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"Sans musique, la vie serait une erreur" (Nietzsche)

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(Avertissement : cet exposé est illustré par des extraits musicaux qu'il est, évidemment, fortement conseillé d'écouter. Il faut être connecté pour accéder aux hyper-liens).

Les rapports entre la musique et la philosophie ont rarement été amicaux. Tout le monde se souvient de la formule de Carnap qui qualifiait les philosophes de musiciens ratés et de celle, à peu près symétrique, de Leibniz qui considérait que le musicien est, en réalité, un mathématicien qui s'ignore. Le comble du mauvais goût a sans doute été atteint dans le traitement tout à fait méprisant que la philosophie dite "de l'âge classique" (de la fin du XVI° au milieu du XVIII° siècles) a réservé à la musique de la même époque, traitement d'autant plus paradoxal que l'esthétique baroque s'est signalée par un foisonnement créatif qui voyait l'invention, entre autres, de la cantate, de la sonate, du concerto, de l'opéra ou de la fugue comme modes d'expression, et du contrepoint, de la basse continue ou de la tonalité majeur/mineur comme techniques d'expression. Henri Bergson dans la Pensée et le Mouvant ou Francis Wolff dans pourquoi la Musique, suggèrent qu'une telle aberration tire peut-être son origine de ce que l'objet musical est, par nature, événementiel, donc évanescent, tandis que la pensée philosophique (en particulier celle du XVII° siècle) ambitionne plutôt la permanence, si ce n'est l'intemporalité. Mais une telle explication n'est pas pleinement satisfaisante dans la mesure où, à partir de l'époque des Lumières, malgré une remise en question du "ton grand seigneur jadis adopté en philosophie" comme le dit Kant, la condescendance philosophique à l'égard de la musique s'est à peine muée en respect distant, de sorte que le statut philosophique de l'événement musical n'a, au fond, guère changé. Certes, il s'est bien trouvé des philosophes qui, à l'instar de Rousseau ou de Schopenhauer, ont pris la musique comme objet philosophique à part entière, mais il s'est toujours agi, chez eux, d'analyser le concept de musique (LA musique) plutôt que de dégager la structure et la fonction de l'événement musical in concreto. Raison pour laquelle, si, depuis toujours, il s'est trouvé des philosophes capables de jouer de la musique, voire même d'en composer, si certains d'entre eux se sont enorgueillis d'être "philosophes-écrivains" ou "philosophes-plasticiens" ou encore "philosophes-architectes", il n'y a, à notre connaissance, que Nietzsche et Wittgenstein à s'être explicitement qualifiés de "philosophes-musiciens" et que Nietzsche à avoir proclamé : "mon style est une danse"(Nietzsche, Lettre à Rhode, 22 fév. 1884). Et encore, tandis que Wittgenstein écrit qu'il lui "arrive souvent de penser que le sommet qu[il] aimerai[t] parvenir à atteindre serait de composer une mélodie"(Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden),  celui qui se présente en disant qu'"au fond, [il n'est] peut-être qu'un vieux musicien ambulant"(Nietzsche, Fragments Posthumes, xiv) en a-t-il, de fait, composé plusieurs, notamment cet Hymnus an das Leben, un hymne à la vie ! Aussi allons-nous tâcher d'expliquer ce que veut dire  Nietzsche lorsqu'il écrit : "combien peu de chose il faut pour le bonheur ! Le son d’une cornemuse. — Sans musique la vie serait une erreur [ohne Musik wäre das Leben ein Irrtum]"(Nietzsche, le Crépuscule des Idoles). Ce faisant, nous comprendrons peut-être mieux pourquoi la philosophie et la musique ont, décidément, aussi peu d'affinités réciproques. So, let's face the Music and Dance !


Commençons par admettre avec Aristote que "l’homme est naturellement un animal politique [zôon politikon] destiné à vivre dans une Cité et que celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune Cité [polis], est une créature dégradée ou supérieure à l’homme"(Aristote, Politique, I, 1252b) dans le sens où "ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien, qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité d’animaux"(Aristote, Politique, III, 1280a). Autrement dit, le propre de l’homme, ce qui fait de lui un "animal politique", c’est sa perfectibilité, disposition qui l’incline non seulement à vivre comme les animaux ou les végétaux, mais à vivre bien ou, pour le moins, le mieux possible. Une telle disposition, spécifiquement humaine, au perfectionnement, est la tendance spontanée que nous avons tous à cultiver notre donné naturel, pour ainsi dire, qu’il soit à l’extérieur de nous (e.g. cultiver la terre) ou à l’intérieur de nous (e.g. cultiver sa mémoire). Au sens d’Aristote ou de Rousseau, ce que nous appelons aujourd’hui la culture fait donc partie de notre donné naturel. Or, si tel est le cas, alors, il doit y avoir des indices, eux aussi naturels du degré de perfectionnement et, symétriquement, du degré de dégradation auxquels nous parvenons. Car, comme le dit Aristote, "la nature [phusis, ce vers quoi tend un être, la forme qui est tirée de sa matière] ne fait rien en vain"(Aristote, Politique, I, 1253a). Pour Spinoza, ces indices naturels d’humanisation et, parfois hélas aussi, de déshumanisation, résident dans les affects : "par affect [affectum], j'entends les affections [affectiones] du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contrariée et en même temps les idées de ces affections"(Spinoza, Éthique, III, déf.3). En ce sens, toute vie humaine est affectée par le désir, "c’est-à-dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Donc, si "le Désir [cupiditas] est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme déterminée par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose, […] la Joie est le passage de l’homme d’une moindre perfection à une plus grande [et] la Tristesse est le passage de l’homme d’une plus grande perfection à une moindre"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf. des affects). Bref, tous les affects humains, en tant qu’ils résultent toujours, in fine, d’un désir satisfait ou d’un désir insatisfait se réduisent, de facto, à de la joie ou à de la tristesse : "parmi [les affections par lesquelles la puissance d’agir du corps, et donc aussi la puissance de penser de l’esprit, est augmentée ou diminuée], il n’en est pas qui se rapportent à la Joie ou à la Tristesse"(Spinoza, Éthique, III, 59). Certes, toute vie, qu’elle soit ou non humaine, pourrait se décrire en ces termes. Car, homme ou pas, tout être vivant "se conduit en toutes choses suivant la passion dont il est affecté"(Spinoza, Éthique, III, 2) dans le sens où "la force par laquelle [tout être] persévère dans son existence [étant] limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, […] il s’ensuit qu'[il] est nécessairement toujours soumis aux passions, c’est-à-dire qu’il suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige"(Spinoza, Éthique, IV, 4). En particulier, tout être humain reste donc, comme tout être en général, déterminé dans une très large mesure à exister et à se comporter en fonction de la contingence de ses rencontres, favorables c’est-à-dire joyeuses, ou défavorables autrement dit tristes. Toutefois, que l’être humain soit un animal "politique" enclin à vivre le mieux possible suppose néanmoins une aptitude à préférer intentionnellement se procurer de la joie plutôt que de la tristesse et, par conséquent, à élaborer des stratégies plus ou moins compliquées afin de maximiser ses chances de viser celle-là en évitant celle-ci. Or, les moyens matériels qu’il se donne dans ces stratégies, voilà précisément, ce que nous appelons l’art.

Revenons donc à Aristote pour constater que "tout art [tekhnè] tend à produire [...] quelques unes des choses qui peuvent indifféremment être ou ne pas être [...] l’art ne se rapporte point aux choses qui existent nécessairement [...] car toutes les choses de cet ordre ont déjà en elles-mêmes le principe de leur existence"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a). Les choses qui "ont déjà en elles-mêmes le principe de leur existence", ce sont les choses naturelles. Tandis que "l’art imite la nature [hè tekhnè mimeïtaï tèn phusin]"(Aristote, Physique, II, 194b), c’est-à-dire, en fait, la supplée, lorsqu’il s’agit de produire des choses non-naturelles, c'est-à-dire des choses qui pourraient ne pas être dans la mesure où leur raison d’être n’est pas l’existence nécessaire (physico-biologique) mais le mieux-être contingent (politique) de l’homme. Cela dit, de même que la nature "produit" les conditions de l’existence en général et de l’existence biologique en particulier, de même "tout art [tekhnè], quel qu’il soit, tend à produire. Ses efforts, sa recherche des principes n’ont jamais qu’un seul but : c’est de faire naître quelque chose […] dont le principe est uniquement dans celui qui produit et non point dans la chose qui est produite"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). La fonction de l’art est donc clairement de créer les conditions matérielles du mieux-être humain au-delà de la simple existence physique et au-delà de la simple vie biologique. Et c’est bien parce que son principe réside dans son producteur humain et non dans la nature que "l’art [tekhnè] est un certain mode d’existence orienté vers une production dirigée par des règles correctes, alors que le défaut d’art est au contraire ce même mode d’existence conduit seulement par des règles incorrectes"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). Bref, "l’art est une disposition productive accompagnée de rationalité [hexis poïètikè meta logou]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a), la rationalité n’étant, ici, rien d’autre que l’ensemble des règles stratégiques que le producteur humain met en œuvre afin de maximiser ses chances que sa production lui permette de vivre mieux, "car la vie humaine se définit, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la raison"(Spinoza, Traité Politique, v). Désirer être heureux, tel est, pour Aristote ou Spinoza, la grande affaire de la rationalité, c’est la perfection ou la vertu proprement humaine : "être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui, pour lui, peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu et à son bonheur"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a), car "la Raison ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande"(Spinoza, Éthique, IV, 18). C’est que, d’une manière générale, "plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c'est-à-dire qu'il est d'autant plus nécessaire que nous participions de la nature divine. C'est pourquoi, user des choses et y prendre plaisir autant qu'il se peut (non certes jusqu'au dégoût, car ce n'est plus y prendre plaisir) est d'un homme sage. C'est d'un homme sage, dis-je, de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc., dont chacun peut user sans faire tort à autrui. Le corps humain, en effet, est composé d'un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et variée, afin que le corps dans sa totalité soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et par conséquent que l'esprit soit aussi également apte à comprendre plusieurs choses à la fois. C'est pourquoi cette ordonnance de la vie est parfaitement d'accord et avec nos principes et avec la pratique commune"(Spinoza, Éthique, IV, 45). La rationalité, cette sagesse pratique qui nous fait désirer ce qui est réellement utile à une existence authentiquement humaine et qui, pour cela, nous procure plus ou moins de joie (ou bonheur), n’est donc pas un état définitif et absolu accessible seulement à une élite intellectuelle, mais, tout au contraire, un état dynamique et relatif qui nous concerne tous pour peu que nous nous y employions avec art, c’est-à-dire à travers des activités intentionnellement orientées vers notre mieux-être (ou perfectionnement). Spinoza donne quelques exemples : "se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles, etc.". Ces exemples montrent aussi que Spinoza, comme Aristote, prennent le terme "art" lato sensu, au sens général d’activité productrice guidée par des règles et qui vise le mieux-être humain en général. En ce sens, l'art est, d'emblée, investi d'une fonction éthique. Mais, intéressons-nous maintenant au sous-ensemble qui comprend, chez Spinoza, la musique et les spectacles et qui constitue un sens restreint du terme "art", celui que la philosophie des Lumières (en particulier celle de Kant) va progressivement lui imposer.


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En effet, à partir de l’époque des Lumières, donc à la suite de la première révolution industrielle, on s'est rendu compte qu'il existait un art de produire et de reproduire des objets artisanaux ou industriels en procédant, comme le souligne Aristote, à l'application rationnelle de règles explicites visant à satisfaire, ad libitum, le désir humain de vivre mieux, mais aussi un art "de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée, et non pas l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on peut apprendre en suivant une règle ; par conséquent l’originalité est sa première qualité"(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 308), autrement dit, un art de créer des objets dont, à la limite, un seul exemplaire peut suffire, par sa seule présence, à fournir "plaisir esthétique, consolation, enthousiasme qui efface les peines de la vie"(Schopenhauer, le Monde comme Volonté et comme Représentation, §53), donc une vie meilleure à un nombre indéterminé d'individus. Réservant dès lors la racine grecque tekhn- à la seule acception technique (artisanale ou industrielle) de la notion d'art, la racine latine art- ne va plus convenir, dans un sens restreint, qu'à la littérature, à la danse, à l’architecture, à la peinture, à la sculpture et à la musique, c'est-à-dire à des activités productives pour lesquelles l'accroissement de puissance, le mieux-être sont davantage une fonction (une raison d'être) qu'un effet de leur productionDire que "le bonheur est une idée neuve en Europe"(Saint-Just, Discours à la Convention, 3 mars 1794), c'est bien prendre acte à l'âge des Lumières et au rebours de l'optimisme aristotélicien ou spinozien, qu'un objet d'art ne nous garantit nullement joie ou bonheur comme effet causal de sa présence ou de sa possession. Et si on s'intéresse désormais à l'art dans un sens restreint, c'est bien parce que l'on considère, avec le recul historique nécessaire, qu'embellir la vie reste la fonction essentielle de cette seule classe d'activités productives visant la qualité intrinsèque d'un objet plutôt que sa multiplication quantitative. C’est ainsi que, pour Nietzsche, la qualité intrinsèque de l'objet d'art stricto sensu est d'"embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette tâche en vue, il modère et nous tient en bride, crée des formes de civilité, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment"(Nietzsche, Humain, trop Humain, ii). La qualité intrinsèque de l'objet d'art au sens restreint, c'est donc sa fonction  civilisatrice. Pour lui, l’amélioration de la qualité de la vie humaine passe donc, nécessairement, par l’amélioration de nos formes de civilité, rappelant ainsi que l’homme est, fondamentalement, un "animal politique". Mais, contrairement à l'optimisme d'Aristote, de Spinoza ou des philosophes des Lumières, Nietzsche commence par dire, beaucoup plus modestement, un peu à la manière de Schopenhauer, que la fonction de l'art au sens restreint estprimordialement, de "cacher ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables ou dégoûtantes qui malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui est des passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son côté significatif"(Nietzsche, Humain, trop Humain, ii). Bref, l’art stricto sensu, contrairement à l’art au sens large, a une fonction avant tout négative, thérapeutique : il s'agit moins d'apporter que d'enlever quelque chose, moins de conforter que de soigner un état. L'œuvre d'art est conçue comme un remèdeOr, si la fonction d'un remède est toujours la bonne santé du destinataire, en revanche, son effet n’est pas toujours immédiatement heureux : il commence souvent par être amer, pénible, douloureux, astreignant, etc., pour ne rien dire de ses éventuels effets secondaires plus ou moins désirables. Contrairement, donc, aux philosophes des Lumières et à Schopenhauer pour lesquels il faut et qu'il suffit que l’art au sens restreint se donne à voir dans des musées ou à entendre dans des conservatoires pour rendre la vie meilleureNietzsche pense qu’"après cette tâche de l’art [celle d'embellir la vie en commençant par cacher ou réinterpréter ce qui est laid], dont la grandeur va jusqu’à l’énormité, l’art que l’on appelle véritable, l’art des œuvres d’art [celles des chefs-d'œuvre exposés dans des musées] n’est qu’accessoire. L’homme qui sent en lui un excédent de forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à s’alléger de cet excédent par l’œuvre d’art ; dans certaines circonstances, c’est tout un peuple qui agira ainsi"(Nietzsche, Humain, trop Humain, ii), voulant dire par là que la fonction thérapeutique de l’art n’est pas dans la tranquille contemplation à quoi incite le sanctuaire du musée mais dans une tout autre relation bien moins sereine du public à l'objet d'art. Plus précisément, si Nietzschele philologue, voit dans la tragédie grecque l'origine de l'art au sens restreint, c'est parce que cet "art s'avance alors comme un dieu sauveur et guérisseur : lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence en représentations à l'aide desquelles la vie est rendue possible. Ce sont le sublime en tant que maîtrise artistique de l'horrible et le comique en tant que soulagement du dégoût de l'absurde"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Car, si pour lui, la fonction de l'art  est d'opérer une transmutation de "ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence", c'est bien parce qu'il considère l'existence humaine avec un total pessimisme. Ce n'est pas pour rien que la Naissance de la Tragédie s'est finalement intitulée die Geburt der Tragödie oder Griechentum und Pessimismus ("la naissance de la tragédie ou hellénisme et pessimisme") alors que son titre original était die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik ("la naissance de la tragédie tirée de l'esprit de la musique"). En tout cas, la tragédie attique manifeste la fonction paradoxale d’un art qui consiste en rien moins qu’une mise en scène de nos facteurs de tristesse avec, néanmoins, une intention délibérément joyeuseAristote nous avait déjà fait prendre conscience de ce paradoxe en soulignant que "la représentation [tragique], suscitant crainte et pitié [phobos kaï éléos], opère la purification [katharsis] propre à pareilles émotions"(Aristote, Poétique, 1450a). Bref, il avait déjà bien vu que les hommes tirent satisfaction (purification) d'une certaine souffrance (crainte et pitié). Mais si Aristote ne fait que constater la fonction cathartique que joue, bizarrement, cette conjonction négative de pitié et de crainte, Nietzsche l'explique en assignant "[au] sublime [la] maîtrise artistique de l'horrible et [au] comique [le] soulagement du dégoût de l'absurde". L'art au sens restreint, notamment à travers son paradigme tragique, prolonge donc, chez Nietzsche, l'intuition aristotélicienne d'un sens restreint de l'art qui posséderait, contrairement au cas général, une fonction cathartique spécifique consistant en une mise en scène valorisante de la souffrance humaine. Ce qui n'empêche évidemment pas une telle fonction cathartique d'être, en même temps, une fonction éthique puisque, dans tous les cas, elle vise le mieux-être humain.


Nietzsche va, néanmoins, beaucoup plus loin qu’Aristote lorsqu’il conjecture que, si la représentation tragique peut acquérir ce statut éthique tout à fait spécial de paradigme de ces "représentations à l'aide desquelles la vie est rendue possible", c’est bien parce que "la tragédie est issue du chœur tragique et était, à son origine, chœur et rien que chœur"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii), donc parce que la représentation tragique est musicale par essence. C'est, en effet, dans le chœur tragique, plus précisément, dans  "le chœur des satyres du dithyrambe"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii) que Nietzsche croit trouver l'origine de ce mélange salutaire de sublime et de comique. Rappelons d’abord quel est le rôle du chœur dans la tragédie grecque. Le khoros est, à l’origine, la danse chantée exécutée collectivement par 12 à 15 khoreutaï (choreutes) au son de l’aulos (la flûte, l'instrument favori du cortège des satyres et de Pan, le dieu de l'hystérie collective) dans l’enceinte de l’orkhèstra (l’endroit où l’on évolue autour de l’autel de Dionysos sur lequel, à l'origine, on sacrifiait un bouc) qui fait face au théatron (le lieu d’où le public peut voir et entendre). Issu du dithyrambe chanté et dansé en l’honneur de Dionysos et du drame satyrique mettant en scène le cortège des satyres qui accompagnent Dionysos, le chœur devient ensuite, par métonymie, le groupe des danseurs-chanteurs qui se livrent à cette performance. Le chœur comme événement chanté, dansé et instrumenté se trouve donc au fondement même de la tragédie, non seulement du point de vue historique mais aussi du point de vue du déroulement même de chaque tragédie. Car les chants et les danses collectifs du chœurpar ses implorations des dieux et ses déplorations des malheurs du héros ne sont pas là seulement pour commenter chaque péripétiemais surtout, si on en croit Nietzsche, ils constituent le noyau même de l'action tragique dont la déclamation solitaire de l’hupokritès (l’acteur) n'est que secondaire et dérivée : c'est bien "la musique [qui] a le pouvoir de donner naissance au mythe, c'est-à-dire à l'exemple le plus significatif, au mythe tragique [dans le sens où] seul l'esprit de la musique nous fait comprendre qu'une joie puisse résulter de l'anéantissement de l'individu"(Nietzsche, [size=16]la Naissance de la Tragédie, xvi). C'est bien le mélos, c'est-à-dire l'inflexion vocale soutenue par les mouvements du corps et les accents des instruments, qui donne à la tragédie sa fonction cathartique. Donc, en disant que l'art embellit la vie sociale et que c'est dans le chœur attique qu'il puise sa fonction cathartique originelle, Nietzsche confirme la conception aristotélicienne de la nature humaine comme animal politique, c'est-à-dire un animal sensible à la mimèsis, à la représentation scénique, qu'on la qualifie de "politique", de "religieuse", d'"artistique" ou autre. Cependant, si, pour Aristote, la fonction cathartique de la tragédie dérive primordialement de la représentation visuelle des tableaux (phantasiaï) de l'action tragique, Nietzsche, en revanche, refuse de dissocier décor (skènè), déclamation, chant, danse et musique instrumentale. On peut donc dire que, pour Nietzsche, la tragédie est un art total , c'est-à-dire le creuset originel de toutes les activités artistiques au sens restreint : "l’acteur, le mime, le danseur, le musicien, le poète lyrique sont foncièrement parents dans leurs instincts et forment un tout dont les parties se sont spécialisées et séparées peu à peu"(Nietzsche, le Crépuscule des Idoles). Aristote ne réduit pas pour autant la tragédie à une simple succession de tableaux puisque, dit-il, "à l’origine les hommes les plus aptes par leur nature à ces exercices [d'harmonie et de rythme] ont donné peu à peu naissance à la poésie par leurs improvisations"(Aristote, Poétique, iv, 1448b). Bref, pour lui aussi, la matière première de la représentation tragique est déjà musicale en un sens nietzschéen dans la mesure où toute tragédie nécessite l'harmonie comme maîtrise des accords et dans le rythme comme maîtrise des scansions. Toutefois, cette matière sonore primitive propres aux implorations et aux déplorations incline spontanément les spectateurs à la pitié et à la crainte, nécessite aussi la forme visuelle de la représentation (mimèsis) visuelle pour que la katharsis puisse s'accomplir. Tandis que pour Nietzsche la katharsis naît directement de "la figure du chœur de satyres, du chœur d’entités naturelles, dont la vie subsiste d’une manière quasi indélébile derrière toute civilisation, et qui, malgré les métamorphoses des générations et les vicissitudes de l’histoire des peuples, restent éternellement immuables. [Carpendant l’ivresse extatique de l’état dionysiaque, abolissant les entraves et les limites ordinaires de l’existence, il y a en effet un moment léthargique, où s’évanouit tout souvenir personnel du passé"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Il ne s'agit pas, pour lui de représenter visuellement, autrement dit d'imaginer plus ou moins intellectuellement l'horreur et l'absurdité de l'existence, mais bien de les faire ressentir au cours d'une "ivresse extatique" extra-ordinaire suivie d'un "moment de léthargie" au cours duquel s'abolit l'amertume de l'existence individuelleLa katharsis n'est donc pas dans ce qu'on voit mais dans ce la musique, c'est-à-dire le chant dansé et instrumenté fait viscéralement ressentir. Le sublime qui fait suite à l'horreur, comme le comique qui procède de l'absurde ne sont pas des jugements distanciés, mais bel et bien des réactions viscérales, ce que Nietzsche appelle "l’ivresse extatique de l’état dionysiaque". On peut presque dire que la katharsis nietzschéenne, bien plus que la katharsis aristotélicienne, est une sorte de psychanalyse spontanée au sens où Freud reconnaît que "le pouvoir de suggestion d'Œdipe-Roi [...] met en valeur une compulsion que chacun reconnaît pour avoir perçu en lui-même des traces de son existence"(Freud, Lettre à Fliess, 15 octobre 1897), à savoir cette persistance angoissante de forces obscures qui, qu'on l'admette ou non, déterminent l'humaine condition et qui sont tragiquement représentées par "la figure du chœur de satyres, du chœur d’entités naturelles, dont la vie subsiste d’une manière quasi indélébile derrière toute civilisation" et que les Grecs ont baptisé Moïra, "Destin". Pour Freud c'est,  typiquement, la résonance au plus profond de l'être du spectateur de la lamentation finale du chœur de la pièce de Sophocle (lequel, soit dit en passant, n'est pas un cortège de joyeux petits faunes échevelés mais la docte assemblée des dignes notables de Thèbes) qui est proprement cathartique et qui, pour Nietzsche, constitue l'essence du phénomène musical. Il s'agit bien, pour Nietzsche comme pour Freud ou Wittgenstein, de faire "ressentir un immense soulagement [en montrant aux spectateurs] que leur vie a l'allure d'une tragédie"(Wittgenstein, Conversation sur Freud), c'est-à-dire que leur existence individuelle est gouvernée par la fatalité et peu importe qu'on nomme cette fatalité "Dieu", "l'inconscient", "le destin" ou autrement.[/size]
(à suivre ...).

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En tout cas, pour Nietzsche, ce n’est pas dans le mélange aristotélicien idéal d’harmonie et de rythme que réside la musicalité fondamentale de la tragédie grecque, mais, tout au contraire dans une scansion rythmée de la disharmonie tragique telle qu'elle était, primitivement, mise en scène dans le culte de Dionysos et dont on aura un aperçu en écoutant cet étonnant Hymne à Dionysos qui invoque le "fils caché de Zeus et de Perséphone, accompagnée de nymphes, immortelle force de la nature dont les deux cornes sont couronnées de lierre".  Qui est Dionysos ? Jean-Pierre Vernant répond : "Dionysos, on ne peut pas dire qu’il est le dieu de quelque chose. Il est un dieu à part […] : c’est la figure de l’autre […] Cela veut dire que dans un monde grec où les divinités elles-mêmes s’insèrent dans un certain ordre […] il incarne toujours l’ailleurs. C’est un dieu que l’on ne peut pas localiser, il n’est nulle part. Il est né à Thèbes [...] mais c’est un dieu en même temps de l’errance. C’est un dieu vagabond. Il arrive dans les villes comme une maladie, une épidémie [...]. Cela veut dire que quand il arrive dans une région, dans une cité, comme une maladie qui se répand, les femmes vont être prises d’un délire dionysiaque. L’idéal grec, c’est la sophrosunè, le bon sens, le contrôle de soi, la raison, le juste-milieu"(Vernant, Dionysos). Dionysos est donc le dieu, ou plutôt le symbole de la nature, de la démesure et de l'errance, par opposition à "l’idéal grec, [...] la sophrosunè, le bon sens, le contrôle de soi, la raison, le juste-milieu", bref, de la culture, de la modération et de la stabilité et qu'incarne ApollonPour Nietzsche, toute l’histoire de l’art au sens restreint témoigne de cette opposition : "l’évolution de l’art est liée au dualisme de l’esprit apollinien et de l’esprit dionysiaque [...]. À travers leurs deux divinités de l’art, Apollon et Dionysos, nous comprenons que, dans le monde grec, il existe une violente opposition, non seulement sous le rapport de l’origine mais aussi sous celui de la fin, entre l’art du sculpteur, art apollinien, et l’art non sculptural de la musique, qui appartient à Dionysos"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i). La sculpture, en tout cas la statuaire grecque, est, pour lui, le paradigme de l’art apollinien, tandis que c’est la musique qui exprime le mieux l’art dionysiaqueL’opposition entre ces deux pôles, l'un harmonique, l'autre disharmonique, de l’art au sens restreint est, de prime abord, totale : l'art apollinien "produit avant tout l’excitation de l’œil [...]. Le peintre, le sculpteur, le poète épique sont des visionnaires par excellence. Dans l’état dionysien, par contre, tout le système émotif est irrité et amplifié : en sorte qu’il décharge d’un seul coup tous ses moyens d’expression, en expulsant sa force d’imitation, de reproduction, de transfiguration, de métamorphose, toute espèce de mimique et d’art d’imitation. La facilité de la métamorphose reste l’essentiel, l’incapacité de ne pas réagir (— de même que chez certains hystériques qui, obéissant à tous les gestes, entrent dans tous les rôles). L’homme dionysien [...] a au plus haut degré l’instinct compréhensif et divinatoire, comme il possède au plus haut degré l’art de communiquer avec les autres"(Nietzsche, le Crépuscule des Idoles). C'est bien pour cela que l’art apollinien s’adresse primordialement à la vue qui contemple son objet avec calme et distance afin de stimuler la réflexion de l’esprit individuel. 



Tandis que l’art dionysiaquepar l'entremise de l'ouïe, émeut immédiatement des corps interdépendants les uns des autres et qui réagissent avec la violence d'un mouvement collectif qui comprend et devine immédiatement ce qui est important sans en passer par l'analyse. Il est frappant qu'il n'existe guère de rassemblement de masse (cérémonie, défilé, fête, manifestation sportive, etc.) sans musique plus ou moins assourdissante et, en particulier, sans chœur tout à la fois rythmé (que l'on pense aux slogans des manifestations) et, le plus souvent, dissonant (on s'époumone, on hurle et on chante faux)Aussi, les chœurs sont-ils souvent l’occasion de manifester une exaltation collective. C’est, évidemment cet aspect essentiellement dionysiaque du chœur comme pourvoyeur d’une joie d’autant plus violente qu’elle est plus partagée et, souvent, amplifiée par la consommation festive de substances psychotropes (n’oublions pas que Dionysos est, entre autres, le dieu du vin, donc de l'ébriété avant d'être celui de l'ivresse), qui fait souvent craindre ou dénoncer un danger pour l’ordre public de débordement d’enthousiasme, de débauche ou d’agressivitéVoilà pourquoi le côté essentiellement dionysiaque de l’art peut et doit être corrigé par la modération apollinienne qui canalise l'énergie dionysiaque en créant une harmonie qui maintient ou ramène un peu d'ordre. C'est sans doute cette fonction modératrice apollinienne qui a souvent donné l'illusion que la musique est, ab initio, recherche d’harmonie. Quelques exemples d'exaltation dionysiaque domestiquée par l'harmonie apollinienne : d'abord celui du choeur des esclaves du III° acte du Nabucco de Verdi qui appelle à la révolte des esclaves juifs contre la domination de Pharaon. Ensuite, celui des choeurs de l'Armée Rouge célébrant la Guerre Civile russe. Un autre encore Asimbonanga ("nous ne l'avons pas vu", en zoulou) dédié à Nelson Mandela emprisonné et chanté par le Soweto Gospel Choir . Encore un avec ce chant de révolte tranquille contre l'inhospitalité du désert intitulé as Sawt ("la voix") et interprété par le groupe touareg Tinariwen. Un dernier enfin dans ce Sixteen Tons interprété par le Golden Gate Quartetworksong évoquant la rage résignée des esclaves noirs au fond des mines de charbon.



Que donc la musique, en tant qu’émanation du chœur dithyrambique, soit, indissolublement, à la fois dionysiaque et apollinienne permet à Nietzsche de dénoncer deux formes de perversion de la fonction musicale par défaut de dionysisme et par excès dapollinisme. Car, pour Nietzsche, il est évident que "l’esprit dionysien et l’esprit apollinien, par des manifestations successives, par des créations toujours nouvelles et se renforçant mutuellement, ont dominé l’âme hellène"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, iv), c'est-à-dire ont fini par la dénaturer. La première forme de dénaturation consiste en une tendance à minimiser "l’ivresse extatique de l’état dionysiaque" qui doit normalement suivre, chez le spectateur, de la compréhension du caractère fondamentalement tragique de l'existence humaine. Aussi regrette-t-il que "pour rendre possible la musique, en tant qu’art spécial, on a immobilisé un certain nombre de sens, avant tout le sens musculaire (du moins jusqu’à une certaine mesure : car à un point de vue relatif, tout rythme parle encore à nos muscles) : de façon que l’homme ne puisse plus imiter et représenter corporellement tout ce qu’il sent. Toutefois, c’est là le véritable état normal dionysien, en tous les cas l’état primitif ; la musique est la spécification de cet état, spécification lentement atteinte, au détriment des facultés voisines"(Nietzsche, le Crépuscule des Idoles). Loin d’exalter le libre mouvement chorégraphique, autrement dit la danse, à quoi devrait inciter l’audition musicale dans son "véritable état normal dionysien", la promotion de la musique comme "art spécial", c’est-à-dire comme art autonome distinct de la poésie et de la danse, conduit au contraire à "immobilis[er] avant tout le sens musculaire" : on oblige les spectateurs à s’asseoir et à faire silence. Le résultat en est que la joie qui fait suite, normalement, à la confirmation cathartique par l'audition musicale de "l'instinct de conservation de la vie forte", sans être absente, se teinte néanmoins de la tristesse engendrée par la crainte d’enfreindre l’immobilité et le mutisme, bref, la crainte de pécher contre quelque chose de sacréRien d’étonnant, dès lors, à ce que "la musique, comme nous la comprenons aujourd’hui [c'est-à-dire en 1888], n’est également qu’une irritation et une décharge complète des émotions, mais n’en reste pas moins seulement le débris d’un monde d’expressions émotives bien plus ample, un résidu de l’histrionisme dionysien"(Nietzsche, le Crépuscule des Idoles). Bref, l’aspect originairement dionysiaque de toute musique se réduit, nous dit Nietzsche, à une décharge d’adrénaline qui, certes, fait du bien à notre corps, mais au prix d'une mauvaise conscience consistant à craindre toujours de ne pas vénérer le sacré avec suffisamment de ferveur intérioriséePour Nietzsche, le paradigme de cette perversion moderne de l’esprit dionysiaque de la musique, c’est la musique de Wagner. En effet, "l'art de Wagner est malade. Les problèmes qu'il porte à la scène – purs problèmes d'hystérie –, ce qu'il y a de convulsif dans ses passions, sa sensibilité irritée, son goût qui réclamait toujours des épices plus fortes, son instabilité qu'il travestit en principe, et particulièrement le choix de ses héros et de ses héroïnes, ceux-ci considérés comme types physiologiques (– une galerie de malades ! –) : tout cela réuni nous présente un tableau pathologique qui ne laisse aucun doute : Wagner est un névrosé […]. D'ailleurs, Wagner est-il vraiment un homme ? N'est-il pas plutôt une maladie ? Il rend malade tout ce qu'il touche, – il a rendu la musique malade"(Nietzsche, le Cas Wagner, v). Cette condamnation sans réserve de l’œuvre du musicien repose, en effet, sur une analyse qui fait des opéras wagnériens, des instances de la névrose typiquement chrétienne de la contrition morale qui confesse ses péchés et espère leur rédemption : "le problème [c’est que] l'opéra de Wagner, c'est l'opéra de la rédemption. Il y a toujours chez lui quelqu'un qui veut être sauvé : tantôt un homme, tantôt une femme – c'est là son problème. Et avec quelle richesse il varie ce leitmotiv !"(Nietzsche, le Cas Wagneriii). D'où l'analogie : la "Senta-sentimentalité" dont il parle dans le Cas Wagner est la musique ce que la "moraline" dont il est question dans par-delà le Bien et le Mal est à la morale. Pour lui, la "moraline" et son sous-produit, la "Senta-sentimentalité", autrement dit le sentimentalisme mièvre, la recherche du pathossont des substituts aux instincts naturels, notamment à l’ivresse extatique qu’entraîne, normalement, le sentiment dionysiaque du tragique. Sentimentalisme et moralisme procèdent d’une "morale d’esclaves". 



Et, à l’instar de Spinoza, il considère le moralisme judéo-chrétien élevé au rang de vertu morale suprême comme un affaiblissement morbide de l'instinct tragique et une négation de l'éthique qui en dérive : "le christianisme a pris le parti de tout ce qui est bas, vil, manqué, il a fait un idéal de l'opposition à l'instinct de conservation de la vie forte. Même aux natures les mieux armées intellectuellement, il a perverti la raison, en leur enseignant à ressentir les valeurs suprêmes de l'esprit comme entachées de péché, induisant en erreur, comme des tentations"(Nietzsche, l’Antéchrist). Typiquement, contre la tentation du péché d’amour charnel, le duo d'amour de Tristan et Isolde, dans l’opéra wagnérien éponyme, fait rien moins que l’apologie de … la mort : "ainsi nous mourrions pour n'être plus séparés, éternellement unis, sans fin, sans réveils, sans crainte, oubliant nos noms, embrassés dans l'amour, donnés entièrement l'un à l'autre pour ne plus vivre que l'amour"(extrait du livret de Wagner, fin du deuxième acte). La rédemption du (désir de) péché de chair par la nuit perpétuelle de la mort, voilà une une variation sur le thème "l'amour, plus fort que la mort" avec lequel romantisme aussi bien que le catéchisme chrétien nous ont, hélas, familiarisés. À cette perversion pathétique de la fonction originellement dionysiaque de la musique par l’opéra wagnérien, à cette complaisance pour ce qu’il considère comme de l’élégie mortifère, Nietzsche oppose la fidélité de Bizet à l’esprit dionysiaque de la tragédie grecque : "l'œuvre de Bizet, elle aussi, est rédemptrice ; Wagner n'est pas le seul « rédempteur ». Avec cette œuvre on prend congé du nord humide, de toutes les brumes de l'idéal wagnérien [...]. Une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre sérénité s'expriment ici. Cette musique est gaie ; mais ce n'est point d'une gaieté française ou allemande. Sa gaieté est africaine ; la fatalité plane au-dessus d'elle, son bonheur est court, soudain, sans merci […]. Et que la danse mauresque nous semble apaisante ! Comme sa mélancolie lascive parvient à satisfaire nos désirs toujours insatisfaits ! – C'est enfin l'amour, l'amour remis à sa place dans la nature ! Non pas l'amour de la « jeune fille idéale » ! Pas trace de « Senta-sentimentalité » ! Au contraire l'amour dans ce qu'il a d'implacable, de fatal, de cynique, de candide, de cruel – et c'est en cela qu'il participe de la nature"(Nietzsche, le Cas Wagneriii). Tout à l’opposé du lyrisme pleurnichard qu’il croit trouver dans Tristan et Isolde, avec Carmennotamment dans duo final du troisième acteon "prend congé du nord humide, de toutes les brumes de l'idéal wagnérien" pour le grand soleil des arènes de Séville sous les auspices duquel les jeunes gens et les jeunes filles s'aiment ou se haïssent "librement", c'est-à-dire sans faire, du moins explicitement, référence à des dogmes théologiques, mais en faisant droit, simplement, aux exigences de la nature. Ce à quoi on assiste est donc une exaltation de l'amour réel et non plus de l'amour idéal (platonique ?), une réhabilitation de "l'amour remis à sa place dans la nature ! Non pas l'amour de la « jeune fille idéale » [mais] l'amour dans ce qu'il a d'implacable, de fatal, de cynique, de candide, de cruel". Certes, les deux œuvres sont, reconnaît Nietzsche, rédemptrices chacune à sa manière : en un sens, elles sont donc toutes deux vecteurs de joie. En un sens, elles manifestent même toutes deux la dimension dionysiaque d'un amour passion démesuré et donc impossible. Mais, pour Nietzsche, seule celle de Bizet est conforme à "l’état dionysiaque [comme] puissance du breuvage narcotique que tous les hommes et tous les peuples primitifs ont chanté dans leurs hymnes, ou bien [comme] force despotique du renouveau printanier pénétrant joyeusement la nature entière. [Tandis que ceux] qui, par ignorance ou étroitesse d’esprit, se détournent de semblables phénomènes […] ne se doutent pas de la pâleur cadavérique et de l’air de spectre de leur « santé », lorsque passe devant eux l’ouragan de vie ardente des rêveurs dionysiens"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i). Dans un cas, la rédemption par l’amour est maladive (son effectivité nécessite la mort considérée comme passage vers un monde meilleur), dans l’autre, pleine de santé (elle n’a de sens que dans et par cette vie) : Dionysos est bien, en ce sens, le dieu qui fait droit à la nature en cet être de culture qu'est l'homme. D'où l'aspiration nietzschéenne à la "gaieté africaineou "mauresque" contre la "gaieté allemande ou française"bref, européenne, autant dire chrétienne. Tel est l’enjeu, musicologique aussi bien qu'anthropologique, de cette préférence pour l'exotisme léger de Bizet contre le lourd occidentalisme de Wagner.





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Dernière édition par PhiPhilo le Ven 5 Mar 2021 - 16:28, édité 1 fois (Raison : Reformatage.)

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Nietzsche n’a cessé de répéter que "ce qu['il] attend[...], quant à [lui], exactement de la musique, [c'est] qu’elle soit gaie [heiter] et profonde, comme un après-midi d’octobre"(Nietzsche, Nietzsche contre Wagner). Voilà donc, in fine, ce que Nietzsche demande à la musique, ce dont, pour lui, le Carmen de Bizet est la plus parfaite illustration : qu’elle soit gaie. Or, la gaieté (die Heiterkeit) n’est pas tout à fait la même chose que la joie (die Freude) dont parle Schiller dans son Ode à la Joie, ce sentiment indéfectible d'une transition vers plus de puissance dont Spinoza fait état dans sa philosophie. Plus radicalement, la gaieté est ce que Nietzsche appelle aussi die Wille zur Macht, c’est-à-dire la volonté vers la puissance, pour la puissance. Du coup, la gaieté ou volonté vers la puissance au sens de Nietzsche s’apparente plutôt, chez Spinoza, au conatus, à l’appétit ou au désir comme "effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être"(Spinoza, Éthique, IV, 18) et dont nous avons dit plus haut que la joie (désir comblé) et la tristesse (désir déçu) sont les deux modalités principales. En ce sens, la gaieté est antérieure à la joie : c’est le sentiment brut de l’existence tragique, brut c'est-à-dire dionysiaque avant sa tempérance par la sagesse apollinienne, autrement dit avant même que le désir ne soit éduqué par la conjonction des forces naturelles ou sociales qui domptent la dissonance pour aller vers l'harmonie, qui organisent le chaos instinctuel en une communauté politique. Le pur esprit dionysiaque, c'est celui que manifeste la gaieté d'une existence consciente lucide quant au caractère nécessairement tragique de sa condition et qui, donc, ne cherche pas à s'en dissimuler les facteurs de tristesse : le héros tragique, c'est celui qui prend le risque de la tristesse, non dans l'espoir, aussi vain que ridicule, d'une compensation post mortem de cette tristesse, mais simplement parce que toute vie authentique embarque avec elle une dose incompressible de risque et de souffrance, donc de tristesse. La preuve en est que, quelque vertueux qu'il soit, le héros tragique, non seulement finit toujours par mourir mais, souvent aussi, souffre beaucoup avant de mourir, au point même que la mort semble parfois moins cruelle que la souffrance (de fait, on se suicide beaucoup dans la tragédie grecque). Qu'on songe au destin d'Œdipe. Comme l'exprime le chant final du chœur de l'Œdipe-Roi de Sophocle, "voyez quel tourbillon d'horrible catastrophe l'a englouti ! Il faut donc ici-bas attendre, pour juger, la suprême journée, et se garder de croire au bonheur de nul homme avant qu'il n'ait franchi le terme de sa vie sans que l'affliction l'ait saisi sous sa griffe". C'est bien pour cela que sa représentation scénique fait courir chez le spectateur, nous dit Aristote, le grand frisson cathartique de la crainte (pour la souffrance potentielle) et de la pitié (pour le souffrance actuelle). C'est pour cela aussi que la tragédie possède cet extraordinaire pouvoir éducatif : ce sont les grandes contradictions de la vie brute (et brutale) qui s'y trouvent mises en scène et que Freud résume en un affrontement permanent entre Éros et Thanatos. Dès lors, dire que la fonction de la musique est de nous fournir un sentiment de gaieté tragique, c'est dire que sa raison d'être est d'entretenir en nous cet instinct dionysiaque archaïque qui n'est rien d'autre qu'un mélange subtil de joie et de tristesse à l’égard du grand paradoxe de la vie qui fait qu'"en dépit de la terreur et de la pitié, nous goûtons la félicité de vivre, non pas en tant qu'individus, mais en tant que la substance vivante, une, nous enveloppe dans sa joie créatrice"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xvii). Pour Nietzsche, tout comme d'ailleurs pour Pascal qu'il tenait en haute estime, l'héroïsme tragique consiste tout entier dans une conscience lucide du caractère périssant et souffrant d'une condition humaine au cœur de laquelle s'inscrit ce mal irrémédiable qu'est la mort et à l'égard duquel il n'est qu'un seul remède : être présent à la vie plutôt que méditer sur la mort, la devise pascalienne "je ne crains rien, je n'espère rien"(Pascal, Pensées, B920) résumant bien ce qu'est une vie bonne. 

C'est cette conscience lucide de l'équivocité d'un bonheur humain qui n'est jamais "pur" parce que jamais "au-delà" de la mort donc aussi de la vie, qui, pour Nietzsche, est le fondement même de la sensibilité musicale au point, dit-il, que "le premier musicien serait pour moi celui qui ne connaîtrait que la tristesse du plus profond bonheur et qui ignorerait toute autre tristesse"(Nietzsche, le Gai Savoir, §183). Et c'est cette lucidité que Nietzsche, l'helléniste, le philologue, croit trouver non seulement dans la Grèce pré-socratique mais aussi dans les cultures africaines, asiatiques et sud-européennes que la culture occidentale dominante s'empresse de qualifier avec condescendance mais non sans un fond de vérité, de fataliste. C'est pourquoi son expérience personnelle le conduit, particulièrement, à associer la musique et l'Italie : "quand je cherche un synonyme à “musique”, je ne trouve jamais que le nom de Venise. Je ne fais pas de différence entre la musique et les larmes – je ne peux imaginer le bonheur, le Midi, sans un frisson d’appréhension"(Nietzsche, Nietzsche contre Wagner). Pour Nietzsche, la gaieté viscérale de la musique dionysiaque se confond avec la gaieté méridionale ou orientale et s'oppose au sérieux sophistiqué d’une musique moralement édifiante, bref, au sérieux septentrional ou occidental. Gustav von Aschenbach, le personnage principal de la Mort à Venise de Thomas Mann est sans doute une bonne illustration du héros tragique habité par l’esprit dionysiaque tel que l’entend Nietzsche : la scène finale du film qu’en a tiré Lucchino Visconti accompagné par l’adagietto du 4° mouvement de la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler est, de ce point de vue, typiquement tragique au sens nietzschéen du terme puisque Venise, l'art, la mer, l'été, le ciel bleu, l'amour, le choléra et la mort y sont intimement mêlés. Il se trouve que la musique de Mahler possède l’une des qualités que Nietzsche prend pour critère irrécusable du dionysisme : la légèreté, la fluidité. "Qu’attend donc de la musique mon corps tout entier ? Car l’âme, cela n’existe pas ... Je pense que c’est de s’alléger. C’est comme si toutes les fonctions animales avaient besoin d’être stimulées par des rythmes légers, pleins d’allant, assurés ; comme si l’or des mélodies tendres, onctueuses, libérait de sa pesanteur la vie d’airain et de plomb. Ma mélancolie entend trouver le repos dans les réduits et les abîmes de la perfection : c’est pour cela que j’ai besoin de la musique"(Nietzsche, Ecce Homo, II, §7). L’âme n’existe pas, dit-il sur un ton très spinozien. L’âme, ce n’est jamais que le nom d'un corps qui s’allège, d'un corps qui danse non pas pour, prétendument, se masquer sa mélancolie, mais, tout au contraire, pour la dominer en lui faisant face. Car la mélancolie n'est pas la tristesse. Comme le souligne Charles Taylor, "la mélancolie est ce qu'on éprouve lorsqu'on prend un certain recul par rapport à la tristesse et au malheur de sa propre vie, et qu'on la considère comme un récit dans une sorte d'isolement"(Taylor, les Sources du Moi, 17.5). La mélancolie de celui qui se considère comme acteur d'une vie gouvernée par un destin pétri de paradoxes est donc parfaitement compatible avec la gaieté qui naît d'un certain sentiment de puissance à l'égard de ce destin. En ce sens, outre la musique de Mahler, le fado (écoutons Sodade chantée par Cesaria Evora) et le blues (par exemple dans la bande originale du film Paris Texas jouée par Ry Cooder) sont, au sens de Nietzsche, des musiques tout à la fois mélancoliques et gaies qui célèbrent la légèreté dionysiaque du Midi avec toute sa cruauté, tout son cynisme, tout son fatalisme.


(à suivre ...)

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(suite de ...)


Au-delà de la figure du dieu Dionysos, c’est, à présent, celle du prophète Zarathoustra qui se profile. C’est que loin de concevoir la musique comme un simple antidote aux difficultés de l’existence, ou, pire, comme un simple divertissement, Nietzsche y voit, à l’instar de Wittgenstein, un facteur essentiel de perfectionnement de l’homme, une composante fondamentale de l'éthique : "et ce sera le grand Midi, quand l’homme sera au milieu de sa route entre la bête et le Surhumain, quand il fêtera, comme sa plus haute espérance, son chemin qui mène à un nouveau matin. Alors celui qui disparaît se bénira lui-même, afin de passer de l’autre côté ; et le soleil de sa connaissance sera dans son midi. « TOUS LES DIEUX SONT MORTS : NOUS VOULONS, MAINTENANT, QUE LE SURHUMAIN VIVE ! » Que ceci soit un jour, au grand midi, notre dernière volonté ! — Ainsi parlait Zarathoustra"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, i). Le "surhumain" (der Übermensch), c’est donc l’homme qui n’a plus besoin de ce que Marx appelle "l’opium du peuple" avec tout son cortège de moralisme et de sentimentalisme pour assumer la charge tragique de son existence, l’homme qui assume donc les dangers et les souffrances de sa vie au grand soleil du Midi, c'est-à-dire en pleine lumière. Fidèle à sa méthode favorite d'argumentation, Nietzsche a donc recours à une nouvelle allégorie qui s'inspire, cette fois-ci, de la mythologie persane (VII° siècle av. J.-C.) et qui fait de Zarathoustra le prophète de Mazda, dieu du bien et de la lumière en lutte avec Ahriman, dieu du mal et des ténèbres. Le mythe de Zarathoustra est donc celui d'un propagateur du dualisme moral auquel Nietzsche confie, symboliquement, la fonction, d’abolir, justement la lourde morale dualiste et la remplacer par la seul éthique digne de ce nom : l'éthique de la légèreté. Et c’est là que Zarathoustra dépasse Dionysos : le paradigme nietzschéen de la vie bonne est, avec Zarathousta, non seulement musical, mais aussi, désormais, méridional : "peut-être mon Zarathoustra ne relève-t-il que de la musique"(Nietzsche, Ecce Homo, III, §6) et ce, "afin de proclamer à nouveau la parole du Grand Midi de la terre et des hommes"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, III, 2). Car, et l'expérience wagnérienne est, pour Nietzsche, édifiante, il faut bien être au grand soleil de midi pour apprécier cette bonne nouvelle, cet Évangile au sens étymologique du terme, d'une vie bonne, c'est-à-dire d'une vie légère malgré ses fardeaux. Et non pas une vie illusoirement débarrassée de tout fardeau, autant dire débarrassée de la vie elle-même, cette vie que, comme le souligne Pascal, "nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposons toujours à être heureux, il est inévitable que nous le soyons jamais"(Pascal, Pensées, B172). Or, précisément, la musique "donne des ailes" à la vie, allège la vie sans la nier : "ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds déliés […]. A-t-on remarqué que la musique libère l’esprit, donne des ailes à la pensée"(Nietzsche, le Cas Wagner, i). Zarathoustra, après avoir rêvé qu'il pesait le monde, souhaite le rebaptiser "la légère" (die Leichte). Aussi, est-il amené à proclamer la supériorité de la légèreté dansante méridionale et orientale sur la pesanteur du pas européen : "aller pas à pas, quelle vie ! Une jambe et puis l'autre, c'est teuton et c'est lourd. J'ai dit au vent de m'enlever. L'oiseau m'a appris à planer. Et puis j'ai volé vers le Sud"(Nietzsche, le Gai Savoir). Pour Nietzsche, "on devient plus philosophe à mesure qu’on est plus musicien"(Nietzsche, le Cas Wagner, i). 


Mais Nietzsche, philosophe-musicien, se veut aussi, à l'instar de Zarathoustra, philosophe-danseur : "mon style est une danse, un jeu avec les symétries de toute sorte et une gambade moqueuse par-dessus ces symétries"(Nietzsche, Lettre à Rhode, 22 fév. 1884). Le prophétisme chorégraphique de Zarathoustra, voilà ce qui peut et doit sauver la musique et donc, au-delà, l'éthique, de la dénaturation de sa fonction originellement dionysiaque par la lourdeur des conventions moralistes et du pathos sentimentaliste. Comment s’étonner, dès lors, que la figure du prophète-danseur ait pu inspirer ces musiciens nietzschéens qu’ont été Gustav Mahler (par exemple, dans le 4° mouvement de sa Troisième Symphonie qui met en musique le Chant d’Ivresse de la quatrième partie d’ainsi parlait Zarathoustra) ou Richard Strauss (notamment dans son poème symphonique intitulé, lui aussi, ainsi parlait Zarathoustra et dans lequel, précisément, alternent les thèmes "lourds" et les thèmes "légers") ? On se souvient que l'art dionysiaque entend transmuer l'horreur et l'absurdité de l'existence par les moyens conjugués du sublime et du comique afin, nous dit Nietzsche, "de temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, d’une distance artistique, rire de nous ou pleurer sur nous"(Nietzsche, le Gai Savoir, §107). Or, ajoute-t-il, "plus l'esprit devient joyeux et sûr de lui-même, plus l'homme désapprend le rire bruyant : par contre, il est pris sans cesse d'un sourire plus intellectuel, signe de son étonnement, à cause des innombrables charmes cachés de cette bonne existence"(Nietzsche, Humain, trop Humain, §173). Voilà donc Zarathoustra, non seulement plus musicien et plus danseur, mais aussi plus sage car plus léger que Dionysos. Et son rire aussi est plus léger : "Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger. Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu’un qui aime les sauts et les écarts"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, IV, 18). Bref, après l'humour et le sarcasme dévastateurs, place à la satire et à l'ironie légères et bondissante. Là où la gaieté tragique de Dionysos est gravement menacée par le sérieux morbide de la civilisation nord-européenne, Nietzsche propose la légèreté de la danse enjouée et du sourire moqueur du Midi et qui ne sont rien d'autre, au fond, que les principaux attributs de l’espièglerie, de l’attitude de l'enfant qui joue : "l’esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert. Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert […]. Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ? L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, I). La musique, la danse, le jeu et le rire procèdent de la même grave insouciance faite tout à la fois de modestie et de défi face à la violence et à la cruauté du destin. La sagesse de Zarathoustra, c’est cette "sainte affirmation" devant la vie que l’on proclame lorsque, au bout d’un parcours initiatique semé d’embûches, le chameau devient lion puis enfant. Le Surhomme (der Übermensch) n’est, finalement, rien d'autre qu'un enfant. C'est ce que disent cette douce mélancolie, God bless the Child chantée par Billie Holiday, et aussi, à travers l’expression pianistique de cette alternance entre force bondissante et faiblesse languissante, Erik Satie dans la Septième Gnossienne.


(à suivre ...)
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