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Critiquer Nietzsche ?

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5 participants

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Pour un premier sujet j'aimerais que l'on se penche sur le Cas Nietzsche. En effet, j'aimerais savoir s'il est possible de critiquer la pensée de Nietzsche à partir de sa propre philosophie et si des penseurs et philosophes qui se réclament de son influence ont montré certaines des limites de sa philosophie. Il ne s'agit pas de discréditer l'homme ou d'émettre une critique partant d'une problématique tout autre. Je connais suffisamment les mauvaises interprétations et les attaques virulentes faites à l'encontre de Nietzsche.
Néanmoins, dans Après Nietzsche Giorgio Colli réussissait déjà à montrer quelques failles ou en tout cas quelques hypothèses à prolonger et certains obstacles dans la démarche et l'élaboration de la pensée du philosophe allemand. Par ailleurs, il enjoignait le lecteur à se montrer aussi sévère que Nietzsche à l'égard de lui-même. En effet, si Nietzsche se veut probe et s'il s'est fait le critique le plus virulent et pertinent de la tradition philosophique et des modes de vie des philosophes, peut-on également lui appliquer la même méthode et qu'en ressortirait-il ?
D'autre part, je suppose que nous sommes tous ici sensibles à sa pensée et la fréquentons, avec parfois il faut le dire un risque de ferveur qui ne va pas dans le même sens que la destruction des idoles et le conseil ou l'injonction de Nietzsche à nous libérer, mettre à profit l'art de la nuance, devenir des expérimentateurs, nous retourner contre nos meilleurs maîtres, et même savoir se défaire de son enseignement pour mieux le retrouver. Dès lors, se pose aussi la question de savoir comment concilier une certaine loyauté envers Nietzsche tout en la poussant jusqu'à se faire suffisamment intelligent pour reconnaître à la fois chez lui ce qu'il y a de bon et, plus difficile, ce qu'il y aurait à corriger. Bref, est-ce que la meilleure compréhension de son œuvre nous la fait accepter ou peut-on encore trouver sur la base de ce qui y est développé de quoi remettre en cause cette pensée elle-même ?
Pour ma part, je comprends parfaitement le mot de Nietzsche, plus je fais l'effort de m'en éloigner, de me singulariser, et plus je reviens finalement à ce que son enseignement préconise. Mais il n'y a pas de rupture radicale et les écarts semblent se résorber, nous lier plus que de nous éloigner. Ou, paradoxalement, le même amour du lointain nous rapproche. Il y a toujours cette reconnaissance, cette amitié (même dans une possible rivalité) mais jamais hostilité comme si l'emprise de Nietzsche ne pouvait plus être défaite, ses jugements étant toujours confirmés, validés. Peut-on alors décapiter ce philosophe comme il l'avait fait avec son propre éducateur ?
Pour finir, je dirais que si je comprends très bien la responsabilité et l'enjeu de sa grande politique il me semble aussi que nous devons en considérer l'aspect utopique. Suspicieux à l'égard de la démocratie je me suis pourtant réconcilié avec cette notion au regard de conceptions nouvelles faisant intervenir bien des thèmes nietzschéens (multiplicité, ordre et chaos, exigence de singularité, disensus et conflit, etc.). Je ne vois pas cela comme une trahison, néanmoins il me semble que la partie politique, même si elle est peut-être au finale la plus importante, est aussi la plus fragile et je comprends mieux en un sens ce que l'on appelle le nietzschéisme de gauche. Mais cela relève peut-être d'une préférence et non d'une critique fondée d'après la logique de la pensée de Nietzsche puisque l'on sait à quel point il était hostile à la démocratie et à l'État - quoiqu'il trouvait la plus grande noblesse chez Périclès ou Brutus (dans le cadre de la République romaine), même si cela s'explique par sa conception de ce qui fait un homme supérieur.
Et si l'on ne peut aborder Nietzsche dans sa propre perspective (ce qui de toute façon n'est pas vraiment envisageable puisque nous l'interprétons) quelles critiques vous paraissent fondées ?

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Aktaíôn a écrit:
savoir s'il est possible de critiquer la pensée de Nietzsche à partir de sa propre philosophie
Cela me paraît difficile. Non qu'il soit au-delà de toute critique, mais sa pensée radicalement non systématique ne se saisit pas comme on saisit les parties d'une philosophie de type classique. L'écriture aphoristique, de même, implique une pensée soutenue, mais interdit les lectures de type doxographique, lesquelles se saisissent d'un texte comme d'un objet. Au total il est trop vivant, trop en mouvement, trop contradictoire pour qu'on espère le saisir au moyen de la critique. Il faut, je crois, s'y prendre autrement. Or on n'a pas trente-six solutions. La critique est trop indirecte. Il faut prendre Nietzsche avec les moyens mêmes qu'il utilise : la généalogie, la psychologie, le va-et-vient entre l'actuel et l'inactuel, l'à-propos et l'intempestif, l'ancien et le nouveau, la vieillesse et la jeunesse, la mémoire et l'oubli.
Aktaíôn a écrit:
si des penseurs et philosophes qui se réclament de son influence ont montré certaines des limites de sa philosophie. Il ne s'agit pas de discréditer l'homme
C'est pourtant là qu'est le problème. Nietzsche est philosophe (tandis que Kant et Hegel font de la philosophie). Dès lors, critiquer ce qu'il dit sans critiquer l'homme est et reste plus que difficile. C'est précisément parce que sa philosophie est personnelle qu'il n'est pas nécessaire d'en venir toujours à l'individu Nietzsche, pour le lire. Être personnel, ce n'est pas être subjectif. L'époque contemporaine me semble incapable de comprendre cela, car son affect démocratique, égalitaire, en implique la forclusion.
Aktaíôn a écrit:
Néanmoins, dans Après Nietzsche Giorgio Colli réussissait déjà à montrer quelques failles ou en tout cas quelques hypothèses à prolonger et certains obstacles dans la démarche et l'élaboration de la pensée du philosophe allemand. Par ailleurs, il enjoignait le lecteur à se montrer aussi sévère que Nietzsche à l'égard de lui-même. En effet, si Nietzsche se veut probe et s'il s'est fait le critique le plus virulent et pertinent de la tradition philosophique et des modes de vie des philosophes, peut-on également lui appliquer la même méthode et qu'en ressortirait-il ?
Je crois qu'il peut valoir la peine de regarder du côté de sa naïveté, de sa candeur. Il a le génie du poète, et le lot qui va avec : la bêtise.

Il y a de forts contrastes chez Nietzsche, par exemple dans le jugement politique. Certains aphorismes de Humain trop humain, à propos de l'État ou de la démocratie, sont saisissants, tant il parvient à révéler ce qui, dans le présent, devient la société prussienne, allemande, européenne. Il saisit les choses dans leur mouvement. Mais cela même ne fait pas de lui un historien, ni un politique ; plutôt un généalogiste surdoué qui en devient prophétique.


Aktaíôn a écrit:
D'autre part, je suppose que nous sommes tous ici sensibles à sa pensée et la fréquentons, avec parfois il faut le dire un risque de ferveur qui ne va pas dans le même sens que la destruction des idoles et le conseil ou l'injonction de Nietzsche à nous libérer, mettre à profit l'art de la nuance, devenir des expérimentateurs, nous retourner contre nos meilleurs maîtres, et même savoir se défaire de son enseignement pour mieux le retrouver. Dès lors, se pose aussi la question de savoir comment concilier une certaine loyauté envers Nietzsche tout en la poussant jusqu'à se faire suffisamment intelligent pour reconnaître à la fois chez lui ce qu'il y a de bon et, plus difficile, ce qu'il y aurait à corriger. Bref, est-ce que la meilleure compréhension de son œuvre nous la fait accepter ou peut-on encore trouver sur la base de ce qui y est développé de quoi remettre en cause cette pensée elle-même ?
Pour éviter d'idolâtrer l'iconoclaste par excellence, il faut, me semble-t-il, lire Nietzsche comme il lisait les auteurs du Grand Siècle, La Rochefoucauld plus encore que La Bruyère, en s'appliquant à soi-même certaines maximes jansénistes ou "jansénisantes".

Aktaíôn a écrit:
Pour ma part, je comprends parfaitement le mot de Nietzsche, plus je fais l'effort de m'en éloigner, de me singulariser, et plus je reviens finalement à ce que son enseignement préconise. Mais il n'y a pas de rupture radicale et les écarts semblent se résorber, nous lier plus que de nous éloigner. Ou, paradoxalement, le même amour du lointain nous rapproche. Il y a toujours cette reconnaissance, cette amitié (même dans une possible rivalité) mais jamais hostilité comme si l'emprise de Nietzsche ne pouvait plus être défaite, ses jugements étant toujours confirmés, validés. Peut-on alors décapiter ce philosophe comme il l'avait fait avec son propre éducateur ?
Il y a un avant et un après Nietzsche, comme il y eut un avant et un après Rousseau, etc. A chaque fois, on a beau tuer ces autorités, elles demeurent et restent des autorités, autrement dit tout à la fois des commencements, des références, les éducateurs de générations entières. Ce qu'on appelle proprement des classiques.
Aktaíôn a écrit:
on sait à quel point il était hostile à la démocratie et à l'État - quoiqu'il trouvait la plus grande noblesse chez Périclès ou Brutus (dans le cadre de la République romaine), même si cela s'explique par sa conception de ce qui fait un homme supérieur.
Or ce détail de la supériorité aristocratique est essentiel aux yeux de Nietzsche. Le tort de la démocratie politique est à ses yeux dans l'inversion totale du mouvement aristocratique du haut vers le bas pour un mouvement du bas vers le haut (Cf. Humain trop humain I, chap. VIII : Coup d'œil sur l'État, aphorismes 450 et 472, par exemple).
Aktaíôn a écrit:
quelles critiques vous paraissent fondées ?
Sans hésitation aucune, ma critique va à son insuffisante analyse de la démocratie. Il s'est contenté d'un regard méprisant. Après tout, il n'en dit pas plus ni mieux que Burckhardt, lequel a dit d'excellentes choses à ce sujet, éclairé qu'il était, sans doute, non seulement par son intelligence historique, mais aussi et surtout par sa conception anhistorique ou antihistorique de l'art, du génie civilisateur. Du reste, je crois, ne sachant pas le fond de l'affaire, que Burckhardt a fini par éprouver une forme d'abjection ou d'horreur à l'égard de Nietzsche, comme s'il avait perçu chez lui quelque chose de trop romantique : Nietzsche était-il assez Gœthéen ? Dès lors, on peut énoncer une deuxième critique. Nietzsche a-t-il réussi à sortir et à nous sortir du romantisme, comme il nous y invitait et nous y invite encore ? Ou bien le romantisme était-il beaucoup plus protéiforme qu'il ne le supposait lui-même ? Pourtant, il connaissait Bourget sur le bout des doigts. (Mais qui peut vaincre l'hydre aux mille têtes ?)


Dernière édition par Euterpe le Jeu 20 Juil 2017 - 17:13, édité 1 fois

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Aktaíôn a écrit:
l'on sait à quel point il était hostile à la démocratie et à l'État - quoiqu'il trouvait la plus grande noblesse chez Périclès ou Brutus (dans le cadre de la République romaine), même si cela s'explique par sa conception de ce qui fait un homme supérieur.

Ces deux exemples ne sont pas à prendre dans leur réalité historique. Je suppose d'ailleurs que tu penses au Brutus de Shakespeare, qui plus est dans l'évocation très personnelle qu'en fait Nietzsche. On sait que Nietzsche ne lisait pas l'histoire uniquement chez les historiens, mais de préférence dans les œuvres des poètes et des écrivains en tout genre. Je dis cela pour montrer d'emblée à quel degré d'imagination se situe Nietzsche dans ses jugements. Il n'apprécie pas Périclès pour ses qualités d'homme d'État, mais bien au contraire, pour ses restes d'aristocratie guerrière de l'époque héroïque de la Grèce (cf. la ratumia, les mauvais instincts des Grecs que Nietzsche relève dans ce discours de Thucydide cité dans la Généalogie, ou les bons instincts, si on veut ;) ). Autrement dit, s'il nous arrivait de massacrer plus que nécessaire, ce ne serait pas trop grave. Singulière vision des responsabilités d'un homme d'État. Il se peut que ça ait été le point de vue de certains tyrans et seigneurs grecs de l'époque archaïque, mais même en ce temps que nous qualifions de "proto-histoire", l'âge d'or d'Hésiode, la politique devait le plus souvent prendre le pas sur la "bête blonde", au grand dam de Nietzsche. Las ! Les mythes grecs ne lui suffisaient pas, eux qui, comme le voyait clairement Burckhardt, avaient recouvert plus ou moins consciemment leur passé lointain d'un voile poétique. Il fallait qu'il y rajoute celui de la "bête blonde". C'est un exemple d'une lecture personnelle de l'histoire chez Nietzsche, montrant plus de confusion que de clairvoyance, et qui nous en apprend bien davantage sur lui-même, ses désirs, ses rêves, ses aspirations, que sur les Grecs.


Et si l'on ne peut aborder Nietzsche dans sa propre perspective (ce qui de toute façon n'est pas vraiment envisageable puisque nous l'interprétons) quelles critiques vous paraissent fondées ?

La seule critique valable que l'on puisse faire de Nietzsche est une critique historique. Pour le reste, on y est empêché par l'aspect fragmentaire de l'œuvre, ses lacunes systématiques, qui nous obligent à reconstituer une pensée qui ne peut dès lors apparaître que dans ses aspects contradictoires, et l'implication de sa propre personne dans tout ce qu'il a écrit. On fera plus facilement la biographie de Nietzsche que la philosophie de Nietzsche.
L'envisager sous un aspect historique donne l'avantage de le saisir dans un ensemble beaucoup plus cohérent : celui de son époque. On comprend toujours mieux ce que critique Nietzsche que la propre pensée du philosophe. La critique historique nous donne la mesure de son imagination et les distorsions qu'elle faisait subir à ce qu'elle reflétait. Nietzsche n'était pas une eau tranquille comme a pu l'être Goethe (en apparence). Ses reflets sont ceux d'un miroir brisé. Peut-être devrions-nous nous défier de ce romantisme que notre époque apprécie encore chez Nietzsche, alors qu'elle est aussi éloignée du classicisme d'un Burckhardt ou d'un Goethe que de l'époque homérique (comme disait Husserl de Goethe, je crois). Soyons donc historiens jusqu'au bout avec Nietzsche, en pratiquant "la critique prudente et la généralisation circonspecte" (Taine à propos de l'histoire telle que la pratiquait Michelet). Ne lui épargnons pas l'examen des détails sur ce qu'il analyse. Aimerons-nous encore autant Nietzsche après ? Nous apprendrons en tout cas à nous défier de lui, à ne pas le suivre comme un soldat son chef. Mais après tout, c'est ce qu'il voulait, non (avec beaucoup d'orgueil) ?


ЄutΞrpЭ a écrit:
Du reste, je crois, ne sachant pas le fond de l'affaire, que Burckhardt a fini par éprouver une forme d'abjection ou d'horreur à l'égard de Nietzsche, comme s'il avait perçu chez lui quelque chose de trop romantique : Nietzsche était-il assez Gœthéen ?

En effet, Burckhardt ne jurait que par le sage de Weimar, celui, le moins bon, qui accumulait les copies de statues antiques et les gravures de Rome. Sur les jugements envers Goethe, je donnerai raison à Nietzsche qui a vu la vraie grandeur du poète. Burckhardt n'en a apprécié que l'aspect dilettante, celui que nous montre le complaisant Eckermann (pas toujours il est vrai, mais il n'a jamais pu extorquer quoique ce soit du profond Goethe, qui restait dans une prudente réserve). Nietzsche était d'une nature autrement plus profonde. Il a su découvrir le Prométhée chez Goethe, le Faust possédé par sa propre nature démonique bien plus que par Méphisto.


Je crois qu'il peut valoir la peine de regarder du côté de sa naïveté, de sa candeur. Il a le génie du poète, et le lot qui va avec : la bêtise.

Je ne suis pas trop d'accord là-dessus. La naïveté, je la vois bien chez Goethe, volontiers feinte, avec ce parti pris de distance ironique qui est devenu la marque du romantisme. Mais pas chez Nietzsche. Il était toujours très sérieux, même dans la vie quotidienne, quand il lui arrivait de se délasser de ses pensées. Sa voie douce et ses grandes moustaches devaient du reste rendre ses rires bien discrets. A l'écrit, ses plaisanteries sont des bons mots le plus souvent forcés, polémiques, parfois acerbes, virant à l'aigre. Ses meilleurs textes en sont absents. Mais il est vrai qu'il se présente volontiers comme l'idiot, le fou, même pas celui qui fait exprès de l'être, mais qui l'est parce que l'intelligence la plus élevée voisine toujours avec la dernière bêtise, ou bien parce que les choses les plus profondes se dissimulent très bien dans un voile de bêtise qui les rend encore plus mystérieuses, comme si elles sortaient directement de l'Être lui-même.

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Liber a écrit:
Il n'apprécie pas Périclès pour ses qualités d'homme d'État, mais bien au contraire, pour ses restes d'aristocratie guerrière de l'époque héroïque de la Grèce (cf. la ratumia, les mauvais instincts des Grecs que Nietzsche relève dans ce discours de Thucydide cité dans la Généalogie, ou les bons instincts, si on veut ;) ).
J'avais oublié cela, où trouve-t-on cette référence dans la Généalogie, que je puisse me rafraîchir la mémoire ?

Liber a écrit:
ЄutΞrpЭ a écrit:
Du reste, je crois, ne sachant pas le fond de l'affaire, que Burckhardt a fini par éprouver une forme d'abjection ou d'horreur à l'égard de Nietzsche, comme s'il avait perçu chez lui quelque chose de trop romantique : Nietzsche était-il assez Gœthéen ?
Sur les jugements envers Goethe, je donnerai raison à Nietzsche qui a vu la vraie grandeur du poète. Burckhardt n'en a apprécié que l'aspect dilettante
Il me semblait que le vieux Burckhardt (mais sans doute suis-je influencé par mes lectures de Benedetto Croce) aimait le vieux Gœthe, celui que les écrivains français eux-mêmes, comme Gide, ont coutume d'invoquer : le Gœthe à la fois classique et romantique, le romantique surmonté. Quant à savoir si c'est une invention, comme on inventa la Grèce, je n'en sais rien.

Liber a écrit:
ЄutΞrpЭ a écrit:
Je crois qu'il peut valoir la peine de regarder du côté de sa naïveté, de sa candeur. Il a le génie du poète, et le lot qui va avec : la bêtise.
Je ne suis pas trop d'accord là-dessus. La naïveté, je la vois bien chez Goethe, volontiers feinte, avec ce parti pris de distance ironique qui est devenu la marque du romantisme. Mais pas chez Nietzsche. Il était toujours très sérieux, même dans la vie quotidienne, quand il lui arrivait de se délasser de ses pensées. Sa voie douce et ses grandes moustaches devaient du reste rendre ses rires bien discrets. A l'écrit, ses plaisanteries sont des bons mots le plus souvent forcés, polémiques, parfois acerbes, virant à l'aigre. Ses meilleurs textes en sont absents. Mais il est vrai qu'il se présente volontiers comme l'idiot, le fou, même pas celui qui fait exprès de l'être, mais qui l'est parce que l'intelligence la plus élevée voisine toujours avec la dernière bêtise, ou bien parce que les choses les plus profondes se dissimulent très bien dans un voile de bêtise qui les rend encore plus mystérieuses, comme si elles sortaient directement de l'Etre lui-même.
Je pensais surtout à ceci que bien des choses qui requièrent d'être pensées, comme la chose politique, sont incompatibles avec la profondeur, sont des choses que la profondeur ne saisit pas, ou mal. Or la profondeur de Nietzsche est constante ; cela même me paraît expliquer, en partie du moins, pourquoi il se montrait si hésitant avec les choses socio-politiques émergeant de son vivant (cf. les juifs par exemple).

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ЄutΞrpЭ a écrit:
J'avais oublié cela, où trouve-t-on cette référence dans la Généalogie, que je puisse me rafraîchir la mémoire ?

Ici et à la page suivante.


Il me semblait que le vieux Burckhardt (mais sans doute suis-je influencé par mes lectures de Benedetto Croce) aimait le vieux Gœthe, celui que les écrivains français eux-mêmes, comme Gide, ont coutume d'invoquer : le Gœthe à la fois classique et romantique, le romantique surmonté. Quant à savoir si c'est une invention, comme on inventa la Grèce, je n'en sais rien.

C'est selon moi une invention. Les facultés de Goethe comme poète ont (naturellement) diminué avec l'âge. Ses derniers chef-d'œuvres marquants sont le Divan Occidental-Oriental et l'Elégie à Marienbad. Goethe s'endort alors souvent en société, il est moins présent dans les conversations, se fait porter pâle assez souvent. Rien d'un olympien, de cette vieillesse magnifique dont l'auréolait Valéry. Eckermann se félicite de le voir un soir les joues rouges, la voix animée d'un feu inhabituel, lorsqu'il évoque la campagne égyptienne de Napoléon. Je parlerais plutôt d'une vieillesse paisible à l'ombre de la gloire, dans un royaume qui n'en était plus un, la petite ville de Weimar dont il éprouve douloureusement l'étroitesse d'esprit et le goût pour les ragots, sans un ami pour le soutenir comme l'avait été Schiller. Il me semble, à propos de Gide, qu'il appréciait surtout le Goethe romantique et lui trouvait grâce devant Nietzsche. Nietzsche n'avait que du mépris pour ce Goethe olympien, ce Goethe marmoréen, grand bourgeois respectable couvert de médailles et de titres en tout genre, n'ayant à vrai dire plus rien de fascinant. Mais il lui restait toujours quelques étincelles de génie. Les Conversations avec Eckermann étaient ainsi le livre de chevet de Nietzsche et de ses amis. C'est là un peu la limite de ce bon Jacob Burckhardt. Il n'a pas plus compris Nietzsche que le Goethe romantique. Il n'a vraiment apprécié que le Goethe classique, qui s'ennuyait lui-même de ce classicisme, en même temps qu'il ennuyait ses lecteurs ! Un des symboles de cet ennui pourrait être le poème épique bourgeois Hermann et Dorothée.


ЄutΞrpЭ a écrit:
Je pensais surtout à ceci que bien des choses qui requièrent d'être pensées, comme la chose politique, sont incompatibles avec la profondeur, sont des choses que la profondeur ne saisit pas, ou mal. Or la profondeur de Nietzsche est constante ; cela même me paraît expliquer, en partie du moins, pourquoi il se montrait si hésitant avec les choses socio-politiques émergeant de son vivant (cf. les juifs par exemple).

En effet, Nietzsche qui vantait tant la superficialité des Grecs (par profondeur, du reste), n'était pas capable de cette divine légèreté mozartienne, dont il avait remarqué (et opposé à son pays natal) l'aspect méditerranéen. Les Romains appréciaient autant la politique que les Grecs, mais leur origine de paysans les empêchait de la pratiquer avec la même insouciance. Eux aussi n'avaient pas une grande lucidité sur les choses socio-politiques, ayant été pervertis sans recours par leur rencontre avec l'Oriental. Nietzsche serait plus volontiers romain que grec sur le sujet, et n'est-ce pas le reproche qu'il fait constamment à son pays, cette lourdeur paysanne dont il sentait bien l'insuffisance ?
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