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descriptionLangage, politique et démocratie dans les sociétés modernes occidentales  EmptyRe: Langage, politique et démocratie dans les sociétés modernes occidentales

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Juste deux remarques.

Premièrement Marcuse n'est pas "le premier penseur de l'histoire, en tant que sociologue et philosophe américain à penser la domination du capital".
D'abord parce qu'il n'est pas "sociologue et philosophe américain" mais "philosophe et sociologue allemand ayant émigré aux Etats-Unis". En effet, Herbert Marcuse a fait toutes ses études en Allemagne et a même rédigé sa thèse de doctorat sur Hegel sous la direction d'un certain Martin Heidegger dont il était, à ses heures perdues, l'assistant (j'ai toujours été frappé par le parallélisme de destin entre Marcuse et Arendt : mêmes origines juives, mêmes "influences" heideggeriennes, même carrière aux USA). Et avant d'émigrer après la prise du pouvoir par le NSDAP en janvier 1933, il a quand même rejoint Adorno et Horkheimer à Francfort (la fameuse Ecole de Francfort) avec lesquels sa vision marxienne de l'historicité comme lutte des classes (Marcuse avait été, très tôt, un militant spartakiste) était plus en conformité qu'avec la conception heideggerienne de l'historialité comme temporalisation de l'Être.
Ensuite parce les premiers penseurs de l'histoire, en tant que sociologues à penser le rapport de domination du capital sont, bien entendu, Marx et Engels. En effet, si on admet d'une part que les idées de la classe dominante sont les idées dominantes, d'autre part que les idées sont du langage muet, alors on doit nécessairement conclure que le langage de la classe dominante est le langage dominant. Ce qu'en d'autres termes avait déjà souligné le premier penseur à avoir problématisé la domination tout court, notamment à travers le poids des mots, en l'occurrence, Socrate. On ne répètera jamais assez que la naissance de la philosophie répond, comme l'ont souligné Hegel et, beaucoup plus récemment François Châtelet, à un besoin d'analyser, sinon de supprimer, une domination qui revêt toujours, in fine, un aspect politique (cf. http://phiphilo.blogspot.com/2011/10/socrate-la-democratie-la-rhetorique-et.html).

Deuxièmement, Marcuse manifeste, à l'égard de son analyse du langage (essentiellement dans l'Homme Unidimensionnel) exactement le même problème et, partant, les mêmes limites que Marx et Freud dont il revendique l'héritage, et que Wittgenstein dont il se démarque violemment. A savoir : comment penser philosophiquement, c'est-à-dire de manière critique, un langage dont il dit lui-même qu'il "communique la décision, l'ordre, le diktat" (l'Homme Unidimensionnel, §4) ? Autrement dit, comment se déprendre, ne fût-ce que pendant le court instant que dure la réflexion philosophique, de l'emprise d'un langage qui constitue notre pensée de part en part et qui détermine notre comportement soit à travers la superstructure consciente comme reflet des exigences de l'infrastructure économique chez Marx et Engels, soit à travers le "moi" rationnel et conscient obéissant aux exigences normatives du "surmoi" et pulsionnelles du "ça" chez Freud et Lacan ? De fait, on trouve, dans l'analyse marcusienne du langage dans l'oeuvre déjà citée, des réminiscences manifestement heideggeriennes : d'une part le langage est toujours, peu ou prou, arraisonné par la technique et confisqué par le "On" de sorte que c'est l'analyse du bavardage concernant nos petits problèmes quotidiens qui a le plus de chance d'être philosophiquement intéressant, d'autre part il ne peut être procédé à l'analyse de ce langage que de manière méta-linguistique, en quelque sorte, et on reconnaît tout de suite la conception heideggerienne du langage comme "berger de l'Être", comme instance en dernier recours de la Métaphysique (c'est évidemment le point d'achoppement numéro un avec Wittgenstein).
Mais Wittgenstein, justement, est confronté au même problème : comment dégager, au fond de chacun de nos jeux de langage, la grammaire implicite et contraignante pour nos formes de vie, sinon à travers un nouveau jeu de langage, fût-il philosophique, lui-même doté d'une grammaire implicite tout aussi contraignante ? Wittgenstein, malgré les violentes attaques dont il fait l'objet de la part de Marcuse dans le §7 de l'Homme Unidimensionnel, a tenté de donner une solution à ce problème, solution empruntée à une distinction faite originairement par Leibniz : les règles de grammaire qui structurent tout jeu de langage et, partant, toute pensée et toute action, sont "inclinantes mais non nécessitantes" (pour dire comme Leibniz), ce sont "des raisons et non des causes" (pour parler comme Wittgenstein). Il y a donc, au fond de tout système de règles, même les plus contraignantes, un espace irréductible de liberté consistant à se demander non pas si je vais appliquer la règle, mais comment je vais l'appliquer (cf. aussi ce que disent Sartre et Arendt sur le fait d'être libre non pas contre les règles, non pas malgré les règles, mais grâce aux règles). D'où la possibilité de philosopher, c'est-à-dire de critiquer le langage et ses illusions sans, nécessairement, être soi-même victime des illusions que l'on dénonce.
Toutefois Wittgenstein n'a, comme le remarque justement Marcuse (op. cit.), jamais établi de corrélation entre les exigences, fussent-elles inclinantes sans être nécessitantes, des grammaires diverses et variées dans lesquelles baignent nos vies quotidiennes. L'enjeu politique, économique et, a fortiori, historique (le point de vue de Wittgenstein sur l'histoire est très proche de celui de Paul Valéry !), lui échappe complétement. Il me semble que le sociologue et philosophe Pierre Bourdieu est le premier et peut-être le seul à l'avoir fait de manière systématique. Je crois qu'on peut résumer toute son oeuvre, qu'elle se présentât comme philosophique ou comme sociologique, en disant qu'elle a été une tentative d'auto-analyse (comme l'indique le titre de son dernier ouvrage (Esquisse pour une Auto-Analyse, éd. Raisons d'agir), c'est-à-dire une tentative pour faire apparaître objectivement, non seulement à quel point une société inégalitaire comme la nôtre a besoin, pour se justifier et se perpétuer, des illusiones (Bourdieu forge le concept d'illusio, qui n'est pas tout à fait synonyme d'illusion) engendrées par le langage ("la dénégation repose sur le refoulement ou la censure de l'intérêt économique qui doit rester caché [...] ; ce travail collectif de dénégation est soutenu par un ensemble d'institutions dont la première et la plus puissante est le langage" - Raisons Pratiques, vi), mais aussi en quoi le sociologue qui dénonce cet état de fait est lui-même nécessairement "embarqué", comme dirait Pascal", et doit donc, à peine de forfaiture, toujours auto-analyser sa propre position, son propre habitus, qui n'est jamais le point de vue de Sirius mais toujours un élément non-neutre du système dont il dénonce le fonctionnement, au point que "nombre de ceux qui se définissent comme économistes ou sociologues ne sont que des ingénieurs sociaux qui ont pour fonction de fournir à la classe dominante la connaissance pratique ou demi-savante dont ils ont besoin pour rationaliser leur domination, instaurant une violence symbolique par laquelle les dominés contribuent à leur domination" (Questions de Sociologie, prologue).

Il ne nous appartient pas, dans le cadre de cette réponse déjà trop longue, de déterminer dans quelle mesure Bourdieu a réussi ou échoué
dans cette entreprise. En tout cas, si
NOU-JE a écrit:
Il s'agit d'évoquer la question de la démocratie et de ses possibilités au prisme du langage en partant du principe que ce dernier obéit à des transformations d'ordres social, historique, politique, suivant différents niveaux et classes sociales dans la société et qui répondent à des besoins du même ordre.
il me semble que la référence à Pierre Bourdieu ne manque pas non plus de pertinence.

descriptionLangage, politique et démocratie dans les sociétés modernes occidentales  EmptyRe: Langage, politique et démocratie dans les sociétés modernes occidentales

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Par rapport à la philosophie du langage de Marx et Engels telle qu'elle s'exprime dans l'Idéologie Allemande (philosophie fort simple : l'esprit, c'est de la matière donc les idées, c'est du langage ; les idées des dominants sont les idées dominantes donc le langage des dominants, c'est le langage dominant ; le langage est toujours conservateur et jamais révolutionnaire ; pour qu'il y ait révolution, il faut une classe révolutionnaire ; c'est la classe révolutionnaire qui peut donner naissance à un langage révolutionnaire et non l'inverse ; et encore le fait-elle avec des structures linguistiques héritées du passé), l'originalité de Marcuse réside dans la notion de bi-dimensionnalité du langage :
La société exprime ses exigences directement dans le matériel linguistique, mais cela ne se fait pas sans opposition : la langue populaire s'attaque avec un humour provoquant et plein de dépit au discours officiel et semi-officiel. [...] C'est comme si l'homme de la rue (ou son porte-parole anonyme) affirmait son humanité dans son langage en l'opposant aux pouvoirs existants (Marcuse, l'Homme Unidimensionnel, §4)
Donc, la bi-dimensionnalité du langage, pour Marcuse, peut se définir comme l'existence actuelle d'une langue populaire subversive à côté et contre la langue officielle, celle de la rentabilité, celle du rendement.

Or, pour Marcuse qui, comme nous l'avons dit, est freudo-marxiste, le rendement correspond à ce que Freud appelle "principe de réalité" :
le principe de réalité, c'est le principe de rendement d'une société orientée vers le gain et la concurrence dans un processus de croissance constante (Marcuse, Eros et Civilisation, §2)
Et l'on se souvient que, chez Freud, le "principe de réalité" s'oppose au "principe de plaisir" :
le "moi", une fois éduqué, devient raisonnable, il ne se laisse pas dominer par le principe de plaisir mais se conforme au principe de réalité qui, au fond, a toujours pour but le plaisir, mais un plaisir différé, atténué, conforme aux exigence sociales (Freud, Introduction à la Psychanalyse)
Bref, l'existence de cette bi-dimensionnalité du langage correspond, chez Marcuse à la bi-polarité psychique (réalité/plaisir) chez Freud. Or, on a, déjà chez Freud toute une théorisation de la résistance du principe de plaisir au principe de réalité, et notamment sous la forme du "mot d'esprit" (der Witz), de l'humour :
L'humour peut être considéré comme la manifestation la plus élevée des réactions de défense contre le risque de déplaisir, et ce, dans la mesure où l'humour dédaigne de soustraire à l'attention consciente, donc dédaigne de refouler, le contenu de la représentation lié à la représentation pénible (Freud, le Mot d'Esprit dans ses Rapports avec l'Inconscient)
Nous avons donc, d'une part le langage officiel, le langage sérieux, c'est le langage du principe de réalité, mais d'autre part aussi, dans la mesure où le principe de réalité (ou de rendement) implique des efforts par définition pénibles, le langage populaire, l'argot, l'humour, qui est celui du principe de plaisir résistant encore et toujours au principe de réalité. Bref, pour Marcuse, l'humour représente clairement le pôle subversif du langage.

Alors, qu'aurait pensé Herbert Marcuse (qui est mort en 1979) de l'effectivité de cette subversivité de l'humour à l'égard du langage officiel, notamment dans la période que nous vivons et où tout, même l'humour, est, sous peine de poursuite judiciaire, récupéré par les pouvoirs officiels, notamment la publicité (qui se prétend toujours, "décalée", "au second degré", etc.) et, bien entendu, par la politique (l'humour qui ne correspond pas aux normes de la politically correctness est systématiquement banni des media ; cf. le sort de Didier Porte et de Stéphane Guillon sur France-Inter) ? Il est clair qu'il ne se faisait guère d'illusion sur ce point, tant il est vrai que, pour lui, l'Homme Unidimensionnel (the One-dimensional Man), c'est avant tout l'homme de la pensée unique, donc du langage uniformisé. Aujourd'hui, écrit-il (en 1964)
les communications de masse qui établissent la médiation entre le maître et l'esclave sont imprégnées par cette espèce de bien-être, par cette superstructure productive qui repose sur la base malheureuse de la société. Des agents de la publicité façonnent l'univers dans lequel s'exprime le comportement unidimensionnel. Son langage va dans le sens de l'identification et de l'unification, il établit la promotion systématique de la pensée positive, de l'action positive, enfin il s'attaque systématiquement aux notions critiques et transcendantes (Marcuse, l'Homme Unidimensionnel, §4)
Bref, l'uni-dimensionnalité du langage moderne, c'est le symptôme de l'uni-dimensionnalité de l'homme moderne, tout entier tourné vers le rendement, et qui peut se résumer par un slogan que les communicants de tout poil connaissent bien et nous rabâchent ad nauseam : "il faut positiver" ! Autrement dit, rien ne doit nous détourner des efforts individuels et collectifs au service du dieu Croissance ! Ça ne vous rappelle rien ?
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