autorité de Dieu. Mais ce n'est pas encore exactement le subjectum cognitrix potestas d'un Bovelles, par exemple, puisque la Renaissance implique un renversement au moyen de l'invention de l'individu : le sujet devient tout autant un sujet autonome (ce qui constitue presque une antithèse ou un oxymore) qu'un sujet au sens littéral, soumis à l'autorité. Si on ne peut encore parler de cognitrix, avec Augustin, c'est non seulement que la vérité n'est pas le fait des hommes, mais de Dieu, mais aussi que l'intériorité, comme vous dites, est la place faite à la nudité, à la sincérité, rendue d'autant plus nécessaire qu'elle n'échappe pas à l'omniscience divine. Il s'agit de porter soi-même le mal qu'on fait, de s'en montrer responsable (tandis que les hommes sont incapables, ou presque, du bien). S'il y a donc bien un sujet, comme intériorité instituée (institution de la mise à nu), il n'y a pas encore de subjectivité (psychologique), laquelle suppose l'assimilation de l'autonomie du sujet, donc un véritable changement de paradigme, et avec l'autonomie, ce que Canguilhem fut le premier, me semble-t-il, à comprendre et à formuler : la psychologie comme disculpation (il n'y a rien de plus anti paulinien ou anti augustinien). C'est proprement l'entreprise de Rousseau : on s'explique sur ses actes (sujet autonome), on court-circuite tout paulinisme ou augustinisme (on se disculpe par l'entreprise même d'autonomisation : il n'y a de tribunal que la conscience).

Tout ceci rejoint peu ou prou ce que vous dites à propos de la thèse de Gauchet.

Intemporelle a écrit:
Ce que dit Bénichou sur la métaphysique du jansénisme et la démolition du héros est à cet égard très intéressant. La laïcité et le moi étaient en germe dans le christianisme comme le ver dans le fruit

La démolition du héros, c'est l'opposition farouche du jansénisme à l'aristocratie, autrement dit au laboratoire par excellence de la démocratie (cf. les salons, dès le XVIIe siècle). C'est assez proche de la thèse tocquevillienne, qui consiste à dire que le christianisme prépare la démocratie (nous sommes tous égaux aux yeux de Dieu), mais que la démocratie s'attaque au christianisme sans comprendre qu'elle s'attaque ainsi à l'une de ses principales racines et à l'un de ses fondements principaux.

Intemporelle a écrit:
François Jullien dans son Traité de l'efficacité montre par ailleurs que penser l'efficacité sur le mode du rapport d'une théorie à une pratique, et d'un sujet à un objet, n'a rien d'évident, et il l'oppose à la pensée chinoise qui pense plus en terme de "potentiel de situation", plutôt que de plan projeté d'avance. "La pensée chinoise n'est pas une pensée du sujet, mais du procès." Le fait que dans la langue japonaise, le sujet soit quasiment inexistant, éclaire également la question, et permet de penser avec Nietzsche que finalement, le sujet, la subjectivité, c'est (surtout) de la grammaire, mais pas seulement, cette grammaire même est le signe d'un certain espace culturel. Il ne s'agit pas seulement d'une illusion linguistique, mais d'une illusion constitutive d'un certain rapport au monde, d'une illusion nécessaire à une certaine manière de penser l'action. D'une illusion d'ailleurs très féconde, puisque le développement des sciences et de la technique à l'âge moderne est en grande partie lié à cette objectivation du monde, face à l'homme sujet tout-puissant. Je pense que cette illusion est du même type que celle qui nous fait croire à un "monde", c'est-à-dire à une totalité stable et ordonnée, et là encore la confrontation avec d'autres espaces culturels est éclairante, puisque dans la pensée bouddhiste par exemple, toute forme dans ce qu'elle a de cohérent et de stable est fondamentalement pensée comme un accident émergeant sur fond de désordre, et donc comme éphémère et vouée à la destruction.  La régularité y est beaucoup plus étonnante que l'irrégularité, alors même que notre espace culturel a fait de la régularité une norme. Si quelqu'un s'y connaît sur ce sujet, interroger les manières autres qu'occidentales de penser ou précisément de ne pas penser la subjectivité, pourrait être intéressant.

Le point de vue de la fécondité de l'illusion est évidemment un des plus pertinents, Ortega y Gasset est ici au moins aussi important que Nietzsche. Et puisque je mentionne Ortega, ce point de vue en appelle un autre : celui du sujet comme instance de production d'un savoir (chose impensable sans la question de l'individu autonome). Cette invention occidentale moderne ne se retrouve nulle part ailleurs, et soulève bien des questions dans les zones où le processus de l'occidentalisation a cours.

Dernière édition par Euterpe le Jeu 21 Juil 2022 - 10:33, édité 2 fois

descriptionY a-t-il une subjectivité ? - Page 20 EmptyRe: Y a-t-il une subjectivité ?

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J'ai tout à fait conscience de la quantité d'ouvrages que suppose ce sujet, et je pense comprendre ce que vous attendez précisément de moi. Mais ma susceptibilité (j'avoue qu'elle est facilement suscitée en moi) m'a peut-être empêché de bien le saisir.
Je ne dois pas poser cette évidence, mais surtout l'expliquer, et faire voir le raisonnement par lequel j'y parviens ?

Déjà j'aimerais rebondir sur l'une de vos questions qui consistait à dire pourquoi, selon moi, vous pensez dans un horizon kantien. Je cite : "Je ne connais aucune subjectivité : je n'ai eu l'expérience d'aucune, ni ne dispose d'aucune information sur une quelconque subjectivité" : si vous dites cela, cela présuppose que la connaissance d'une subjectivité ne peut être possible que par son expérience. Vous en concluez donc que, comme je n'ai l'expérience d'aucune subjectivité, je n'en connais aucune. Or c'est ici un raisonnement kantien, puisque vous concevez la connaissance comme ce qui nécessite l'intuition sensible.

Mais ne fais-je donc jamais l'expérience de ma subjectivité ? "Je pense, donc je suis", et que suis-je ? Je suis quelque chose, quelque chose qui pense. L'expérience que je fais de moi, c'est l'expérience de ma pensée. Si Hume a voulu reprendre Descartes sur ce point en lui reprochant de ne voir dans ces pensées que quelque chose d'immuable, alors que dans les faits les pensées sont un flux inconstant, parsemées çà et là de contradictions, je pense qu'il n'a en réalité pas compris grand-chose à Descartes. Car même si ces pensées en moi sont un flux en perpétuel mouvement, cela ne contredit en rien le fait que je pense, et que cette pensée est toujours et indissociablement liée au moi, à ce "je" qui pense.

La contradiction la plus pertinente que j'ai pu trouver à cette affirmation de Descartes, c'est celle de Kant dans les Paralogismes de la Critique de la raison pure, qui nuance en disant : "Ce Je, cet Il ou ce ça qui pense" : par là, nous pourrions parfaitement penser que nos pensées ne sont pas liées au "je". Cependant, ce que l'on pourrait reprocher à Kant, c'est que bien que ces pensées puissent ne pas être une nécessité du "je", je ne puis nier que ces pensées soient miennes, en tant qu'elles ont lieu en moi, et en personne d'autre. J'ai le monopole de mes pensées. Autrui peut bien me faire part de ses pensées, mais ma subjectivité n'est pas celle d'autrui au moment où il me les livre : ai-je seulement idée du chagrin d'autrui à la perte d'un proche, moi qui n'en ai encore jamais perdu ? Je ne peux du moins pas le prétendre. Ce que je ne peux pas contester, c'est que j'imagine ce chagrin. Je pense ce chagrin. Mais cette subjectivité que j'imagine ne peut jamais totalement se superposer à la réelle subjectivité de l'autre. Car ce que je pense de cela est en réalité une "mise-à-la-place" de : je me projette moi-même dans une éventualité qui n'est cependant pas une réalité pour moi. Je ne peux connaître de subjectivité que si je la vis, que si je l'endure. Je peux éventuellement la dire, mais vous ne saurez peut-être pas la comprendre.

J'ai vraiment envie d'aller au bout de mon raisonnement, et que vous le compreniez. Et que vous commenciez à m'estimer un minimum ; car j'ai l'impression détestable d'être une bête de foire plus que quelqu'un à prendre au sérieux. Je vous laisse donc là-dessus pour le moment.

descriptionY a-t-il une subjectivité ? - Page 20 EmptyRe: Y a-t-il une subjectivité ?

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Intemporelle a écrit:
Le simple fait que la subjectivité ait une genèse, et qu'elle ne soit pas pensée de la même manière dans d'autres espaces culturels devrait au moins vous pousser à interroger cette évidence du "moi" juliendeb. La force d'une illusion est précisément de se donner comme à la fois évidente, et injustifiable parce qu'évidente.

Parler d'illusion, n'est-ce pas présupposer un sujet qu'elle prédiquerait ? Et n'est-ce pas aussi présupposer une vérité pour en juger ? (Nous en reviendrions à Descartes.)

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Silentio a écrit:
Intemporelle a écrit:
Le simple fait que la subjectivité ait une genèse, et qu'elle ne soit pas pensée de la même manière dans d'autres espaces culturels devrait au moins vous pousser à interroger cette évidence du "moi" juliendeb. La force d'une illusion est précisément de se donner comme à la fois évidente, et injustifiable parce qu'évidente.

Parler d'illusion, n'est-ce pas présupposer un sujet qu'elle prédiquerait ? Et n'est-ce pas aussi présupposer une vérité pour en juger ? (Nous en reviendrions à Descartes.)


Pourquoi une illusion ne s'appliquerait-elle qu'à un sujet ? L'illusion du bâton trempé dans l'eau ne s'applique pas forcément à un "je", mais s'applique à un être capable de percevoir, à un moment donné, sans pour autant qu'il soit besoin de faire de cet être un "je". Le cas des personnes qui souffrent de dissociation de la personnalité ou encore le cas des cerveaux divisés, comme bien d'autres cas, montrent que la simplicité d'un "moi" stable et permanent pose problème, d'autant que ces personnes ont des illusions (illusions de la perception, mais aussi ce qu'on pourrait nommer des illusions de la raison), sans pour autant être des "sujets", au sens simple et évident où on l'entend.  Ainsi la théorie du faisceau (très étudiée actuellement en métaphysique contemporaine, mais qui personnellement ne me satisfait pas entièrement, bien qu'elle m'apparaisse plus cohérente qu'une théorie du sujet), qui reprend ces cas, tout en s'inspirant de Hume, considère que nous ne devrions admettre que des séries d'états et d'événements mentaux différents, chaque série constituant une vie (comme un faisceau), et étant unifiée par différents types de relations causales ; le sujet n'existerait donc que dans un sens linguistique. Ce qui est en jeu, derrière cette remise en cause du sujet, c'est en partie, la remise en cause de la notion métaphysique de substance (puisque le sujet est avant tout pensé comme identité de ce qui reste permanent dans le temps), la théorie du faisceau par ce biais rejoint donc des critiques qui avaient déjà été émises par Heidegger qui déclarait que la notion de substance était l'ombre portée par le discours, puisque pour parler, il faut bien parler de quelque chose, ou encore par Nietzsche dénonçant la substantialisation du moi à partir d'une illusion linguistique.
L'intérêt de la théorie du faisceau à mon sens, est plus de montrer les limites d'une pensée du sujet, en ce sens son intérêt est plutôt indirect, même si elle n'est pas exempte de lacunes elle-même.

Quant à la présupposition d'une vérité, cela est surtout vrai si l'on prend illusion au sens négatif du terme, un sens qui se rapporterait encore à une dialectique typiquement occidentale, du même ordre que celle du sujet et de l'objet, qui serait ici celle de la réalité et de l'illusion, dialectique qui en elle-même, révèle une certaine manière illusoire de se rapporter au monde comme à un "réel". Précisément, je ne prends pas le terme illusion en mauvaise part (d'où l'insistance sur le fait qu'il s'agit d'une illusion féconde), et ici l'illusion est moins à penser par opposition à une réalité qui la sous-tendrait, que par rapport au fait que c'est un rapport médiatisé aux choses, qui tient de la structure même de l'homme. De ce fait, opposer l'illusion à une prétendue réalité n'a d'intérêt que si l'on considère qu'un rapport direct aux choses est possible. Partant du principe qu'un tel rapport n'est pas possible mais qu'il ne peut exister de rapport que médiatisé, j'oppose ici un certain type d'illusion propre à un espace culturel, à d'autres types d'illusions possibles, sur lesquels on ne s'est malheureusement pas assez penchés. J'interroge donc la possibilité d'autres formes de médiation, d'autres formes d'adaptations humaines pour habiter le monde. Le sens dans lequel Hume emploie le terme "croyance" peut peut-être éclairer ce que je veux dire : Hume quand il déclare que la causalité est une croyance, en réalité s'attaque bien moins à la causalité en tant que telle, qu'à une certaine prétention de la raison, qui voudrait fonder toute chose en raison, et pointe vers l'idée que nous ne pouvons habiter le monde que sur le mode de la croyance, un monde qui n'est que la projection de nos principes associatifs. L'illusion d'un "je", serait un certain type de croyance.

descriptionY a-t-il une subjectivité ? - Page 20 EmptyRe: Y a-t-il une subjectivité ?

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Euterpe a écrit:
Or, les dissimulations du moi ont probablement donné l'illusion d'une profondeur dont l'usage principal consiste aujourd'hui à pratiquer le déni du réel, si répandu et banalisé, pourvu que le sacro-saint moi soit sauf : lui, le dépositaire et garant de l'émotion, de la sensation, etc., non en tant qu'elles seraient rapportées au réel, mais comme preuves de notre seule subjectivité, le réel étant réduit à un pauvre faire-valoir, sans consistance aucune, puisqu'il n'est là que comme le révélateur de la seule consistance des subjectivités modernes.

[Ici, Pascal ne me semble pas pouvoir contribuer à la discussion, tandis que la contribution de Clément Rosset, avec son opuscule Loin de moi, me paraît absolument incontournable.]

Si jamais aujourd'hui la subjectivité a émergé au point d'envahir notre monde (occidental), elle fait partie du réel, ce n'est pas une illusion. Peut-on en faire le déni ? Si c'est une coquille vide, d'une exploitation stérile, comment s'en débarrasser et pour aboutir à quoi ? Que propose Clément Rosset à ce sujet ? Sinon quel contenu lui donner pour remédier à ses déficiences ? Là aussi pour aboutir à quoi ? Cependant la finalité peut être hors-sujet.


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