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Qu'est-ce que la dialectique ?

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5. Une toute puissance du λόγος ?

Cette prétention ou cette ambition d'une toute puissance par le logos, c'est dans le Gorgias qu'elle apparaît le plus clairement. Pour Gorgias, la rhétorique est l'art suprême, car : - elle n'a pas d'objet propre ; - mais elle impose son commandement à tous les arts. (La rhétorique est l'art de faire valoir les autres arts, elle donne son efficacité réelle aux autres arts ; cf. 456b-c.) La tradition philosophique a été très sévère à l'égard de la rhétorique. Le sophiste et le rhéteur sont tenus pour des marchands d'illusions. C'est la compétence qui domine, d'après Platon, et non l'art de persuader. Mais dire que le médecin doit se doubler d'un rhéteur, comme l'affirme Gorgias, n'est-ce pas rappeler que le rapport médecin/malade est un rapport de compétence ? Faire place à la rhétorique, n'est-ce pas aussi reconnaître que le rapport médecin/malade est également un rapport humain ? Le médecin est impuissant sans la confiance d'un malade ; le savoir ne confère d'autorité que si le médecin est reconnu compétent. Toutefois, la rhétorique n'est-elle pas qu'un art parmi d'autres ?
Elle n'a pas d'objet propre. Dans ce cas, s'agit-il d'une πολυμάθεια (polymathie : compétence universelle, encyclopédique) ? Cette capacité à parler de toutes choses correspond à ce que l'on entend par 'culture générale'. La technique de la rhétorique est purement formelle : elle ne suppose aucun savoir des choses, mais une certaine maîtrise de la langue, une expérience des hommes dans leurs relations. Si la rhétorique est un art de persuasion, c'est qu'elle intègre une expérience des hommes. Sur ce point, Aristote se sent plus proche des rhéteurs que de Platon. Or, quelle serait la position platonicienne ici ?

Platon affirme une opposition radicale entre rhétorique et philosophie (dialectique). La rhétorique se détache de la vérité du discours. Pourtant, on trouve dans Phèdre (260e sq.) l'hypothèse de 2 rhétoriques différentes :
- celle des sophistes, routine fondée sur l'opinion
- celle entièrement normée par la dialectique (et qui ne se confond pas avec elle)
Or, suffit-il d'énoncer le vrai pour convaincre ? La dialectique comme science de la réalité n'a-t-elle pas besoin d'une rhétorique ? Socrate recourt à la psychologie (étude des différents types d'âmes). A partir d'une science de la diversité des âmes et des discours, il serait possible de faire correspondre différents types de discours aux différents types d'âmes pour les faire accéder au vrai. Mais cette hypothèse ne sera jamais reprise. Aristote rejette l'idée même d'une rhétorique 'scientifique' : il n'y a pas d'autre rhétorique que celle des rhéteurs. Le rhéteur ne peut être un homme de science, parce que la science spécialise et isole. Elle sépare l'homme de lui-même, le morcelle ; elle ne permet pas de trouver en soi la plénitude de l'humanité (cf. Gorgias : le rhéteur l'emporte sur le savant, en tant qu'homme ; à la transcendance de ceux qui savent, il substitue la fraternité de ceux qui touchent aux opinions). Aristote réhabilite cette démarche de la pensée qui prend pour objet l'opinion.

3 questions doivent être posées, ici :

- Quelle est la valeur respective de la polymathie (de la culture générale) et de la compétence ?
- Quel rapport envisager entre science et opinion ?
- Qu'en est-il de cette question à la fois philosophique et politique entre universalité et commandement (cf. l'architectonique) ?

Ces 3 questions sont liées à cette question fondamentale, posée plus haut (cf. Euthydème) :
Quel est l'art ou la science que l'homme doit posséder pour être heureux ?

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6. Quel art ou science l'homme doit-il posséder pour être heureux ?

Un fait : les hommes aspirent au bonheur (mais les Grecs ne se demandent pas si le bonheur est un idéal légitime ; c'est Kant qui se demandera s'il faut ou non récuser cet idéal).

Le bonheur dépendrait de la possession, par les hommes, d'une science, d'un art qui leur permettrait d'y accéder. C'est la sagesse. Mais qu'est-ce que cette sagesse ? Comment la concevoir ? Quel est l'art, quelle est la science qui mène à la sagesse ? Cf. le Philèbe : quelles sciences rentrent dans la constitution de la vie bonne pour l'homme ? C'est cette même question qu'Aristote se propose d'étudier dans Éthique à Nicomaque : quelle est la science capable de satisfaire l'aspiration des hommes (ὄρεξις) ?

Si l'on s'en réfère à l'expérience, l'homme vise une pluralité de fins (santé, richesse, etc.). Pour cela, l'humanité a construit des techniques appropriées. Mais est-ce que ces fins empiriques sont divergentes, voire opposées ? Selon Aristote, elles ne le sont pas : toute fin particulière visée est moyen pour une autre fin plus haute. Mais quelle est la fin suprême, qui n'est qu'une fin, et pas un moyen ? Quelle est la science architectonique par excellence ? Selon lui, c'est la politique. Réponse traditionnelle à une question non moins traditionnelle (cf. Euthydème, encore). Pourtant, à la fin de l'Éthique à Nicomaque, ou bien au début de la Métaphysique, c'est à la sagesse elle-même qu'Aristote accorde ce privilège. Mais, encore une fois, comment définir la sagesse ? A quelle science doit-on accorder la primauté sur les autres ? Laquelle est architectonique ? Laquelle, en somme, est la plus apte à commander ? (cf. Métaphysique, Livre A, chap. 2.)

Le présupposé commun à Platon et Aristote : l'accès au bonheur est affaire de science, de connaissance. Mais quelle science posséder, quelle compétence, quel savoir, pour accéder au bonheur ?

A. Quelles sont, dans les traditions intellectuelles grecques, les positions en présence à propos de cette question ?

Pierre Aubenque, par exemple, se réfère aux Rivaux, dialogue postérieur à Platon, mais qui en recueille la tradition. Ce dialogue nous renseigne sur ce qu'est devenue la tradition platonicienne.
Qu'est-ce que philosopher ? Quelles sont les sciences constitutives de la philosophie ? Dans ce dialogue, 3 réponses sont proposées :
- la philosophie est la science de toute chose
- la philosophie n'est la science que d'une seule chose, mais d'une chose qui prévaut sur toutes les autres : ce qui a trait à l'excellence de l'homme, l'ἀρετή
- une certaine culture générale, entre compétence universelle et spécialisation (cf. 135d), qui permet à l'homme cultivé :
Les Rivaux, Éd. Gallimard, Pléiade, p. 1277 a écrit:
[sans] avoir de chacun de ces arts une connaissance aussi exacte que celui qui en possède la technique ; [...] d'être capable de suivre, mieux que tous les assistants, les propos de l'homme de métier, et d'apporter la contribution de son avis personnel, de manière à passer pour être, de tous ceux qui chaque fois assistent soit à un entretien sur tel ou tel art, soit à l'exécution d'une œuvre de cet art, le plus fin connaisseur et le plus averti

Cette description ne va pas sans ambiguïté. Quoique positive, puisque même un non spécialiste peut comprendre l'art du technicien, le non spécialiste n'est pas compétent : il paraît seulement compétent.

Évaluons ces 3 hypothèses :
- la première correspond à la polymathie
- la deuxième à une compétence éminente (science universelle parce que première)
- la troisième à la culture générale (qui ne confère qu'une primauté apparente)

Elles correspondent à 3 types :
- l'érudit
- le philosophe (au sens restreint)
- l'homme libre et cultivé

B. L'érudit, le philosophe et l'homme cultivé

a. Le polymathe, l'érudit, renvoie à Démocrite, "polytechnicien", dont la compétence était réputée être universelle. Cf. également Hippias, qui se vantait d'avoir fabriqué la totalité de ce qu'il portait sur lui. Il appartient à la première génération de sophistes, qui prétend accéder à la polymathie, à la polytechnicité (à toutes les spécialités). Signalons également que dans l'Euthydème, Platon oppose aux sophistes de la deuxième génération (ceux de l'éristique), les grands anciens, les "tout savants", les pansophoi.
b. Le philosophe au sens restreint ne connaît pas tout, mais le principe du tout. C'est le philosophe du principe.
c. L'homme cultivé, sans être compétent en rien, peut parler de beaucoup de choses. C'est la caricature du rhéteur.

Le dialogue élimine l'homme cultivé pour ne s'occuper que des deux autres. Pourquoi ? En tant qu'athlète, par exemple, Socrate était supérieur, dans l'ensemble, aux autres athlètes, mais inférieur, dans chaque discipline particulière. C'est le cas de l'homme cultivé. On ne peut être le premier en tout genre. Il faut trouver un homme qui soit le premier dans l'ensemble, sans être le dernier dans le détail, et qui soit vraiment compétent. La science que nous recherchons est-elle la science de toute chose, ou bien la science d'une chose unique mais privilégiée ?

Partons de la polymathie (cf. Démocrite - dont Diogène Laërce précise, en se référant au catalogue de Thrasyllus, qu'il est l'interlocuteur anonyme des Rivaux - commence son traité sur La nature en affirmant : "Je vais parler de tout"). Spontanément, les premiers penseurs de la Grèce auraient été polymathes, et les sophistes furent les premiers théoriciens conscients de la polymathie, de la polytechnicité. Mais, disait déjà Héraclite : "Un savoir universel n'instruit pas l'intellect" (frag. 40 trad. 1 | trad. 2). A la polymathie spontanée, reprise et théorisée par les sophistes, Héraclite oppose la qualité d'un savoir en raison inverse de son extension : à vouloir tout savoir, on ne sait rien de manière réelle. Mais si la philosophie ne peut pas tout savoir, que lui reste-t-il à savoir pour se distinguer des autres sciences ? (Alexandre Kojève, dans son Introduction à la lecture de Hegel, affirme que le sage demeure, dans la pensée hegelienne, l'homme omnicompétent, omniscient. On peut lire par ailleurs, de Pierre Macherey, "Kojève et le mythe de l'intellectuel".)

Selon Gorgias, l'art suprême n'est pas cet art universel, omnicompétent, mais l'art qui met en valeur les autres arts (cf. Euthydème), autrement dit, selon lui, la rhétorique. C'est l'art des arts ; elle donne, dans tous les domaines spécifiés, le pouvoir d'autorité. Et c'est Socrate qui, le premier, dénonce la prétention des rhéteurs à une telle puissance, à la sagesse. Cette dénonciation est distincte de celle de Platon. Socrate dénonce en effet, dans la rhétorique, une "imposture morale" qui lui paraît sacrifier la vérité sur l'autel de la puissance. Mais, ce faisant, il apporte un appui aux thèses rhétoriques, puisque dans un procès, il ne suffit pas de dire la vérité pour convaincre.

C. De l'ignorance socratique à la dialectique platonicienne

Mais cette dénonciation n'épuise pas la réflexion socratique sur la rhétorique. Il a repris et régularisé un thème cher aux rhéteurs : le désaveu des savoirs particuliers. En critiquant le spécialiste, au motif qu'il est enfermé dans son domaine, son étroitesse et l'ignorance où il est des fondements de sa spécialité, Socrate met en évidence la polymathie. La science suprême, architectonique, n'est à chercher ni dans la compétence toujours fragmentaire du spécialiste, ni dans l'apparente compétence à laquelle prétend la sophistique (cf. le "connais-toi toi-même", qui est une exhortation à la reconnaissance de nos limites). Si la science suprême n'est à chercher ni dans la compétence, ni dans l'apparence de la compétence, il ne reste qu'un savoir qu'on peut dire universel et premier : c'est le savoir du non savoir. Socrate découvre par là le seul pouvoir qui soit légitimement universel, celui de la question, l'art de poser des questions dans le dialogue : la dialectique. Ce savoir du non savoir a un apport positif qui consiste à mettre chacun à sa place particulière, lui évitant ainsi de se prendre pour quelqu'un d'universel.

Mais si la position de Platon diffère de celle de Socrate, quelle est-elle ?
A cette dévalorisation de la compétence, dévalorisation rhétorique d'abord (méthode éristique), socratique ensuite (méthode dialectique), qui fait du premier venu le juge de la compétence, Platon oppose une conception aristocratique. Il s'oppose à la fois à Gorgias et à Socrate. Il revendique certes une filiation socratique dans la dénonciation de ce qui devient pour lui une fausse compétence ou une compétence insuffisante (et ce, au point de s'approprier la dialectique) ; mais il se démarque aussi de la dialectique socratique pour élaborer une philosophie qui débouche sur une science suprême, qu'il appellera διαλεκτική : dialectique (d'où la multiplicité des dialectiques platoniciennes).

Dernière édition par Euterpe le Ven 22 Juil 2022 - 0:13, édité 4 fois

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Conclusion du chapitre

Pour Platon, en tant qu'elle se confond avec la sagesse même, la politique est l'art suprême. (Mais il faut distinguer entre la politique comme compétence, et la politique comme pratique.) La raison de cette supériorité réside dans le savoir.

Sa thèse implique une opposition radicale avec la démocratie athénienne et ses dérives inadmissibles à ses yeux, par exemple la pratique des tirages au sort pour l'accès aux fonctions publiques, ou encore le risque démagogique. Cela lui paraît devoir renforcer sa dénonciation de la rhétorique. Contre les dérives politiques d'une Athènes pourtant fière de sa démocratie, Platon considère que la chose politique n'est pas du domaine public. Elle ne relève pas de l'opinion, principale victime du rhéteur, qui a les moyens de l'infléchir. La politique relève d'une technique particulière, et cette technique est elle-même fondée sur une science.

Une telle conception est opposée à celle de Gorgias. Dire en effet que la politique est un art parmi d'autres, c'est méconnaître ce que cet art a de particulier : sa visée d'universalité. Gorgias pensait que la politique n'a pas d'objet propre ; Platon considère que le dirigeant politique est celui qui saisit l'idée du tout pour assigner à chacun la place qui lui est propre. Il y a donc un point commun à Gorgias et Platon : la politique exclut la spécialisation. Mais pour Gorgias, comme c'est la science en tant que telle qui spécialise, la politique ne peut être une science, elle relève seulement du domaine de l'opinion.

Or Platon estime qu'il est possible d'unir la compétence et l'universalité. Pour désigner cette science universelle, il emploie paradoxalement le terme même qui résumait l'impossibilité de cet idéal d'universalité du savoir aussi bien aux yeux de Gorgias que de Socrate : la dialectique. Ainsi, Platon est le seul philosophe pour qui la dialectique ne s'oppose pas à la science. (Cf. République, VII, 534c : chez les rhéteurs, la dialectique est une technique de persuasion et de réfutation. Chez Socrate, c'est un instrument de critique. Dans les deux cas, comme chez Aristote, elle s'oppose à la compétence des doctes, elle constitue une culture générale, se distinguant de la science de la chose.)

Pourquoi Platon choisit-il de désigner cette compétence suprême, qui est celle du philosophe, du même nom de dialectique, qui désigne et désignera chez ses successeurs une pratique dont les règles excluent le savoir ? Platon renverse la signification du terme. Il l'associe à l'idée de science. Entre la pratique socratique de la dialectique et la compétence suprême, Platon essaie de mettre à jour une continuité.

Dernière édition par Euterpe le Ven 22 Juil 2022 - 0:15, édité 1 fois

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II. Les dialectiques platoniciennes ?

Remarques liminaires

a. Remarques complémentaires à propos du terme de dialectique.

Le terme η διαλεκτική est extrêmement rare dans le discours platonicien. Le plus souvent, les termes employés sont au pluriel, et on pourrait tous les traduire par : 'dialectique'. Quelques précisions toutefois sur les occurrences qu'on trouve dans l'œuvre :
- substantivation de l'infinitif : το διαλέγεσθαι (le 's'entretenir', le 'discuter', le 'dialoguer'). C'est le fait de pratiquer le dialogue d'une certaine façon, d'une façon dialectique
- ἡ διαλεκτική τέχνη : savoir-faire, compétence de type pratique (habileté dialectique). Compétence qui porte sur la technique du dialogue.
- δύναμις : faculté d'user du dialogue de façon dialectique
- το διαλεκτικόν : le 'dialogué' (qui concerne le dialogue, une thèse qui est dialoguée, discutée)
- η διαλεκτική μέθοδοσ : la méthode dialectique
- η πορεἱα διαλεκτική : le débouché dialectique

b. On doit faire face à une double difficulté.

La philosophie platonicienne s'est élaborée progressivement, avec des remaniements. Dès lors, y a-t-il une cohérence (à parler) des thèses platoniciennes ? Quelle est la part de son enseignement écrit et celle de son enseignement oral ?
- hypothèse qu'il y aurait 2 conceptions successives de la dialectique chez Platon. La philosophie de Platon ne se donne pas sous la forme d'un système
- la terminologie platonicienne : la conceptualisation s'élabore au fil même de l'œuvre. Dans les dialogues, coexistent plusieurs acceptions pour un même mot grec. Il n'y a pas de système de concepts qui serait défini une bonne fois pour toutes. L'œuvre doit sens cesse être interprétée ; et on risque de manquer la "bonne" interprétation.

c. Recourir à l'entretien, discuter :

Le terme est pris au moins en 2 sens qui sont liés :
- le dialoguer : cela désigne tout recours à la discussion, l'échange d'idées, d'arguments. Mais ce recours peut avoir lieu à tort et à travers. Donc, le dialoguer ne caractérise pas entièrement la dialectique.
- l'entretien questionnant et dialogué, pour se mettre en quête du vrai. Est dialecticien celui qui a recours, de cette manière, au dialogue, et qui sait en user de façon féconde. Ce dialecticien, c'est déjà le philosophe.

d. Pourquoi le recours au dialogue ?

Ce recours exprime la distance prise avec d'autres pratiques communément utilisées à l'époque, comme la sophistique notamment. Le "dialoguer" s'oppose au discours d'apparat des sophistes (l'επίδειξις, autrement dit un discours argumentatif, persuasif, qui prétend prouver telle ou telle thèse), façon dont les sophistes dispensaient leur enseignement. Le but de ce discours est d'apprendre à l'élève à en faire par lui-même, de persuader, d'établir des thèses souvent novatrices (cf. Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès). Pourquoi Socrate refuse-t-il ce discours d'apparat ? Il prétend manquer de mémoire. Lorsqu'on est soumis à un long discours, on ne parvient pas, à la fin, à retenir l'ensemble de ce qui a été dit. De ce point de vue, le recours au dialogue comme façon de philosopher s'explique par :
- le refus de l'exposé
- le refus du discours sophistique

[On retrouve cette question de la mémoire chez Descartes : la temporalité de l'esprit est la marque même de sa finitude, et une cause fondamentale de l'erreur]


1. Le dialecticien-philosophe

Les longs discours entortillent, leur cohérence n'est le plus souvent que verbale ; leur majesté oratoire s'adresse au moins autant à la sensibilité qu'à la raison. Elle fait même violence à la raison. Le dialogue, en revanche, permet de s'interrompre, de poser des questions, et d'être amené à un accord avec les interlocuteurs.

C'est en s'instruisant auprès de ceux qui savent ou qui disent savoir, en les questionnant, en s'interrogeant avec eux sur ce que valent leurs réponses, que l'on peut progresser. Les sophistes réagissent souvent mal et estiment que Socrate essaie de ruser, de les manipuler. Mais il parvient presque toujours à imposer ses exigences dialectiques aux sophistes. Pour autant, obtenir d'eux le recours au dialogue, c'est souvent le résultat d'un rapport de force ; comme s'il n'allait pas de soi de convaincre l'autre d'y recourir (cf. l'entretien emblématique à cet égard entre Socrate et Thrasymaque dans le Livre I de la République). Le dialogue ne peut toutefois avoir de valeur intellectuelle que si les interlocuteurs ne sont pas complaisants. Cependant, l'accord entre interlocuteurs n'a pas, comme tel, une valeur incontestable (c'est la principale critique adressée par Aristote). Cela n'enlève rien à sa fécondité dans la mesure où, dans la pratique dialectique, il se passe quelque chose en l'autre, dans son âme.

Dans les dialogues platoniciens, Socrate est le porte-parole de Platon. Dès lors, doit-on penser que pendant la première période de sa vie intellectuelle, Platon voulait rendre hommage à Socrate ? Cette façon de pratiquer le dialogue, au début de sa carrière philosophique, caractérise le premier élément constitutif de la dialectique. En l'état, la dialectique ne constitue pas exactement un savoir. Elle constitue plutôt un travail préparatoire (l'interrogation, l'ignorance) [dialectique 1], et se distingue en cela de 3 autres caractéristiques :
- la dialectique comme cheminement même de l'esprit vers la connaissance (dialectique ascendante) [dialectique 2]
- la dialectique comme résultat de ce cheminement (accès au vrai, contemplation) [dialectique 3]
- la dialectique comme art de découper, de diviser, comme dichotomie (dialectique descendante) [dialectique 4]

Les dialogues platoniciens nous apprennent que l'on n'ira pas plus loin tant qu'on ne se soumettra pas à cette étape [dialectique 1]. C'est dire son importance.

Remarque à propos de l'ignorance socratique, à propos du défaut de savoir : elle s'inscrit dans le problème de la distinction entre le Socrate véridique et le Socrate comme personnage des dialogues. Assurément, Socrate en sait plus sur l'essentiel que les sophistes :
- il sait que connaître la vérité, ce n'est pas spontané, et que "tout le monde" (l'opinion) n'est pas capable de nous l'apprendre, contrairement à ce que prétend Alcibiade lorsqu'il affirme avoir appris de tout le monde ce qu'est la justice.
- il sait que le dialogue implique de satisfaire des exigences essentielles, qui sont à la fois des exigences logiques et morales. Or les opinions nous cachent ces exigences.


A. L'entretien questionnant et dialogué [dialectique 1]

Cette pratique répond à deux types d'exigences : des exigences logiques et des exigences morales.

1. Les exigences logiques :

- reconnaissance du principe de non-contradiction (ce qui caractérise le sensible et l'opinion, c'est que la contradiction y règne ; or la meilleure façon de montrer cette contradiction aux interlocuteurs, c'est de les faire parler).
- exigence définitionnelle d'unité et d'universalité (mais l'essence, contrairement à ce que proposaient les nominalistes, n'est pas le concept, n'est pas le mot. Cf. le Cratyle : il ne faut pas partir des mots. Cf. le Ménon, où se pose la question de savoir si la vertu peut être enseignée. Est-ce une science ? Qu'est-ce que la vertu ? La vertu n'est pas un essaim de vertus. Il faut voir s'il existe un caractère commun à toutes les vertus : c'est l'unité et l'universalité de désignation linguistique que mentionne Socrate. Cependant, l'essence n'est pas seulement ce caractère commun désigné par un mot, c'est aussi la cause, ce qui fait qu'un être est ce qu'il est). L'exigence définitionnelle n'est pas simple à faire comprendre.

2. les exigences morales :

Elles portent sur le travail à effectuer quand il s'agit de connaître les valeurs. Avant de rechercher l'essence de quelque chose, il faut déjà savoir quelque chose de cette essence, quelque chose de sa valeur (un minimum est de savoir qu'une valeur a de la valeur). Cf. le Livre I de la République : la moralité, c'est la vertu même de l'humanité, l'excellence de l'humanité. La justice est une valeur, l'injustice un vice, et la justice est supérieure à l'injustice.
Selon Platon, il y aurait donc un "appel" moral (comme il y a un "appel" érotique vers la beauté, appel qu'effectue en nous la perception sensible du beau, cf. le Banquet, la beauté formelle à laquelle nous sommes sensibles est une façon de nous appeler vers la forme même de la beauté ; comme il y a aussi un "appel" rationnel, cf. le Philèbe, avec l'idée que la mesure est le chiffre même de l'essence).

Telles sont les exigences sur lesquelles s'appuie Socrate pour réfuter les réponses de ses interlocuteurs. Or il sait que les sophistes méconnaissent ces exigences.

3. L'ignorance et l'inventivité dialectique :

On trouve chez Platon cette idée que le cheminement et le débouché dialectique ne sont pas fixés par avance. Le bon dialecticien est celui qui est capable d'inventer ce cheminement, cheminement qui permettrait d'accéder au monde intelligible des Idées, de l'Être. Dans le Discours de la méthode (3e partie), Descartes dit qu'il faut bien prendre parti et faire tout ce qui est possible pour déterminer le bon chemin ; et il donne l'exemple d'une situation où je n'ai pas le savoir pour juger, mais qui exige de moi que je prenne parti, même si je me trompe (ce qui ne doit pas m'amener à avoir des jugements faux). L'invention exigée par le dialecticien est plus complexe encore. Ce problème de l'invention dialectique est comparable à quelqu'un qui se trouverait sur l'océan sans boussole : dans sa quête du vrai, l'esprit ne trouve aucun chemin. Inventer la voie, c'est justement la capacité dialectique (et c'est pourquoi la pratique dialectique est difficile et décourageante).

L'aveu d'ignorance de Socrate comporte une part de fausse humilité : il est faux qu'il ne sache rien. Mais il y a aussi une part authentique d'humilité, car l'exposition du vrai pose un problème. Cet exposé ne consiste pas à l'emporter sur quelqu'un, mais à réfuter pour progresser et débarrasser les interlocuteurs de leurs opinions fausses et qui les encombrent. A l'inverse, les sophistes cherchent à l'emporter sur, à prendre dans les filets du discours. D'où les affrontements entre sophistes et dialecticiens. Mais il y a aussi les filets du discours dialectique, qui consistent à dérouter, à utiliser des "trucs" pour éviter les pièges des sophistes. Dialectique et sophistique s'opposent en ceci que la première vise le vrai, quand la deuxième ne vise que le succès.

Le discours suivi a de graves inconvénients car il rend et la recherche, et la contestation et l'accord difficiles. Le monologue permet à chacun de camper sur ses positions. Or, l'important est d'accepter de débattre de ce que l'on affirme pour résoudre le désaccord initial. D'autant qu'un désaccord irréductible (ou qui semble tel, entre deux thèses opposées) laisse penser que ni l'une ni l'autre ne sont vraies. Un tel désaccord est souvent la marque d'une ignorance (cf. Kant, qui voulait résoudre cette difficulté dans le domaine de la métaphysique, où les désaccords étaient persistants).

4. λόγον διδόναι :

Cela explique l'exigence platonicienne de rendre compte de ce que l'on affirme. Cf. le λόγον διδόναι, institution athénienne, pratique politique qui consiste dans la reddition de compte, et qui est directement transposée par Platon pour traduire l'exigence de la philosophie, de la raison : il faut argumenter, ne pas faire violence à l'esprit (au libre examen de l'esprit qui reconnaît les fondements de la thèse énoncée).
Le travail socratique consiste à soumettre les affirmations de ses interlocuteurs à une telle reddition de compte. L'opinion n'y parvient jamais, sans se contredire au bout du compte. Et justement, le dialogue est une façon de porter la contradiction du discours de l'autre, de tester sa capacité à se défendre. Laisser parler l'autre, c'est aussi, quand le discours qu'il tient est celui de l'opinion, l'amener à une contradiction inévitable. Tandis que le discours suivi peut avoir une cohérence verbale suffisante pour masquer ses contradictions.

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B. L'enseignement de la philosophie

1. La dialectique face à l'opinion

On ne peut pas enseigner la philosophie, on peut  seulement en faire, ou en faire faire. Si Socrate refuse de commencer par le discours didactique, c'est parce qu'un tel discours a toujours quelque chose de l'exposé dogmatique, et représente une forme de violence pour l'esprit, même en lui enseignant des vérités. Cf. ce passage du Livre VII (536e) de la République, dans lequel Platon distingue la formation du corps et celle de l'âme :
Platon, La République, Livre VII, 536e a écrit:
que les exercices corporels soient pratiqués par contrainte, le corps ne s'en trouve pas plus mal, mais les leçons qu'on fait entrer de force dans l'âme n'y demeurent point.

Platon met l'accent sur l'inefficacité de l'énoncé didactique, même quand cet énoncé est vrai.

Comment former intellectuellement quelqu'un dès lors que l'ignorance est esclavage et dès lors que la vie même de l'esprit est liberté ? Déjà, dans un de ses premiers dialogues, l'Alcibiade, Platon écrivait que chacun se convainc d'abord de ses propres affirmations. Le dialogue requiert un certain nombre de qualités morales de la part de l'interlocuteur, et une certaine bienveillance, une certaine attention à l'autre, de la part de celui qui conduit le dialogue. Le dialogue exige aussi de la sincérité. Il reste stérile si on ne s'engage pas dans l'exigence du vrai (exigence, pour chacun, qu'il dise au moins ce qu'il pense, contrairement à Thrasymaque et Calliclès). Sans cela, le dialogue philosophique perd ce qu'il a de fondamental, et qui consiste à débarrasser l'autre de ce qui l'encombre, de ses contradictions. On ne doit pas séparer l'aboutissement d'une recherche et l'activité intellectuelle qui y conduit. Il ne faut pas séparer le vrai des chemins qui y conduisent. Le dogmatique tue la vie de l'esprit. Philosopher, c'est, pour chacun, accomplir ce chemin intérieur que personne ne peut effectuer à sa place.

Mais peut-on dire que, dans le dialogue socratique, l'interlocuteur soit réellement écouté ? Que Socrate soit attentif, c'est incontestable. Le discours, le questionnement philosophique doit être capable de s'adapter, sinon à chaque interlocuteur, du moins à chaque type d'interlocuteur. Encore une fois, il ne suffit pas de dire le vrai pour persuader, il convient donc d'adapter le discours aux différents types d'âme (empiriquement constatables chez les hommes). Il faut faire en sorte que l'autre s'exprime, c'est aussi une nécessité dialectique incontournable. Tout simplement, c'est l'idée qu'il y a quelque chose de positif à écouter l'autre, avec cet enjeu moral du respect.

Le dialogue est une étape nécessaire pour récuser les opinions, l'opinion de chaque interlocuteur. Il s'agit donc de délivrer l'autre, de le faire accoucher de ses contradictions (μαιευτική). C'est en laissant l'opinion s'exprimer qu'il est possible de la mettre en pièce. Mais dans chaque opinion, quelque chose de la réalité se dit, Socrate le sait. Quoi qu'il en soit, l'opinion est le premier obstacle à franchir dans l'exigence du vrai et dans l'enseignement de la philosophie. Or le dialogue est la meilleure façon de détacher petit à petit chaque opinion à laquelle un interlocuteur adhère.

Car on parle bien d'une adhésion. L'opinion fonctionne en effet subjectivement comme vérité. Il y a, entre l'homme et ses opinions, une connivence intime qui ne s'exprime que par le terme d'adhérence, d'adhésion. Tout le travail préalable du dialecticien consiste à aider l'autre à se détacher de ses contradictions. Selon Platon, peu d'hommes peuvent parvenir, seuls, à s'en débarrasser. (Tandis que pour Descartes, l'esprit qui se débarrasse de ses préjugés, moyennant le doute, c'est l'esprit qui se retrouve lui-même ; il insiste en effet sur l'influence des préjugés dans l'enfance, donc dans la confusion intellectuelle). L'adhérence, telle que Platon l'analyse, est caractérisée par 3 choses :
- le désir (les opinions sont l'expression de nos désirs)
- nos intérêts
- la pression du groupe, de la foule (pour Platon, la sophistique est l'art de caresser la foule dans le bon sens du poil. La foule est une bête monstrueuse de force, avec laquelle la sophistique entretient une complicité)
Parvenir à détacher l'interlocuteur des opinions auxquelles il adhère, cela n'est pas possible sans qu'en lui se passe quelque chose. Or lui seul peut effectuer cette espèce de conversion intérieure, et non le dialecticien. Mais, de son côté, le dialecticien doit l'y aider. Le mieux, pour y parvenir, ce n'est pas de contredire l'autre, de pratiquer l'antilogie, mais de laisser, dans le mouvement même du dialogue, s'exprimer les contradictions de l'autre pour qu'il parvienne à s'en déprendre (cf. Victor Goldschmidt, Les dialogues de Platon. Structure et méthode dialectique).

Étudions un exemple, à partir du Premier Alcibiade.

2. Le flottement d'Alcibiade (116e-118a)

Gardons d'abord à l'esprit que la pratique dialectique est ce qui doit faire surgir, en l'autre, ses contradictions.

Le contexte : Alcibiade a l'ambition de jouer un rôle politique important. Il se sait bien né et doué. Socrate va lui démontrer qu'il a besoin de la philosophie. Il va parvenir à lui faire admettre que pour devenir un dirigeant politique digne de ce nom, il ne suffit pas d'être approuvé par l'opinion. Ce qui est requis, en politique, c'est de s'y connaître en matière de justice et d'injustice, et Socrate fait bien vite constater à Alcibiade qu'il n'y connaît rien. Mais, selon Alcibiade, quand l'homme politique essaie de déterminer ce qui est bon pour la cité, ce n'est pas au sens moral, mais au sens où ce qui est bon est utile. Il distingue donc justice et utilité. Cependant, Socrate va lui démontrer que la véritable utilité est la justice. Il va conduire Alcibiade, au terme d'un questionnement serré, à confesser que la véritable utilité est la justice. Pourtant, Alcibiade reste encore convaincu que la justice et l'utilité diffèrent. Il a donc l'impression d'un flottement.

Le flottement est souvent le premier résultat de la pratique du dialogue tel que le conduit Socrate. Or ce flottement embarrasse Alcibiade, de deux points de vue :
- intellectuellement, il est inconfortable de penser à la fois une chose et son contraire
- il ne comprend pas la contradiction dans laquelle il se trouve
(C'est un peu le flottement auquel conduit le discours sophistique, mais au contraire du flottement provoqué par Socrate, il n'est pas fécond.)
Qu'est-ce qui est fécond, ici ? Ce flottement permet de faire la différence entre deux modalités de l'ignorance :
- lorsqu'en l'âme, il y a le savoir, il n'y a pas de flottement
- mais lorsqu'en l'âme, il y a une ignorance complète et consciente d'elle-même, il n'y a pas de flottement non plus

Il n'y a flottement que parce qu'il y a à la fois ignorance et ignorance (inconscience, méconnaissance) de cette ignorance. Cette espèce de crise qui se produit dans l'âme d'Alcibiade l'introduit, au fond, à cette découverte qu'il y a deux formes d'ignorance, celle qui se connaît elle-même et celle qui ne se connaît pas elle-même. Or, ce qui caractérise l'opinant, c'est de croire savoir alors qu'il ne sait pas.
Ce qu'il se passe, dans cette contradiction intérieure, chez Alcibiade, c'est une ouverture de l'esprit qui, reconnaissant son ignorance, va pouvoir se mettre en chemin vers le vrai, vers la connaissance. Il suffit d'une crise de ce type pour que les choses soient une bonne fois résolues. Mais à peine cette ignorance est-elle reconnue qu'une autre opinion surgit, opinion qu'il faudra soumettre, elle aussi, à un examen dialectique.

La conversation, le dialogue en tant qu'il exclut le simple affrontement dogmatique et le monologue, constitue le point de départ obligé du travail de l'intelligence. Mais il ne suffit pas d'user du dialogue, c'est la façon d'en user qui compte. Justement, le Socrate des dialogues socratiques de Platon est le modèle de cette façon de pratiquer la dialectique. Au contraire, la dialectique sophistique est principalement soucieuse de mettre l'autre en difficulté, de porter la contradiction pour l'emporter sur lui. Au yeux de Platon, c'est là un défaut dans lequel tombent souvent les jeunes. Il développe l'idée que si cet usage sauvage de la dialectique est souvent de leur fait, on ne saurait leur en tenir rigueur : les sophistes en portent seuls la responsabilité. La conséquence qu'il en tire, c'est qu'il faut attendre que l'on soit d'un âge plus mûr pour pratiquer la dialectique.

[On peut lire par ailleurs : L'ignorance du philosophe et de l'opinant face au savoir.]

3. L'éducation

Dans le Livre VII (537e - 539d) de la République, Platon aborde la question des dangers de la dialectique mal pratiquée (ou pratiquée trop tôt).

Le contexte : la situation de celui qui recourt à la dialectique est comparée à la situation d'un jeune homme découvrant que ses parents ne sont pas ses vrais parents. Le jeune homme fait l'expérience d'avoir cru et d'avoir été trompé. Or, nous sommes le lieu d'une double sollicitation :
- sollicitation parentale (Elle s'efforce de nous fournir une éducation morale. Les parents essaient de donner à leurs enfants des principes pour conserver les traditions du groupe. Cette formation est conformiste, mais elle a le mérite d'apprendre à l'enfant à pratiquer la vertu.)
- sollicitation des flatteurs (Ils affirment qu'il ne faut pas se laisser avoir par ses parents. La voie de la vertu qu'ils enseignent n'est pas la bonne. Invitation à une vie qui ne sacrifie rien à la vertu, mais tout au plaisir.)
Il y a donc, dès l'enfance, 2 sollicitations opposées : - la vertu ; - le jouir (le plaisir). Lorsque Socrate achève cette comparaison, son interlocuteur ne voit pas le rapport avec la dialectique.

Nous avons, sur la justice et l'honnêteté par exemple, des maximes qui, comme des parents, nous ont appris à respecter autrui et à pratiquer la vertu. Il y a des traditions morales, une formation à laquelle un groupe social soumet chacun de ses membres, et que nous avons progressivement apprises. Mais nous avons aussi des sollicitations qui nous disent que ce conformisme n'est pas la bonne voie. Si on invite quelqu'un de conformiste, ayant reçu une bonne éducation, à s'interroger sur cette éducation reçue, à en rendre compte, il ne parvient pas le plus souvent à dire pourquoi il faudrait une telle éducation. Dès lors, il peut se sentir trahi par ses "premiers parents". Apparaissent en lui la défiance, le doute, l'ignorance. Il est susceptible de se laisser séduire par la dialectique, sans la comprendre. Or, c'est précisément le mal de la dialectique que de pratiquer l'éristique (façon querelleuse de pratiquer l'entretien) ou l'antilogique (user du discours, de l'argumentation, pour s'amuser à contredire). Dans les deux cas, nous avons affaire à un verbalisme qui se fait passer pour la pensée elle-même, d'autant plus séduisante et dangereuse que nos habitudes sociales et morales sont incapables de rendre compte de l'éducation reçue.

Platon n'accepte pas une telle éducation, aussi correcte soit-elle, car il s'interroge sur ce qui fonde la règle morale. Certes, il préfère la valeur des traditions au nihilisme des sophistes. Mais, puisque les victimes de la "dialectique" (du mal dialectique) sont incitées à ne plus croire à grand chose, à ne plus respecter les règles morales, puisqu'il y a une insuffisance rationnelle dans l'éducation des parents et du groupe (dans les traditions), il faut combler cette insuffisance rationnelle - l'enjeu étant aussi d'apprendre aux Athéniens à faire la différence entre la dialectique (la philosophie) et la sophistique.

Le dialecticien ne réfute pas pour le plaisir. La réfutation n'a de valeur que si elle est 'conductrice'. Il ne faut pas détacher les êtres trop jeunes de leurs convictions morales, ni les laisser dans l'aporie. Or Socrate ouvre d'emblée à Alcibiade la voie morale à laquelle il faut s'attacher, lorsque ce dernier fait l'expérience du flottement ; tandis que les sophistes en restent au niveau destructeur de la réfutation. Une éducation suffisante doit ainsi impérativement précéder la pratique de la dialectique. La dialectique est ce qui achève l'éducation.

Dernière édition par Euterpe le Ven 22 Juil 2022 - 0:17, édité 1 fois
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