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descriptionMaurice Barrès, Amori et dolori sacrum. EmptyMaurice Barrès, Amori et dolori sacrum.

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I. Le Culte du Moi

En 1890, Anatole France annonça dans son article « Octave Feuillet » la fin prochaine de la « Terreur naturaliste », affirmant qu'il redevenait possible d'écrire une œuvre classique. Mais réussirait-il, lui, le dernier classique français, à susciter des vocations ? En 1891, on pouvait en douter, tant le futur prince de la jeunesse, Maurice Barrès, qui déjà exerçait son emprise, n'en prenait pas le chemin. C'est pourtant Barrès en personne qui ouvrit la route à toute une génération désireuse de ressusciter les lettres classiques.

Mais en 1891, il élève le romantisme à son acmé en achevant sa trilogie le Culte du moi avec Le Jardin de Bérénice. André Gide juge que Barrès est un « néfaste éducateur ». Anatole France se charge de lui dispenser une leçon mémorable, congédiant d'un coup d'un seul Barrès et le romantisme dans un article d'anthologie :
Vous connaissez sans doute la Vita Nuova de Dante Alighieri. C'est un petit roman allégorique, où se sentent la nudité grêle et la fine maigreur du premier art florentin. Sous les formes sèches et comme acides des figures se cachent des symboles nombreux et compliqués. Cette Vita Nuova, du moins par sa subtilité, peut, à la rigueur, donner quelque idée de la manière de M. Maurice Barrès, qui est, en littérature, un préraphaélite. [...]
L'inertie expressive des figures, la raideur un peu gauche des scènes qui ne sont point liées, les petits paysages exquis tendus comme des tapisseries, c'est ce que j'appelle le préraphaélisme et le florentinisme de M. Maurice Barrès. Mais il ne faut pas trop insister. Le Jardin de Bérénice est aussi éloigné de la symétrie naïve de la Vita Nuova que la métaphysique de M. Barrès est distante de la scolastique du XIIIe siècle. Loin d'être arrangé avec exactitude et déduit selon les règles du syllogisme, le livre nouveau est flottant et indéterminé. C'est un livre amorphe. Et l'indécision de l'ensemble fait un curieux contraste avec la sobriété précise des détails.

Les ouvrages de notre jeune contemporain trahissent, comme la toile de l'antique Pénélope, l'effroi mystérieux de la chose finie. M. Maurice Barrès ne défait pas la nuit la tâche du jour. Mais il met partout de l'inachevé et de l'inachevable. [...]. Ses deux premiers livres, Sous l'œil des barbares et Un homme libre, étaient conçus dans cette manière. Par malheur, ils étaient d'un symbolisme compliqué et difficile. Aussi ne furent-ils goûtés que par les jeunes gens. La jeunesse a cela de beau qu'elle peut admirer sans comprendre. En avançant dans la vie, on veut saisir quelques rapports des choses, et c'est une grande incommodité. Le Jardin de Bérénice, qui est une suite à ces deux ouvrages, et comme le troisième panneau du triptyque, semblera bien supérieur aux autres par la finesse du ton et la grâce du sentiment. [...].

J'eus pour professeur, en mon temps, un prêtre très honnête, mais un peu farouche, qui punissait les fautes des écoliers non pour elles-mêmes, mais pour le degré de malice qu'il jugeait qu'on y mettait. Il était indulgent à l'endroit des instincts et des mouvements obscurs de l'âme et du corps, et il y avait parmi nous des brutes à qui il passait à peu près tout. Au contraire, s'il découvrait un péché commis avec industrie et curiosité, il se montrait impitoyable. L'élégance dans le mal, voilà ce qu'il appelait malice et ce qu'il poursuivait rigoureusement. Si jamais M. Maurice Barrès éprouve le besoin de se confesser, comme déjà M. Paul Bourget le lui conseille, et qu'il tombe sur mon théologien, je lui prédis une pénitence à faire dresser les cheveux sur la tête. Jamais écrivain ne pécha plus tranquillement, avec plus d'élégance, plus d'industrie et de curiosité, par plus pure malice que l'auteur du Jardin de Bérénice.
Il n'a point d'instincts, point de passions. Il est tout intellectuel, et c'est un idéaliste pervers.

Retournant un mot fameux de Théophile Gautier, il a dit de lui-même : « Je suis un homme pour qui le monde extérieur n'existe pas ». Ce qui doit s'entendre au sens métaphysique. [...]. Il a dit encore : « La beauté du dehors jamais ne m'émut vraiment ». Et c'est un aveu de perversité intellectuelle. Car il y a de la malice à ne point aimer les choses visibles et à vivre exempt de toute tendresse envers la nature, de toute belle idolâtrie devant la splendeur du monde. M. Maurice Barrès nous répond encore : « Il n'y a de réalité pour moi que la pensée pure. Les âmes sont seules intéressantes ». Ce jeune dédaigneux, qui a méprisé l'instinct et le sentiment, est-il donc un spiritualiste, un mystique exalté ? Quelle philosophie ou quelle religion lui ouvre les demeures des âmes ? Ni religion ni philosophie aucune. Il ne croit ni n'espère. Il entre dans l'empire spirituel sans appui moral. Voilà encore de la perversité. [...].

Cependant, il ne faut pas s'imaginer que M. Maurice Barrès erre absolument sans règle et sans guide dans les corridors de la psychologie. Cet homme curieux n'est pas tout à fait impie, encore qu'il le soit beaucoup. Je disais qu'il n'a point de religion. J'avais tort. Il en a une, la religion du MOI, le culte de la personne intime, la contemplation de soi-même, le divin égotisme. Il s'admire vivre, et c'est un bouddha littéraire et politique d'une incomparable distinction. Il nous enseigne la sagesse mondaine et le détachement élégant des choses. Il nous instruit à chercher en nous seuls « l'internelle consolation » et à garder notre moi comme un trésor. Il veut que cela passe pour de l'ascétisme, et qu'il y ait de la vertu à défendre le moi avec un soin jaloux contre les entreprises de la nature. [...]. M. Maurice Barrès est pénétré de la vérité de ce symbole : il nous avertit qu'il faut se garder, s'appartenir, demeurer stable dans l'écoulement des choses, se réaliser soi-même obstinément dans la diversité des phénomènes, et fût-on seulement une vaine ombre, ne vendre cette ombre ni à Dieu, ni aux diables, ni aux femmes.
[...].
Je crois avoir assez bien compris l'évangile du jeune apôtre. M. Barrès semble nous dire : Homme, je suis le rêveur du rêve universel. Le monde est le grain d'opium que je fume dans ma pipe d'argent. Tout ce que je vous montre n'est que la fumée de mes songes. Je suis le meilleur et le plus heureux de tous. La sagesse de mes frères d'Occident est vraiment incertaine et courte. Ils se croient sceptiques lorsqu'ils sont au contraire d'une crédulité naïve. [...]. Moi, je ne crois qu'à Moi. Cela seul m'embarrasse, que le moi suppose le non moi, car, enfin, si le monde se reflète en moi, il faut bien que le monde ait tout de même une espèce de vague réalité. Mais qu'il existe,c'est son affaire et non la mienne. Je suis bien assez occupé d'entretenir la réalité de mon moi, qui tend sans cesse à se dissoudre.

Il a raison, M. Maurice Barrès. Son Moi a une tendance singulière à se répandre dans l'infini. Il est exquis ce moi, mais d'une délicatesse, d'une subtilité, d'un vague extrêmes. Il est fait d'affaiblissements, de troubles d'hésitations et si compliqué, que c'est un héroïque travail de le contenir. Une perpétuelle ironie le subtilise et le dévore. C'est un moi fluide et charmant, d'une inquiétante ténuité. Ce moi pensant a l'éclat des nébuleuses et fait songer à ces astres frêles, à ces comètes pour lesquelles la sollicitude des astronomes redoute sans cesse quelque terrible aventure céleste. Et ces craintes ne sont pas vaines. Plusieurs de ces astres subtils se sont perdus dans leur course hyperbolique, d'autres ont été coupés en deux. Ils ont maintenant deux Moi qui ne peuvent se rejoindre.
Pour conjurer une semblable disgrâce, M. Barrès a recours à divers procédés. Il ne se contente pas de concentrer son moi dans d'élégants romans psychiques tels que l'Homme libre et le Jardin de Bérénice. Il agit, il institue des expériences. [...].
[...].
[...]. Il ne s'agit point d'expérimenter la vie. Il faut la vivre.

« Maurice Barrès. Le Jardin de Bérénice » (1er mars 1891), in La vie littéraire, quatrième série, Œuvres complètes, tome VII, pp. 592-598.

Sous l'œil des barbares est la culture de la différence : il y a moi et il y a les barbares, autrement dit tous les autres ; deux mondes qu'il faut coûte que coûte rendre hermétiques l'un à l'autre. Pourtant, une faille commence à lézarder le système barrésien à peine érigé. Anatole France l'a bien vu : pour nier le monde extérieur, il faut en quelque manière en admettre une quelconque réalité, aussi inconsistante soit-elle. Si le moi était seul, une monade sans ouverture, la question de son affirmation ne se poserait pas. Ainsi chez Barrès, dès le début, l'opposition d'un monde-moi à un monde-autre est bancale, car le moi n'est pas plus qu'une réaction exacerbée face au monde extérieur. L'auteur ne s'en cache pas : « Notre Moi, c'est la manière dont notre organisme réagit aux excitations du milieu et sous la contradiction des Barbares ». Ce moi est surdéterminé par ce contre quoi il s'affirme. En 1896, comme résigné, il écrira ce qui sonne comme un aveu : « Haine de la vie, c'est le principe de mon agitation qui ne fut jamais une course vers quelque chose mais une fuite vers un ailleurs ».

Finalement, après avoir achevé Amori et dolori sacrum, Barrès dira qu'avec cette œuvre il a mis « de l'ordre dans toutes ses libertés ».


Dernière édition par Euterpe le Mer 12 Fév 2014 - 23:31, édité 5 fois

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II. Amori et dolori sacrum

1. La mort de Venise


Avec Amori et dolori sacrum, Gide découvre un nouveau Barrès : « Voilà de l'excellent. Après que j'ai lu ça, c'est comme s'il m'était arrivé quelque chose », il complimente même Barrès par une lettre aujourd'hui perdue. Dans l'existence de Gide, Amori et dolori sacrum représente un événement : il lui est arrivé quelque chose, dit-il. Aussi est-il arrivé quelque chose à Barrès. Quoi ? Dans « La mort de Venise », premier chapitre de l'œuvre, Barrès dit qu'il
a vu peu à peu se former en lui-même une intime union de l'art et de la vie : toutes les réalités où s'appuient nos regrets, nos désirs, nos espérances, nos volontés, se transforment à notre insu en matière poétique. Il en va ainsi chez tout homme qui a trouvé, préservé, dégagé sa source, la source vive que chacun porte en soi-même.
Ces pages sont, à vrai dire, un hymne. Je n'ignore pas ce que suppose de romantisme une telle émotivité. Mais précisément nous voulons la régler. Engagés dans la voie que nous fit le XIXe siècle, nous prétendons pourtant redresser notre sens de la vie.
Le romantiques se fourvoyaient en voulant tirer l'art hors de sa source vive, ce qui revient à rendre au chaos la vie. Barrès, sans renier le romantisme, veut s'en affranchir en le dépassant. Avec Venise, il donne au romantisme ce qu'il n'a jamais eu ou été : une forme, inachevée certes, et trouble. Or quelle plus belle tombe, pour en mourir et lui survivre, que cette ville fantomatique, cette ville qu'on dirait une apparition dont on ne sait jamais si c'est un leurre ?
Cette ville m'a toujours donné la fièvre. En vain, le matin, avec son bleu si tendre et quand elle sonne ses clairs angélus, en vain l'après-midi sur la Piazza, quand une musique et des jolies filles en châles ajoutent au meilleur des cafés, faisait-elle l'anodine. « Menteuse, lui disais-je avec amour, je sais bien tes poisons. »
Où n'imaginais-je point d'en trouver ? Pour les fiévreux tout est fièvre. Vers 1889, je distinguais une mélancolie déchirante dans la peinture en S de ce Tiepolo où je ne vois plus qu'un adorable maître de ballet et le peintre aux teintes claires qui nous révéla les plus délicieuses jambes. [...]. Tiepolo dessine de l'insaisissable : la tristesse physiologique, l'épuisement de Venise. [...].
Voilà quelles sensations, quand j'avais vingt-quatre ans, je tirais des albums que Tiepolo a dessinés aux temps d'extrême carnaval où Venise adorait le brillant et léger Cimarosa. L'air fiévreux des lagunes se mêle à mes jugements. Et puis dans cette ville flotte un romantisme créé par nos pères, qui se précipite sur un visiteur prédisposé.
Venise est contagieuse en effet, car on n'y sait jamais si on se trouve dans un souvenir ou du réel, une image trouble ou nette.
Au printemps, en été, en automne surtout, j'ai cherché à déchiffrer ce souvenir suspendu, cette tristesse voluptueuse dont Venise éternellement se pâme. Mon objet n'est point ici de peindre directement des pierres, de l'eau, des nuages, mais de rendre intelligibles les dispositions indéfinissables où nous met le paludisme de cette ruine romantique
Que faut-il entendre par le « paludisme » de la ville ? Quelles peuvent être ces « dispositions indéfinissables » ? Venise entasse quelque chose comme un désordre, une décomposition.
Le secret des puissances qu'a Venise sur les rêveurs, on le saisit mal tant que l'on étudie une à une ses perfections. Pour nous faire une philosophie des choses, il faut que notre barque s'éloigne du rivage et que nous embrassions l'ensemble. Sur la lagune on peut connaître les états extrêmes où parviendra la ville des doges si nulle intervention grossière ne contredit sa destinée, si les bandelettes des embaumeurs ne viennent pas entraver ses successives délivrances, ses mouvements vers le néant.
Hors de la lagune, Venise est une multiplicité de formes qui, toutes à côté les uns des autres, individuelles, isolées, ne s'associent jamais.
La puissance de cette ville sur les rêveurs, c'est que, dans ses canaux livides, des murailles byzantines, sarrasines, lombardes, gothiques, romanes, voire rococo, toutes trempées de mousse, atteignent, l'action du soleil, de la pluie et de l'orage, le tournant équivoque où, plus abondantes de grâce artistique, elles commencent leur décomposition.
Venise mélange sans aucune suite les diverses étapes de l'art, ainsi que des éléments étrangers à l'Occident, formant une mosaïque qui ne séduit qu'autant qu'elle est une eau trouble, une image pour ainsi dire en perpétuelle décomposition. Cela s'explique par la netteté des sensations que la ville provoque sans jamais permettre à aucune de s'associer aux autres pour former une vision d'ensemble, car si chaque élément de la ville se distingue nettement des autres, tous les éléments pris ensemble ne forment pas un système cohérent. Mais on ne peut pas non plus les saisir un à un de façon déliée, tant l'état de promiscuité dans lequel ils se trouvent interdit de les séparer véritablement. Dans le détail aussi bien que dans l'ensemble, Venise est insaisissable en même temps que nos sensations y sont vives. De sorte que nos sensations mêmes semblent sans objet.
Le mouvement des ondes sonores va sur Venise, comme l'ondulation perpétuelle de l'eau, sans heurts et sans fatigue. Les sons jamais ne nous y donnent de chocs ; on les goûte, on connaît leurs qualités, leurs sens. [...].
Inappréciable netteté de ces sensations qui viennent avec abondance émerger sur notre organisme délicieusement hypersthésié ! [...].
Pour les yeux non plus, rien n'est incertain ou confus dans Venise. Nous y recueillons sans trêve des images distinctes, qui jamais ne se heurtent, et, de quelque point qu'on les embrasse, elles se disposent merveilleusement. La pauvre loque jaune, violette ou rouge, qui sèche sur une fenêtre, fait à elle seule une valeur somptueuse, en même temps qu'elle concourt au romantisme général du palazzo, rose et lumineux par en haut, vert et humide par en bas, et de tout le canal qui s'enfonce avec ses barques stationnaires, avec ses poteaux d'amarre, avec ses eaux miroitantes ou mornes. Dans ces paysages de pierre, si de quelque petit jardin un arbre élève ses hautes branches et par-dessus un mur les abaisse sur le sentier d'eau qui les reflète, cette rareté végétale ajoute un miracle de jeunesse aux prodigalités de l'invention architectonique.
N'est-ce pas une contradiction constitutive de Venise que de distraire son invention architectonique par une prodigalité sans corps ?

Il y a une hésitation vénitienne, où Venise balance doucement entre classique et romantique, entre une volonté édificatrice et ordonnatrice, et une volonté de décomposition, d'abandon. Cette hésitation, ce trouble qui la fait être comme un être sans substance en fait la capitale du romantisme, où la prodigalité est un surcroît mortel à la coordination architecturale de ses formes. C'est pourquoi la mort de Venise est la mort du romantisme, une âme qui ne s'incarne jamais, flottant accrochée à ses « poteaux d'amarre », quadrillant une île fantôme comme l'Aéa de Circé.

C'est donc à dessein, nous semble-t-il, que Barrès, montrant les « ombres qui flottent sur les couchants de l'Adriatique, au bruit des angélus de Venise », et qui « tendent à soumettre les âmes », convoque Chateaubriand, Gœthe, le « Conseil des Dix » : les ombres de Venise.


Dernière édition par ЄutΞrpЭ le Mer 16 Fév 2011 - 14:04, édité 2 fois

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II. Amori et dolori sacrum

2. Le Conseil des Dix


Des causes variées peuvent nous déterminer à un séjour habituel hors du pays natal ; Madère, Cannes, Nice, Monaco, Florence, Rome, Corfou attirent, chacune, des catégories différentes d'exilés volontaires. Les déracinés qui fréquentent Venise sont, plutôt que des amuseurs mondains, des mélancoliques naturels ou des attristés, des âmes ardentes et déçues. En effet, pourraient-ils habiter un tel lieu s'ils ne cherchaient les voluptés de la tristesse ? Quelque composite que la fassent ses origines, la société qui se soumet à l'action d'un si rare climat doit nécessairement prendre des mœurs communes. Ce n'est point impunément qu'on s'approprie un même fonds d'images, qu'on enregistre continuellement des sensations si puissantes et si particulières. Toute réunion d'hommes, la supposât-on plus incohérente encore que les cosmopolites qui peuplent aujourd'hui Venise, tend à former une tradition. Elle travaille instinctivement à mettre debout un type sur lequel elle se réglera. Nulle société ne peut se passer de modèle : elle se donne toujours une aristocratie
Quelle est l'aristocratie de la Venise barrésienne, quels en sont les représentants ? On en compte neuf, auxquels s'adjoint Barrès, et qui forment le Conseil des Dix : « Wagner, Taine, Gautier, Léopold Robert, Sand, Musset, Byron, Chateaubriand et Gœthe ». La prééminence va aux deux derniers, au plus classique des romantiques (Chateaubriand), et au plus romantique des classiques (Gœthe), tout simplement parce que les deux ont donné une forme à la beauté.
En 1786, Gœthe ne donna de soins qu'aux édifices de Palladio qui s'est formé par l'étude de l'antique romain.
Avec des œillères, lui aussi, Chateaubriand parcourut Venise. Pour un véritable homme, la discipline, c'est toujours de se priver et de maintenir fortement sa pensée sur son objet. Rien de pire que des divertissements et des excitations de hasard, quand il faut veiller que toutes nos nourritures fortifient un dessein déjà formé. L'auteur du Génie du christianisme allait quitter, le 28 juillet 1800, le môle de la Piazzetta pour quérir aux ruines d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis et de Carthage les émotions et les images qu'attendaient ses Martyrs. Il mentionne dédaigneusement qu'il a vu dans Venise "quelques bons tableaux". Comme c'était son génie d'enrichir la sensibilité catholique, il ne se plut qu'à s'attendrir près des tombes illustres, dans les églises, tandis que sonnaient les cloches des hospices et des lazarets...
Quelle opposition dans les deux domaines classique et romantique où s'enferment ces deux pèlerins ! Mais c'est moins par leurs doctrines que par leur élan que les hommes nous entraînent. Gœthe qui voulait se former une conception sereine de l'univers, et Chateaubriand qui courait conquérir la gloire pour mériter à Grenade une jeune beauté, nous sortent l'un et l'autre des basses préoccupations. Avec l'Iphigénie en Tauride aussi bien qu'avec Les Martyrs, nous prenons en dégoût les asservissements de la vie.
[...].
Magnifiques annonciateurs ! Deux grands poètes, il y a cent ans, passèrent ici, qui cherchaient des formes pour incarner avec le plus de noblesse une même idée d'exil — exil loin du sol natal et des ancêtres, exil des paradis rêvés. Le jeune Gœthe, si solide, un peu lourd, assuré envers et contre tout, et le vicomte de Chateaubriand, à la fois artificiel et le plus sincère des hommes, voilà deux cariatides, deux beaux pendants au seuil de la Venise cosmopolite.
Mais Barrès lui-même, autoproclamé membre de ce curieux Conseil, où s'y place-t-il ? Il veut conserver en même temps que dépasser tous ces représentants. S'il affirme la mort du romantisme par la métaphore vénitienne, il ne renie ni ne rejette le romantisme, certes insuffisant mais constitutif de sa vie. Il veut guérir le romantisme, guérir du romantisme. Or on ne soigne pas un malade en lui donnant la mort. Le romantisme, comme Barrès, a besoin qu'on mette de l'ordre dans ses libertés.
L'Europe, qui se complut toute dans les images romantiques où les fièvres de Venise avaient collaboré, cherche aujourd'hui la raison, l'équilibre, et se vante d'échapper à de tels désordres... Mais aux canaux de Venise, le sillage des Byron, comme l'ornière d'un char, maîtrise toujours les gondoles. Ici, l'on ne peut sentir que selon les poètes. Qu'ils nous enseignent la révolte ou la soumission, cette ville privée de son sens historique, et qui n'agit plus que par régression, nous enveloppe d'une atmosphère d'irrémédiable échec. Ville vaincue, convenable aux vaincus. Comme un amant abandonné, au lit de sa maîtresse, glisse toujours vers le centre où leurs corps réunis d'un poids plus lourd ont pesé, le véritable voluptueux dans Venise revient toujours à quelques psaumes monotones... Tel un sultan dépossédé, dans les veilles bleuâtres d'Asie, des femmes que la nuit embellit des roses que la nuit parfume, du jet d'eau que le sérail endormi fait plus secret, ne reçoit que des confidences sur l'insolence de ses ennemis triomphants.
Venise est bien morte ; et c'est pour mourir, fût-ce pour y vivre d'être mort, que les romantiques s'y transportent. Hors de l'histoire et du monde. Pour Barrès, c'est une pérégrination, le pèlerinage de qui rend un culte aux morts. Barrès ne fit que passer à Venise.
Quant à nous, pour nous sauver d'une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts.
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