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Les Yoga-Sûtra de Patañjali, philosophie ou sagesse ?

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Les Yoga-Sûtra de Patañjali sont un ensemble de 195 (ou 196) aphorismes rédigés probablement au IV° siècle avant notre ère et qui servent aujourd'hui de référence incontournable pour l'enseignement du yoga. Mais quel est le statut de ce texte ? Plusieurs catégories semblent en mesure de se disputer l’honneur de les compter dans leurs rangs. Commençons par éliminer les « candidats » les moins sérieux, les moins crédibles. De toute évidence, les Yoga-Sûtra ne sont pas un traité scientifique, en tout cas pas au sens moderne, post-kantien de ce terme. En effet, bien qu’il propose une méthode progressive pour remédier à l’agitation mentale (vritti) et aux souffrances (duhkha) qui lui font suite, le texte ne satisfait aux réquisits ni de rigueur formelle (mathématisée) de sa formulation a priori, ni d’expérimentabilité objective de ses résultats a posteriori. Même s’il est fait référence, notamment dans leur deuxième partie, à un certain nombre de devoirs (yama, niyama), il est manifeste que les Sûtra ne sont pas non plus un traité de droit ou de morale : ce texte est descriptif plus que prescriptif dans le sens où les conseils qui y sont donnés sont censés déterminer un certain état de bien-être (samâdhi, kaivalya) qui n’est assimilable ni au bien de la morale ni au juste du droit. Pour autant, ce n’est pas non plus un traité d’éthique au sens d’Aristote ou de Spinoza dans la mesure où il affiche, d’entrée de jeu, l’ambition de limiter (nirodha) nos actions plutôt que de les cultiver selon un certain nombre de critères positifs. Mais ne serait-ce pas plutôt un texte sacré ? Certes, les Sûtra entendent donner une justification théorique à la pratique du yoga, lui-même une des six darshana ou doctrines astika reconnaissant l’autorité des Vedas puis des Upanishads, lesquels sont des textes sacrés pour l’hindouisme. Mais leur auteur (à supposer, d'ailleurs, qu’il n’y en eût qu’un seul) n’est pas considéré comme un prophète, un envoyé ou un saint. Aussi son texte ne relève-t-il pas d’une révélation inspirée, ce qui est le critère généralement admis pour attribuer le caractère sacré à un corpus. Est-ce alors de la littérature ? Comparés à la Bhagavad Gîta, autre texte fondateur pour les pratiquants du yoga, les Yoga-Sûtra de Patañjali n’ont aucun caractère épique ni même narratif du point de vue de la forme et n’ont aucun caractère fictionnel du point de vue du contenu. Le problème de savoir si ce ne serait pas un poème est déjà plus difficile à résoudre. Il n’existe, en effet, guère de définition satisfaisante du poème, ni formelle, puisqu’il existe des poèmes en vers et d’autres en prose, ni matérielle puisque n’importe quel contenu littéral peut être dit poétique. Toutefois, bien que rappelant tout à la fois l’aspect condensé et allusif et la progressivité méthodique et didactique du de Rerum Natura, de la Divine Comédie, du ainsi parlait Zarathoustra ou de la Légende des Siècles, le texte de Patañjali est beaucoup plus concis que ceux-ci, beaucoup moins emphatique (par exemple, dépourvu de toute formule d’interpellation vocative) et, surtout, beaucoup plus démonstratif que les œuvres sus-mentionnées, un peu à la manière du Tao Te King chinois. Donc, après tout, puisqu’on trouve des poèmes philosophiques (cf. Parménide, Cléanthe, Lucrèce, Dante, Nietzsche ou Hugo), pourquoi ne pas parler, plus directement et plus simplement, à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali, de philosophie ou de sagesse, ce que font spontanément la plupart des commentateurs modernes de ce texte ? Or, après avoir levé cette ambiguïté permanente qui, depuis Platon, grève la pensée occidentale et qui consiste à confondre abusivement la sagesse et la philosophie, nous verrons que l’enrôlement de Patañjali sous l’une ou l’autre de ces deux bannières est loin d’aller de soi.


(à suivre ...)

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On a beaucoup glosé sur l'étymologie (ho philos tès sophias) du terme "philosophe" qui désignerait celui qui aime (l'amoureux de ou l'ami de) la sagesse. Ce qui est loin d'être absurde, à quelques réserves près cependant. Premièrement, en grec, le terme sophia est polysémique puisqu'il désigne non seulement la sagesse, mais aussi la science, l'habileté et la ruse. Deuxièmement, la philosophie se construit, historiquement (cf. Socrate, la Démocratie, la Rhétorique et la Philosophie et Nietzsche, la Musique, le Théâtre et la Vie), en réaction, tout à la fois, contre le pouvoir politique des sophistes et contre le prestige culturel des tragédiens. D'abord, il faut se rappeler qu'en Grèce, les sophistes sont ceux qui s'auto-proclament sophoï, c'est-à-dire, jouant sur l'équivocité du terme, se prétendent tout à la fois sages, savants et habiles discoureurs. Le contexte socio-historique particulier de l'invention de la philosophie par Socrate et Platon est celui d'un système politique démocratique caractérisé, d'une part par la direction des affaires publiques décidée, dans ses grandes lignes, par un vote public à main levée sur l'Agora après débat contradictoire dans lequel se distinguent les plus habiles à discourir, d'autre part par un contexte social de violence permanente, notamment entre Cités qui n'ont de cesse de guerroyer les unes contre les autres. Et même si toutes les Cités grecques ne sont pas démocratiques au sens où l'est Athènes, il est patent que, comme le montrent les comédies d'Aristophane, lesquelles ont d'ailleurs souvent la guerre comme arrière-plan, le "débat" démocratique, toujours propice aux surenchères fantasmatiques au cours desquelles le contact avec le vrai et le réel est vite perdu, jette toujours de l'huile sur le feu. À ce propos, Clément Rosset remarque très opportunément que "c'est faire preuve de superficialité que d'opposer la violence au langage, à la raison au sens de se représenter l'homme comme écartelé entre la possibilité d'une communication pacifique fondée sur le discours et la tentation d'un rapport de violence fondé sur le non-discours. La vérité est, semble-t-il, exactement inverse : c'est précisément dans la mesure où l'homme est susceptible de discours qu'il est susceptible de violence"(Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, ii). De fait, il n'est guère de bagarre qui ne commence par des insultes et des provocations verbales, de guerre qui ne soit précédée de véhémentes déclarations belliqueuses et de furieux discours aux accents martiaux. Toute parole n'est, évidemment, pas violente. Mais toute violence humaine commence, presque invariablement, par et dans la parole. Raison pour laquelle la maîtrise des passions à travers la lutte contre les sophistes et, d'une manière plus générale, contre toute forme d'agitation et de désordre humain, qu'il soit social ou mental, passe nécessairement par une maîtrise du langage. Lorsque, en réaction à cela, Platon dit que "les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité"(Platon, République, V, 475e), il veut dire deux choses : d'abord que, contrairement au sophiste, le philosophe ne possède pas la vérité mais la cherche, et lorsqu'il la trouve, il est fasciné par elle au point de la contempler comme à un spectacle ; ensuite que, contrairement au sophiste qui proclame que l'homme est la mesure de toute chose, la vérité, de même que le bonheur et, en général, le bien, n'est pas relatif à un homme, fût-il habile ou même "sage", ni même à l'homme en général mais est, désormais, tout au contraire, une entité réputée éternelle et immuable soustraite aux vicissitudes humaines. Voilà pourquoi, selon lui, "il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption"(Platon, République, VI, 485b). Et comme le modèle indépassable de l'essentielle immuabilité réside, en Grèce, dans l'univers idéel et idéal des entités mathématiques, c'est à la manière de la connaissance mathématique qu'il va, désormais, falloir envisager la connaissance parfaite, que celle-ci ait une finalité théorique ou une finalité pratique. Dès lors, d'une part, "tant que les philosophes ne seront pas rois dans les Cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes, […] il n’y aura de cesse aux maux de la Cité"(Platon, République, V, 474a) et, d'autre part, "que nul n'entre ici [c'est-à-dire en philosophie] s'il n'est géomètre [μηδεὶς ἀγεωμέτρητος εἰσίτω]"(Platon, République, VII, 526c). Contrairement à ce que nous avons coutume d’entendre, le programme platonicien, loin d’être utopique et de s’être perdu dans les limbes d’un doux idéalisme intellectuel, à défaut d’avoir atteint ses objectifs initiaux de purification du langage public, constitue, en occident et depuis plus de deux millénaires, le modèle par excellence de la justification du pouvoir en général. Par exemple, il faut et il suffit de relire la citation de Platon en remplaçant le mot « philosophe » (dont l’acception s’est quelque peu modifiée depuis vingt-cinq siècles) par le terme « expert » pour exprimer le paradigme de ce qu’on appelle aujourd’hui « la bonne gouvernance ». 

Toujours est-il que, si l'horizon final du philosophe est, certes, le bien-être de l'homme, celui-ci va désormais être visé à travers la connaissance vraie de ce qu'est le bien réel (cf. pour bien agir, doit-on savoir ce qu’est le Bien ?) réputé aussi immuable qu'une entité mathématique, et, en ce sens, rigoureusement distingué de ce que l'opinion vulgaire croit être le bien, encouragée en cela par la flatterie sophistique qui, nous dit Platon, l'assimile au simple plaisir. Comme Rousseau l'a parfaitement compris, "l’origine des langues n’est point due aux premiers besoins des hommes […]. D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, les passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, ii). Donc, s'il existe une corrélation étroite entre le langage et les passions, notamment les passions violentes ou destructrices excitées, sinon créées par une rhétorique qui "n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et c'est en agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au piège la bêtise, qu'elle l'égare au point de faire croire qu'elle est plus précieuse que tout"(Platon, Gorgias, 464d), un moyen radical de régler le problème consiste, en effet, à refonder l'usage public du langage. En entreprenant une croisade contre l'opinion (doxa) et contre les faiseurs d'opinion (on dirait aujourd'hui "les fake news"), le philosophe se veut donc, à cet égard, résolument révolutionnaire. Sauf qu'une telle entreprise révolutionnaire ressemble à s'y méprendre à n'importe quelle révolution avortée : hégémonie de la classe révolutionnaire et relégation du plus grand nombre dans un statut subalterne. De fait, de Platon à Frege et Russell en passant par Leibniz et Zamenhof (inventeur de l’espéranto), toutes les tentatives de promouvoir explicitement un langage idéal sémantiquement et syntaxiquement purifié des imperfections du langage naturel ont, de l’aveu même de leurs promoteurs, lamentablement échoué. La raison en est probablement que, comme le dira Wittgenstein, LE langage stricto sensu n’existe pas : il n’y a que des jeux de langage multiples, variés, souples et muables irréductibles les uns aux autres. De même que, pour filer la métaphore historico-sociale, LA société n’existe pas, il n’y a que des classes sociales hétérogènes. Concrètement, la philosophie instaure, dès son origine, une double circulation lexicale et sémantique : celle relative à l'opinion et à ses passions, celle procédant de la science et de la raison. Quand on parle de "philosophie", encore une fois, il faut entendre cette expression dans le sens large qui était le sien à son origine historique incluant, en fait, tout domaine d’expertise lexicale sous couvert d’expertise ontologique. Cf. par exemple ce que Bachelard dit de la science moderne en la distinguant de l’opinion : "la science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement"(Bachelard, la Formation de l’Esprit Scientifique, i). Platon n'aurait pas mieux dit. En fait comme en droit, la philosophie a longtemps été confondue avec la science. L'opus magnum d'Isaac Newton, publié en 1726, ne s'intitule-t-il pas Principia Mathematica Philosophiae Naturalis ("les principes mathémathiques de la philosophie naturelle") ? Ce n’est qu’à partir de Kant et des Lumières (fin du XVIII°) qu’on commence à séparer ces deux domaines. En tout cas, comme le souligne Clément Rosset : "l'éclat du vrai suppose, d'une part un monde d'originaux, de l'autre un monde de copies qui redoublent plus ou moins adroitement les originaux : il y a éclat du vrai quand se profile l'original au travers de ses copies, philosophie du Double, philosophie métaphysique qui tient le "réel" quotidien pour une duplication dont seule la vision de l'Original pourrait lui livrer le sens et la clé"(Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, iii, 2). Il semblerait d'ailleurs que le révisionnisme platonicien ait trouvé dans la "société du spectacle", le parfait accomplissement de son programme dans la mesure où "toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation"(Debord, la Société du Spectacle, §1). Notons que cette « société du spectacle » n’est rien d’autre qu’une manifestation concrète de l'allégorie dite "de la caverne" qui forme le cœur du livre VII de la République de … Platon. Bref, la "révolution" philosophique consiste, en somme, à redoubler LE réel d'un corpus d'énoncés supposés être au-dessus de tout soupçon à propos DU réel, et ce, sur la base d'une théorie sur ce que doit être LA connaissance.


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Mais le relativisme sophistique en matière de connaissance n’est pas la seule cible de la philosophie naissante. Il y a aussi le fatalisme tragique en matière de comportement. Socrate et Platon sont les contemporains d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide dont la popularité des représentations tragiques est considérable. D’abord, comme le souligne Aristote, « l’affaire du poète, ce n’est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité » (Aristote, Poétique, 1451a). Ensuite, la tragédie, en tant qu’elle est « la révélation du caractère insurmontable de l’échec qui s’est soudain imposé à nous : nous nous révélons […] incapables de trouver une solution, de vaincre l’obstacle qui s’est dressé devant nous […], nous prenons conscience du caractère irrémédiable de cet échec […]. Voici que nous découvrons tout à coup qu’il n’y a pas d’autre voie possible » (Rosset, la Philosophie Tragique, I, ii). Telle est l’idée fondamentale de la pensée tragique : nous sommes le jouet du destin (en grec, il existe deux mots, apparemment opposés, pour exprimer cette notion : ἀνάγκη, anankè, « nécessité » et τύχη, tukhè, » hasard » mais, comme le montre Clément Rosset, la nécessité n’est rien d’autre que la nécessité du hasard et le hasard que le hasard de la nécessité). Rien d’étonnant alors à ce que « la négation de cette idée [tragique] est la définition même de toutes les idées morales » (Rosset, la Philosophie Tragique, I, i). Donc, la tragédie, en tant qu’elle est une représentation non pas du réel mais d’une fiction, est doublement fautive : non seulement en termes de complaisance à l’égard du muthos (mythe, légende) et donc de renoncement à la vérité du logos (raison, démonstration), mais aussi et surtout en termes de renoncement au souci de devoir agir avec droiture. Comme toutes les formes de spiritualités (c'est-à-dire toutes les formes de doctrines partant du principe que l’homme est corps et esprit, lesquelles considèrent que s’il existe un problème spécifiquement humain à résoudre, c’est sur l’esprit qu’il faudra primordialement s’appuyer pour y parvenir. Cf. Corps et Âme, ainsi que Nécessité du Dualisme Corps-Esprit), la philosophie commence dans le constat que l’humanité a un grave problème à résoudre. Et comme elles, elle propose une solution. Quel est ce problème ? Les hommes ne font pas toujours ce qu’il faudrait faire pour vivre le mieux possible. À cet égard, on comprend que l’exemple du fatalisme donné par le spectacle tragique est catastrophique aux yeux du Philosophe qui entend réformer la société en commençant par réformer les représentations que les hommes se font de leur réalité quotidienne, à commencer par les représentations langagières. Quelle est alors la solution proposée par la philosophie ? L’éthique ou, à défaut, la morale (sans entrer ici dans les détails, on peut considérer, grosso modo, la morale comme une éthique simplifiée qui assimile le bien-vivre au bien et le mal-vivre au mal. Cf. Spinoza : Morale ou Éthique ?). En effet, dans le cadre d’une éthique, comme Aristote a été le premier à en tracer les contours, « le trait distinctif de l’homme excellent [est d’] être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui, pour lui, peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu et à son bonheur » (Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140b). Pour le Philosophe, il s’agit donc de viser l’excellence, la vertu. Or, pour la viser, il faut savoir comment cette vertu s’insère dans LE réel, et, pour le savoir sans risque d’erreur, il est préférable de raisonner. Certes, il convient de distinguer la connaissance théorique (noûs théorétikos) de la connaissance pratique (noûs praktikos), laquelle « n’a rien de stable [puisque] c’est aux agents eux-mêmes qu’il appartient de tenir compte de l’opportunité [tôn kaïron], comme c’est aussi le cas pour l’art médical et pour celui de la navigation » (Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1104a). Mais le recours aux paradigmes de la médecine ou de la navigation est significatif : dans les deux, cas, il s’agit bien, pour le praticien comme pour le théoricien, de savoir où il va. Plus précisément, nous dit Aristote, « nous ne délibérons pas tellement sur le but que nous nous proposons, c’est plutôt sur les moyens qui doivent nous y conduire […]. La fin qu’on poursuit étant l’objet de l’intention, les moyens qui mènent à cette fin peuvent être soumis à notre délibération et à notre décision » (Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 1112b-1113b). Et si notre délibération rationnelle doit porter sur les moyens d’atteindre le but et non pas sur le but lui-même, c’est que celui-ci, en général, est évident par lui-même. Typiquement, dans le cadre pratique de l’action, le but « qui est le meilleur et le plus parfait, c’est ce que nous appelons le bonheur [eudaïmonia] » (Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1099b). Bref, depuis l’origine de la philosophie, une éthique consiste à suivre un chemin, une voie, certes, mais une voie vers le bonheur conçu comme fin évidente. C’est en ce sens que l’éthique suppose, comme le souligne Aristote, une recherche parfaite des moyens à travers une démarche rationnelle de notre part. De sorte qu’il en va exactement de même, d’une part pour « l’excellence pratique [phronèsis] qui consiste à être capable de vouloir comme il convient ce qui peut être bon et utile [et d’autre part pour] l’excellence théorique [sophia] qui consiste à rechercher la vérité dans ce qui est universel et nécessaire » (Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). Sur ce point, Aristote est en accord parfait avec Platon, l’inventeur de la philosophie. Pour Platon, en effet, « l’idée du bien est l’objet de connaissance le plus sublime, que la justice et les autres vertus qui réalisent cette idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages. [Car] ce que le bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par rapport à la vue et à ses objets. [Or] il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité. [Dès lors], ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité […] c’est l’idée du bien » (Platon, République, VI, 505a-509a). Autrement dit, l’idée du bien est la valeur cardinale à connaître et à viser puisque c’est elle qui, analogiquement, répand sur tous les objets intelligibles la lumière de la vérité. Bref, à l’origine de la philosophie, le bonheur pratique est conçu, à l’instar de la vérité théorique, comme une émanation du bien dont l’idée est l’entité éminentissime, donc « l’objet de connaissance le plus sublime » . Savoir quoi faire pour être heureux, c’est donc, avant tout, viser la vérité sur une idée, et le fait qu’il s’agisse, dans le cadre d’une éthique, d’une idée pratique, cela n’introduit guère, finalement, de différence significative avec le fait de viser une idée théorique dans le cadre d’une science. Dans les deux cas, il convient, en effet, d’agir en se donnant les moyens d’atteindre un but évident par lui-même car fixé de toute éternité (le bien, le juste, la vertu, la perfection, le bonheur, etc.) après s’être donné les moyens de prendre connaissance de ce but. À la base de la philosophie, il y a donc un volontarisme tant théorique que pratique qui vise à mettre sinon les hommes en général, du moins les meilleurs d’entre eux (Clément Rosset fait ironiquement remarquer que « la grande tromperie consiste à essayer de se persuader que les domaines de la liberté et de la volonté, qui coïncident quelquefois, sont l’expression d’une même liberté humaine fondamentale ; et c’est cette duperie qui nous vaut l’idée extravagante de mérite » -Rosset, la Philosophie Tragique, I, ii-), au service du vrai et du bien.


Ainsi que nous y convie le philosophe et sinologue François Jullien, pour comprendre en quoi la philosophie (occidentale) diffère de la sagesse (orientale), faisons un détour par l’antiquité chinoise. À peu près à l’époque où naît la philosophie en Grèce, mais dans un contexte socio-historique bien différent, le penseur chinois Confucius (en chinois Kǒng Fū Zǐ, cinquième siècle avant notre ère) constate, lui aussi que « chercher à plaire aux hommes par des discours étudiés et un extérieur composé est rarement signe de plénitude humaine » (Confucius, Entretiens (S.C.), I, 3), autrement dit, que la flatterie sophistique au sens grec du terme est un fléau politique et social. Pour lui aussi, donc, « si les noms ne sont pas ajustés, le langage n’est pas adéquat […], les choses ne peuvent être menées à bien. Si les choses ne peuvent être menées à bien, les bienséances et l’harmonie ne s’épanouissent guère. Les bienséances et l’harmonie ne s’épanouissant guère, les supplices et les autres châtiments ne sont pas justes. Les supplices et les autres châtiments n’étant plus justes, le peuple ne sait plus sur quel pied danser » (Confucius, Entretiens (S.C.), XIII, 3). Pour Platon, comme pour Confucius, il y a, à la base de la réflexion, un même enjeu politique. Aussi, « si Confucius avait été chargé du gouvernement, il aurait commencé par corriger les appellations […]. Les principes célestes auraient été observés, les appellations correctes, le langage adéquat, et les affaires menées à bien » (-id.-). Seulement, bien que Platon et Confucius fussent tous deux des réformateurs politiques, on voit tout de suite que le procédé réformateur n’est pas du tout le même. Parler à tort et à travers fait du mal, certes, mais conjurer ce mal ne consiste pas, pour Confucius, à faire un grand détour par la connaissance de ce qu’est LE soi-disant bien réel dont le parler-juste ne serait qu’un cas particulier. Il s’agit, bien plus urgemment, d’éviter que « les bienséances et l’harmonie » ne soient mises à mal parce qu’alors « le peuple ne sait plus sur quel pied danser » : ses expériences et ses informations sont incohérentes, ses désirs et ses actes sont chaotiques. Par exemple, « K’ouai kouei, héritier présomptif de Ling, prince de Wei, honteux de la conduite déréglée et licencieuse de sa mère Nan tzeu, voulut la tuer. N’ayant pas réussi, il s’enfuit. Le prince Ling voulut nommer Ing son héritier. Ing refusa. À la mort du prince Ling, sa femme Nan tzeu nomma Ing héritier de la principauté. Ing refusa de nouveau. Elle donna la principauté à Tche, fils de K’ouai kouei, afin d’opposer le fils au père. Ainsi, K’ouai kouei, en voulant tuer sa mère, avait encouru la disgrâce de son père ; et Tche, en prenant l’autorité princière, faisait opposition à son père K’ouai kouei. Tous deux étaient comme des hommes qui n’auraient pas eu de père. Évidemment, ils étaient indignes de régner » (-id.-). Et d’en conclure que « si Confucius avait été chargé du gouvernement, […] il aurait fait connaître au chef de l’empire l’origine et tous les détails de cette affaire ; il l’aurait prié d’ordonner à tous les seigneurs de la contrée de reconnaître Ing pour héritier de la principauté » (-id.-). Comparons avec Platon pour qui « la plupart des arts ne s’occupent que des opinions des hommes et de leurs goûts, de production et de fabrication, ou se bornent même à l’entretien des produits naturels et fabriqués. Quant aux autres, tels que la géométrie et les sciences qui l’accompagnent, nous avons dit qu’ils ont quelque relation avec l’être ; mais la connaissance qu’ils en ont ressemble à un songe, et il leur sera impossible de le voir de cette vue nette et sûre qui distingue la veille, tant qu’ils resteront dans le cercle des données matérielles sur lesquelles ils travaillent, faute de pouvoir en rendre raison. En effet, quand les principes sont pris on ne sait d’où, et quand les conclusions et les propositions intermédiaires ne portent que sur de pareils principes, le moyen qu’un tel tissu d’hypothèses fassent jamais une science ? […] Il n’y a donc que la méthode dialectique qui va droit au principe pour l’établir solidement » (Platon, République, VII, 533 b-d). On voit que les deux stratégies argumentatives sont clairement opposées : s’il s’agit bien, comme chez Platon de « préserver le peuple des informations et des désirs » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §3), ce qui demeure le plus frappant chez Confucius, c’est qu’il conclue sur la seule base d’un simple exemple significatif et donc suffisant car supposé pertinent pour l’interlocuteur singulier auquel s’adresse le Sage afin, non pas d’illustrer quelque idée générale, mais de rétablir la paix et l’harmonie dans l’esprit de son interlocuteur considéré comme un fragment pertinent de l’ordre social global. Tandis que, chez Platon, il s’agit de faire un grand détour par la refondation préalable des usages du langage en vertu de l’existence présupposée d’un absolu métaphysique (LA vérité, L’essence, L’être, etc.) non-immédiatement perceptible par le plus grand nombre (lequel n’a accès qu’à des « données matérielles », autrement dit des mirages, des « songes ») mais qui, à ce titre, n’est accessible qu’à quelques happy few (les Philosophes). Comme le dit François Jullien, « au lieu de tendre à une définition abstraite réussissant à subsumer la différence des cas, la parole de Confucius est évolutive. […] Il ne s’interroge pas sur une essence des choses parce qu’il n’envisage pas le réel en termes d' »être » opposé au devenir, mais de procès dont la nature est, précisément, d’être régulé » (Jullien, le Détour et l’Accès : Stratégies du Sens en Chine, en Grèce, x). Il ne s’agit donc pas de régler définitivement un problème mais de réguler, au cas par cas, les conséquences de ce problème. Donc la régulation dont il est question ici n’est pas la « juste mesure », le « juste milieu » (to métron) dont il est question au livre II de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote et en vertu de quoi « la juste moyenne obtient des éloges et le succès, double résultat propre à la vertu. La vertu est donc une sorte de moyenne, puisque le but qu’elle se propose est un équilibre entre deux extrêmes » (Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1107a). En effet, « le juste milieu aristotélicien concerne seulement la vertu éthique […] alors que le juste milieu chinois correspond à la logique de tout procès qui, pour être continu, doit être régulé » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, I, iii). « Tout procès », autrement dit, toute réalité, en tant qu’elle est fluente, évolutive, en devenir, n’est pas justiciable d’une solution unique et définitive mais exige, tout au contraire, la prise en compte de sa relativité contextuelle. C’est pourquoi, tout procès occupe par définition, pourrait-on dire, une position médiane, celle qui lui permet d’exister et de co-exister, dans l’espace comme dans le temps, avec tout autre procès, toute autre réalité. D’où la fréquence, notamment dans la sagesse taoïste, du recours à la métaphore de l’eau : « la suprême bonté est comme l’eau. […] Elle occupe les lieux bas dédaignés des humains, en cela elle est proche de la Voie » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (M.C.), §8). Plus que de justice au sens éthico-juridique, c’est plutôt de justesse intuitive (shàn en chinois) qu’il est question ici. Refondation contre régulation. Vérité contre harmonie. Essence contre processus. Justice contre justesse. Tels sont les termes (provisoires) de l’opposition entre philosophie et sagesse.


(à suivre ...)

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Mais la différence la plus flagrante entre le Sage et le Philosophe n'est pas encore énoncée : elle concerne la loquacité du penseur. Constatant que le bavardage débridé est une source importante, sinon la source principale, des maux de l'humanité, la sagesse commande d'appliquer un principe de parcimonie, voire de silence, sinon de complet mutisme. Nul mieux que Guillaume d'Ockham n'a su exprimer ce principe : "entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda [les entités ne doivent pas être multipliées au-delà du nécessaire]". Ce vœu de pauvreté en matière d'expression est foncièrement anti-philosophique dans la mesure où il englobe dans la même opprobre, le bavardage vulgaire et toute entreprise savante de création conceptuelle, fût-elle réformatrice, au motif que l'une comme l'autre s'évertuent à multiplier les entités bien au-delà du nécessaire, sous-entendu du nécessaire vital pour être compris et résoudre le problème qui justifie l'échange verbal ponctuel. L'un comme l'autre se figurent naïvement que tout nom (propre ou commun, peu importe) a pour fonction de désigner quelque réalité indépendante du nom lui-même, autrement dit, quelque "double" du nom. En ce sens, le Philosophe a raison de se méfier de l'inflation ontologique engendrée par les phantasiaï, les mirages que fait naître le bavardage. Le problème, c'est qu'il s'empresse de leur substituer les siens propres marqués, eux, du sceau de LA désignation vraie. À l'inverse, maîtriser les tendances naturellement inflationnistes du (de tout) langage humain, voilà plutôt le début de la sagesse. Clément Rosset fait remarquer fort opportunément qu' "il y a deux grandes possibilités de contact avec le réel : le contact rugueux qui bute sur les choses et n'en tire rien d'autre que le sentiment de leur présence silencieuse, et le contact lisse, poli, en miroir qui remplace la présence des choses par leur apparition en image" (Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, I, v). Le "contact lisse, poli, en miroir" est celui du Philosophe qui édulcore le réel avant d'en parler, le "contact rugueux qui bute sur les choses", celui du Sage qui se soucie moins de parler du réel que de corriger quelque incongruité inhérente au langage. Voilà pourquoi, rigoureusement parlant, "le Maître […] n'avait pas d'idée, pas de nécessité, pas de position, pas de moi" (Confucius, Entretiens (S.C.), IX, 4). Le maître, dit Confucius, ne possède ni ne recherche ce que la philosophie classique appellera "l'idée vraie". Et, ne s'auto-posant pas comme le contempteur de l'opinion au nom d'une soi-disant transcendance savante DU vrai, peu importe son propre statut, son propre moi. Il se borne à montrer, indiquer, corriger les dérives, réguler ponctuellement, rétablir l'équilibre provisoirement menacé ou détruit par quelque humaine inconséquence, notamment quelque malencontreux mésusage de la langue. En ce sens, même lorsqu'il exprime un jugement, qu'il donne son avis propre, "le statut du propos de sagesse est celui de la remarque […]. Une remarque n'a pas pour mission de dire la vérité […] ni, non plus, d'induire ou d'illustrer […]. Elle n'expose pas une idée. Mais elle souligne ce qui pourrait échapper. Elle attire l'attention de l'intéressé. […] Sa fonction n'est pas de définir (ou de construire) mais de pointer" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, iv). Bien entendu, il se peut que le disciple sollicite le maître, qu'il l'interroge dans le but d'être enseigné, dans l'espoir d'acquérir quelque connaissance qui lui fait défaut et dont il pense tirer profit pour vivre mieux. Oui mais "le connaître chinois est non pas tant de se faire une idée de que de se rendre disponible à […]. Son contraire, l'indisponibilité est le propre de la conscience thétique ou critique, soit qui pose, soit qui nie, elle se voit en grand entre les débattants de l'arène philosophique" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, II, iv). De sorte que, pour qui entend, non pas débattre âprement de ce qu'il convient de dire ou ne pas dire afin de, soi-disant, participer à L'être réel éternel et immuable qui nous sauvera du désastre, mais se rendre plutôt, ici et maintenant, disponible à un processus fluent perdu de vue sous l'effet de quelque détestable penchant, il faut commencer par faire, en soi-même, "le vide, le calme, la sérénité, le détachement, cette disposition disponible consiste à se déprendre de toute disposition particulière limitée et figée (celle du moi)" (-id-). Le "vide" qu'évoque la sagesse est clairement l'antithèse absolue du "plein" philosophique ("plein" de connaissance, "plein" de certitude, "plein" de bonheur, etc.). C'est pourquoi, lorsque le [i]dào[/i] proclame que "l'espace du Ciel et de la Terre [est un] vide inébranlable à l'usage inépuisable" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §5), ou un "flux continu si on en prend soin et en use avec parcimonie" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §6), il faut se garder de voir là un nihilisme ontologique relatif à la nature intime d'un néant essentialisé, non plus d'ailleurs qu'un nihilisme sémantique qui supposerait une thèse mystique sous-jacente. Car, justement, il n'y a pas, dans le propos de Lǎo Zǐ, de thèse, juste une simple remarque lexicale sur l'impossibilité radicale, pour nos termes catégorématiques (noms, verbes, adjectifs), de référer à des entités déterminées. Pour le taoïste, non seulement tous ces termes n'ont pas nécessairement de référent définitif (thèse de Wittgenstein), mais aucun n'en a jamais au motif que pour en avoir un, il faudrait stabiliser le réel donc nier son impermanence, sa fluence (thèse de Bergson). On pourrait dire que le nom n'est qu'un index provisoire qui pointe, provisoirement, vers un réel provisoire. C'est là le sens de l'adage selon lequel, pour le dào, tout ne serait qu'illusion, à commencer par l'expression même du dào : "le tao exprimable n'est pas le tao. Le nom énonçable n'est pas le nom" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §1). Il est clair que la fluence sémantique, voire syntaxique du langage, s'explique, au moins en partie, par la nature intrinsèque de la langue chinoise. C'est parce que, pour lui, LE sens (rappelons que le sens, Sinn, pour Wittgenstein est la capacité que possède un terme ou une proposition à désigner une réalité extérieure reconnaissable, un objet ou un fait, dont il ou elle est l'image, Bild) de ces termes est toujours illusoire que le Sage est disponible, ouvert au réel, bref, détaché, calme et serein : "rien n'accapare l'attention, n'obnubile par sa présence, toute ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme. Selon une belle expression chinoise inspirée du bouddhisme, la conscience, ici, ni ne s'attache ni ne quitte [bù jì bù lí]" (Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, xii), littéralement, elle garde ses distances sans mépris ni familiarité. Or si "rien n'accapare l'attention, n'obnubile par sa présence" , il n'y a, effectivement, plus aucune raison de s'évertuer à démontrer la vérité de quoi que ce soit.


On voit par là que le point de vue a-sémantique, sinon a-syntaxique, du Sage délivré de l'injonction philosophique de toujours être en mesure de rendre compte du sens de ses paroles est indissociable de la concision avec laquelle il les énonce. Le Philosophe est toujours plus ou moins grandiloquent. Grandiloquent quant à la valeur de la correction qu'il entend apporter à l'image vulgaire du monde qu'il prétend fausse, c'est-à-dire irréelle. En effet, "l'écart entre le réel et sa représentation aboutit à la valorisation grandiloquente de l'image au détriment de la réalité : cet écart qui définit, si l'on veut, l'espace de la paranoïa et du narcissisme, définit toujours, et pour les mêmes raisons, l'espace de la violence" (Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, ii). En effet, "le lien entre le langage et la violence apparaît très clairement dans l'écriture grandiloquente par excellence, l'écriture politique, réservoir d'outrances verbales aussi monotone qu'inépuisable" (Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, ii), "outrances verbales" qui, toujours, se revendiquent être la manifestation directe et sincère de LA réalité. Donc, grandiloquence, propension à la paranoïa et au narcissisme aussi quant à la portée, supposée universelle par le Philosophe, de sa correction apportée à la supposée partialité du vulgaire et à la réputée vulgarité du partiel. Au contraire "le propos confucéen ne cesse [...] d'évoluer ou, plus précisément, de varier : à sa brièveté, répondra sa variété, et celle-ci compensera celle-là" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, iv). Le Philosophe, pressé de convaincre son auditoire afin de le réduire au silence, aura tendance à abstraire afin de généraliser, donc de simplifier le réel. On remarquera, à cet égard, que le Philosophe est soumis exactement aux mêmes contraintes (démocratiques) que le Sophiste, lequel "n’est pas l’homme qui fait connaître aux tribunaux ou à toute autre assemblée ce qui est juste et ce qui est injuste [...] de toute façon il ne pourrait pas, dans le peu de temps qu’il a, informer pareille foule et l’amener à connaître des questions si fondamentales" (Platon, Gorgias, 455a). Tout au contraire, le Sage, convaincu que "l'abondance en nombre de mots est extrême pauvreté" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (M.C.), §5) s'adresse à un interlocuteur par courtes remarques, brèves sentences, aphorismes ponctuels. Aussi ne s'agit-il pas, pour le Sage, de représenter LE réel stable en l'analysant en objets ultimes de connaissance afin d'en faciliter la synthèse par un sujet ultime supposé stable lui aussi, mais justement de faire cesser le trouble qui naît de la scission d'un ou plusieurs individu(s) singulier(s) d'avec l'ordre cosmique (le Ciel des Chinois, tiān ) auquel il(s) est (sont) censé(s) appartenir, donc, de mettre un terme au dualisme percevant/perçu, autrement dit sujet/objet. Il s'agit donc, pour le Sage, d'évoquer le réel, d'en faire prendre conscience, de le faire réaliser (au sens de l'anglais to realize) et non de le faire connaître. Il y a donc forcément une dimension poétique dans le propos du Sage dans la mesure où "cette dimension du sens qui se dégage de la figuration poétique ne tend pas à prendre consistance en convergeant sur un plan idéel, mais se répand comme une atmosphère" (Jullien, le Détour et l'Accès : Stratégies du Sens en Chine, en Grèce, viii). À la limite même, "le Sage enseigne sans parler" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §2), c'est-à-dire uniquement par l'exemple qui montre (les romans de Hermann Hesse illustrent souvent avec finesse et délicatesse cette conception sage, non-philosophique, de la pédagogie, notamment, le Jeu des Perles de Verre, Siddharta ou le Voyage en Orient). Pour le Sage, donc, "l'enseignement intervient donc à titre de facteur bénéfique, favorisant l'essor et non à titre de message ou d'explication. Imbibition diffuse et discrète, procédant par osmose, comme d'un environnement propice [...]. Aucune place, par conséquent, n'est réservée, dans cette option pédagogique, à ce qui serait le travail de la dialectique, voire simplement à un effort rhétorique de persuasion" (Jullien, le Détour et l'Accès : Stratégies du Sens en Chine, en Grèce, xi). Parlant de Xún Zǐ , un autre Sage chinois du III° siècle avant notre ère, François Jullien résume les trois principes sur lesquels se fonde sa démarche intellectuelle : "le vide, permettant que ce qui a déjà été emmagasiné dans l'esprit ne fasse pas barrage aux impressions nouvelles ; l'unité ou la concentration permettant que l'esprit ne se laisse pas disperser par ce qui le sollicite en même temps de divers côtés ; le calme enfin permettant que l'esprit ne se laisse pas troubler par le mouvement continuel qui est le sien, qu'il rêve, qu'il se délasse ou reste actif" (Jullien, l'Invention de l'Idéal et le Destin de l'Europe, iii). Le vide de la représentation là où la philosophie incite surtout à en purifier et en rénover le contenu en l'enrichissant, l'unité de l'esprit là où la philosophie produit nécessairement ce que Freud appelle l'Ichspaltung ou "scission du moi" entre le moi de l'opinion et celui de la connaissance vraie, le moi de l'esprit et le moi du corps, le calme de la relation avec autrui là où la pratique de la philosophie nécessite, au contraire, le goût de la polémique. Finalement, "tandis que la philosophie se veut éristique, agonistique, la sagesse se déclare pacifique, se défendant de tout affrontement ; tandis que la philosophie est dialogique en réclamant l'approbation d'autrui, la sagesse est soliloquente […], enfin, tandis que la philosophie est exclusive, comme l'y oblige la vérité, la sagesse est compréhensive en englobant d'emblée (sans dialectiser) les points de vue opposés" (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, viii). D'un côté, vide, unité, paix d'un processus de régulation, d'adéquation, d'ajustement visant à faire réaliser à l'égaré(e) quelle est la Voie. De l'autre, dialogue, exclusion, éristique de l'essence révolutionnaire d'une justice destinée à convaincre les foules de LA vérité. Tels sont les termes (définitifs) de l'opposition entre philosophie et sagesse.
   
Alors maintenant, entre ces deux pôles antagonistes, respectivement, de la philosophie et de la sagesse, où va-t-on situer les Yoga-Sûtra de Patañjali ? La réponse est tout sauf évidente : à l'aune des critères que nous avons dégagés, on peut dire, en première approximation, qu'il y a tout à la fois de la philosophie et de la sagesse.

(à suivre ...)

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Le premier des 195 sûtra de Patañjali annonce d'emblée : "désormais commence la révélation du yoga" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O), i, 1). Puis, immédiatement après : "le yoga consiste à suspendre l’agitation psychique et mentale" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 2). De telles prémisses font, bien sûr, penser aux "exercices spirituels" préconisés par quelques penseurs antiques, notamment les épicuriens et les stoïciens . Pour Pierre Hadot "ces exercices [spirituels] correspondent à une transformation de la vision du monde et à une métamorphose de la personnalité. Le mot « spirituel » permet bien de faire entendre que ces exercices sont l'œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l'individu" (Hadot, Exercices Spirituels, in Annuaire de l'École Pratique des Hautes Études, tome 84, 1975-76). Or, le projet Patañjalien de "suspendre l’agitation psychique et mentale", est-il vraiment celui des exercitia spiritualia dont fait état Ignace de Loyola (fondateur de la Compagnie de Jésus au XVI° siècle) dans son ouvrage éponyme et qui consistent en "différents modes de préparer et de disposer l'âme à se défaire de toutes ses affections déréglées" (Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, 1° annotation), celui de l'empereur Marc-Aurèle qui se prescrit à soi-même d'"efface[r] cette représentation, arrête[r] cette agitation de marionnette" (Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, VII, 29), celui enfin du sociologue Georges Friedmann qui préconise de "s'efforcer de dépouiller [s]es propres passions, les vanités, le prurit de bruit autour de [son] nom (qui, de temps à autre, te démange comme un mal chronique)" (G. Friedmann, la Puissance et la Sagesse) ? Et, même dans l'affirmative, est-ce vraiment, comme le dit Pierre Hadot, dans une veine tout à fait hégélienne, parce que "grâce à eux, l'individu s'élève à la vie de l'Esprit objectif, c'est-à-dire se replace dans la perspective du Tout (« S'éterniser en se dépassant »)" (Hadot, Exercices Spirituels, in Annuaire de l'École Pratique des Hautes Études, tome 84, 1975-76) ? Dans deux précédents articles (Corps et Âme et Nécessité du Dualisme Corps-Esprit), nous indiquions que le problème auquel s'attaquent explicitement les Yoga-Sûtra de Patañjali (faire cesser l'agitation du mental -citta- réputée source de perturbations -vritti- de la vie humaine) suggère, à travers la pratique du yoga, une interruption, une cessation (nirodah) de ces vritti, autrement dit, des techniques d'abolition immédiate du problème plutôt qu'un détour par cette grandiose élévation "à la vie de l'Esprit objectif" caractéristique de l'esprit philosophique. De fait, les sûtra ii, 29 à iii, 3 confirment que le yoga est, avant tout, une discipline ou, plutôt, un ensemble de disciplines de renoncement. Le sûtra ii, 29 énumère avant de les détailler, les huit angâni, c'est-à-dire les huit aspects ou branches du yoga. Dans les deux premiers (yama et niyama), il est question de la retenue à observer à l'égard d'autrui (ne pas mentir, ne pas voler, ne pas agresser, etc.), puis vis-à-vis de soi-même (pureté, droiture, etc.) : il s'agit donc de renoncer à des comportements spontanés dont la banalité n'a d'égal que le souffrance potentielle qu'ils peuvent entraîner. Dans le troisième (âsana), on parle de l'assise, de la posture ferme et confortable qu'il convient de donner au corps en renonçant aux positions debout ou couchée que tout être humain adopte spontanément. Dans le quatrième (prânâyâma), nous voilà enjoints de renoncer à respirer spontanément en nous satisfaisant de seulement remplir d'air nos poumons mais, tout au contraire, mettre l'accent sur le souffle, sur l'expiration. Puis, dans les cinquième et sixième des angâni (pratyahârâ, dhâranâ), il nous est demandé de contenir la dispersion, l'errance, respectivement, de nos sens et de notre pensée afin d'aller vers la concentration, vers le recueillement, ce qui prépare le septième (dhyâna), celui qui nous engage à méditer, autrement dit à renoncer à penser et, par là, renoncer à multiplier anarchiquement les objets de désir. Alors nous parvenons au huitième et dernier aspect du yoga, à savoir samâdhi pour lequel il est encore question de renoncement "à la forme même de l'objet de conscience" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iii, 3). Dans le deuxième article cité, nous soulignions que, pour toutes les disciplines préconisées dans le cadre de la pratique du yoga, il convient que "l'assise [soit] stable et facile" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), ii, 46), dans la mesure où "quand tout va bien dans le corps, quand il n'y a rien à signaler, il n'envoie aucun signal et le relâchement s'installe […]. L'assise parfaite est celle de l'être sans effort, de l'être libéré de toute contrainte" (Bouchart d'Orval, in Patañjali, Yoga-Sûtra, ii, 46). Voulant dire par là que l'enjeu de l'assise (âsana) est, comme celui de la méditation (dhyâna) ou de la respiration (prânâyâma), non pas la quiétude résultant du renoncement définitif au mouvement, mais plutôt un équilibre obtenu sans effort et, partant, momentané et précaire, le temps que "les énergies fondamentales [gunas] retournent à leur état latent originel" (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 34). Ce qui n'est pas sans évoquer le "s'asseoir et oublier tout [zuò wàng]" du taoïsme ou le "s'asseoir paisiblement sans rien faire" du bouddhisme chán (zen). Tout cela autorise en tout cas l'indianiste Jean Varenne à définir le yoga comme "une technique de salut originale qui se propose de libérer l'âme de sa condition charnelle par l'exercice de disciplines psychiques et corporelles" (Jean Varenne, Encyclopædia Universalis, xviii, 1157b). Associer momentanément le corps et l'esprit dans des exercices destinés à assurer le salut, c'est-à-dire la santé individuelle, en commençant par s'efforcer de renoncer à des habitudes pathogènes, cela relève, à première vue, plus de l'hygiène ou de la médecine que des canons intellectualistes de la philosophie occidentale. Et, en effet, en préconisant d'adopter une sorte de principe de moindre action, le yoga se rapproche du [i]dào[/i] dans le cadre duquel "le Sage travaille à non-agir [wú wéi]" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §2) là où le Philosophe préconise, tout au contraire, de se démener à agir rationnellement, c'est-à-dire à faire un détour par la prise de conscience (connaissance) d'un certain nombre de maximes destinées à optimiser l'entreprise de maîtrise de la souffrance. De ce point de vue, donc, les Yoga-Sûtra de Patañjali relèvent donc bien de la spiritualité propre à la sagesse et non de l'éthique caractéristique de la philosophie. Cela dit, qu'en est-il plus précisément à l'aune de ces trois critères de sagesse que nous avons dégagés plus haut, à savoir, les notions taoïstes de vide, d'unité et de paix ?


 
Commençons donc par le problème du vide. Disons d'emblée que pour Platon, comme pour Descartes et, d'une manière générale, pour quasiment toute la tradition philosophique , le vide n'est pas une notion philosophique pertinente. Et, si tel est le cas, c'est parce que, d'une manière générale, "vide" égale "néant" et "néant" égale "zéro" (le cardinal de l'ensemble vide). Par où l'on voit à quel point le paradigme de la connaissance mathématique adopté, dès son origine, par la philosophie, peut être réducteur : en effet, de même qu'en additionnant des zéros, la somme sera toujours nulle, de même, du vide, donc du néant, ne peut et ne pourra jamais rien émerger du tout. Pour la métaphysique, il n'est pas de production possible ex nihilo. De là, l'idée qu'il y a toujours plus dans la cause que dans l'effet, de sorte qu'une cause première (Dieu ou une variante) absolue est nécessairement infinie, autrement dit infiniment pleine. Tandis que, pour le [i]dào[/i], "le il y a et le il n'y a pas s'engendrent l'un l'autre [...]. Vide, la Voie, malgré son usage, ne se remplit jamais [...]. La Voie engendre Un, Un engendre Deux, Deux engendre Trois, Trois engendre tous les êtres" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (M.C.), §§2, 4, 42). D'une part parce que le vide taoïste n'est pas un néant, une absence de réel, mais, tout au contraire, dans la mesure où "la densité du réel signale […] l'unicité d'un monde qui se compose, non de doubles, mais toujours de singularités originales" (Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, iii, 2), l'indécomposable et indistincte matrice d'un foisonnement de singularités potentiellement antagonistes. D'autre part parce que le vide taoïste () n'est pas un ne-pas-être mais un ne-pas-avoir, en l'occurrence, ne pas avoir de qualité déterminée. On touche là fond-même de l'opposition entre sagesse et philosophie : pour celle-ci, le problème est toujours "il n'y a pas assez (de vérité, de bonheur, etc.), pour celle-là, "il y a trop ...". Voilà pourquoi le [i]dào[/i] (la Voie vers le mieux-vivre) ne peut-être qu'une matrice, un processus d'engendrement compris comme une origine vide de toute détermination. Voilà pourquoi, si le Sage doit suivre la Voie, "se maintenir plein n'est pas conforme au soi" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §9). De sorte que "le Sage est effectivement sans moi puisque, comme il ne présume rien à titre d'idée avancée, ni ne projette rien à titre d'impératif à respecter, ni ne s'immobilise non plus dans aucune position donnée [...] il est sans caractère et sans qualité" (Jullien, un Sage est sans Idée, I, ii). Il s'agit donc bien, dans le taoïsme, à l'opposé de l'idéal occidental de plénitude, de faire l'éloge de la vacuité, ce que le bon sens populaire admet intuitivement lorsqu'il fait usage d'expressions comme "se vider la tête", "évacuer le stress", "partir en vacances", etc. Qu'en est-il pour les Yoga-Sûtra de Patañjali ? Nous avons vu que l'importance qu'y revêt l'idée de renoncement participe, en ce sens, de cette notion orientale de vacuité. Pour autant, la notion de vide ne s'y trouve pas explicitement développée. Le terme shunya ("vide" en sanskrit) n'apparaît que trois fois dans l'ensemble de l'ouvrage : en i, 43, en iii, 3 et en iv, 34. Et il est toujours en position de prédicat, jamais de sujet : il désigne, dans les deux premières occurrences, la perte de la forme (svarupa) pour un objet de la conscience, et, dans la troisième, la soustraction de la conscience (purusha) aux énergies fondamentales (guna), tamas et rajas, énergies, respectivement, d'inertie et d'activité, et sattva qui désigne l'équilibre des deux premières réalisée par l'énergie de l'illumination. On peut donc dire que, pour Patañjali, le vide,  shunya, est sans doute plus proche de la katharsis comme résultat d'une démarche de purification éthique de type aristotélicien (cf. l'Enjeu Éthique de la Littérature) que du du dào. Cela dit, sans donc être thématisée comme telle, la notion de vide est tout de même implicitement présente dans ces deux termes d'importance capitale dans les Yoga-Sûtra que sont prânâyâma et vairâgya


Le texte de Patañjali mentionne en I, 31 puis en II, 29 la notion de prâna (souffle) aussitôt associée à celle d'âyâma (maîtrise) comme le quatrième des huit angâni du yoga. Ysé Tardan-Masquelier rappelle à juste titre que "le spirituel, en Inde comme ailleurs […], est d'abord un être inspiré dans tous les sens du terme : il est à l'écoute d'une vibration originelle. Car, dans de nombreux mythes de création, c'est un souffle divin qui donne le branle au Cosmos […]. Mais chez l'homme, le prâna a ceci de particulier qu'il est étroitement lié à la conscience et à ses facultés" (Tardan-Masquelier, l'Esprit du Yoga, II, ii, 1). Ainsi se trouve parfaitement résumé l'enjeu de la maîtrise de cette notion dans une optique de sagesse en général : l'esprit et le souffle sont indissociables, à la fois sur le plan symbolique et sur le plan matériel. D'un point de vue symbolique, tout d'abord, Jean Bouchart d'Orval rappelle que "le mot hébreu rouah, le grec pneuma et le latin spiritus désignent tout à la fois le souffle et l'esprit" (Bouchart d'Orval, in Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), ii, 49). Mais aussi et surtout, d'un point de vue matériel, une respiration courte, désordonnée, irrégulière est irrécusablement le signe de ces troubles que toutes les sagesses ont pour finalité d'éliminer, tandis qu'à l'inverse, l'aisance respiratoire est toujours la preuve d'une bonne santé, sinon d'une maîtrise de soi. C'est pourquoi, "à condition qu’il n’y ait pas d’obstacle, l’œil voit, l’oreille entend, le nez sent, la bouche goûte, le cœur perçoit, l’esprit produit les actes convenables. Dans toute voie, l’essentiel est qu’il n’y ait pas d’obstruction. Toute obstruction produit étranglement, arrêt des fonctions, lésion de la vie. Pour leurs actes vitaux, les êtres dépendent du souffle. Si ce souffle n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles physiques ou moraux" (Zhuāng Zǐ , Zhuang Zi (L.W.), xxvi). Pour le dào, en effet, le  (le souffle) est le principe même de toute existence, vivante ou non : "le grand souffle indéterminé de la Nature, s’appelle vent. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches" (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), iv). Toute existence n'est donc qu'une vibration, un ébranlement subtil et harmonieux (musical) dû à l'essentielle motilité de la Nature (en chinois tiān, qui veut dire aussi "univers" et "ciel", équivalant ainsi au Cosmos des Grecs) cette grande impermanence des choses (ce qui évoque irrésistiblement, tout à la fois le panta rheï, "tout coule", du pré-socratique Héraclite et, bien entendu, der Geist der Musik, "l'esprit de la musique" cher à Nietzsche) que la philosophie s'est, dès l'origine, donné pour mission de nier dans le ciel et de combattre sur terre. On comprend alors en quoi la résistance, l'obstruction quand ce n'est l'immuabilité prônée par la philosophie et opposée au souffle vital peut être un facteur de disharmonie et, pour l'être conscient qu'est l'homme, une cause de souffrance pour l'esprit et pas seulement de douleur pour le corps. De fait, si on constate bien une corrélation entre les dissonances de l'esprit et "la douleur physique, la dépression, le tremblement des membres et la respiration anarchique [qui] accompagnent cette inconstance de l’esprit" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 31), alors, naturellement, "la sérénité de l’esprit [prasâda] s’installe [notamment avec] la suspension du souffle expiré [prânâyâma]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 33-34). Plus loin, il est précisé en quoi prânâyâma (maîtrise du souffle) fait logiquement suite à âsana (la posture) : "après avoir assimilé la posture [âsana], on en vient au contrôle du souffle [prânâyâma] qui consiste à arrêter les mouvements d’inspiration et d’expiration" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 49). Et en quoi l'enchaînement âsana-prânâyâma est le préalable à pratyâhâra (retrait des sens) et à dhâranâ (concentration, recueillement) : c'est parce que "désormais le mental gagne la capacité de concentration" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 52-53). Autrement dit, prânâyâma, ce moyen nécessaire envisagé par Patañjali afin de rétablir la sérénité de l'esprit [prasâda], réside dans "la suspension du souffle expiré". Il est remarquable que prânâyâma, la maîtrise du souffle, vise non pas à modifier ce mécanisme instinctif de remplissage d'un fluide vital, mais au contraire à en rompre le caractère mécanique en nous faisant prendre conscience de l'importance de l'expiration, c'est-à-dire du fait de se vider périodiquement de ce fluide afin d'en permettre le renouvellement (ceux et celles qui ont une fois pratiqué le chant, les instruments à vent ou une activité d'endurance, autant de pratiques qui nécessitent du "souffle", savent fort bien qu'une respiration efficace passe par le contrôle et le forçage de l'expiration). Chez Patañjali comme chez Zhuāng Zǐ, il est donc présumé une responsabilité de l'être humain relativement au contrôle de son propre souffle : "si ce souffle n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles physiques ou moraux" (Zhuāng Zǐ , Zhuang Zi (L.W.), xxvi).



Dans le cadre de cette présomption de responsabilité il y a, dans les Yoga-Sûtra, une conception du vide plus radicale encore que la préconisation d'un exercice pour vider le corps du fluide aérien : c'est la notion de vairâgya, c'est-à-dire de "détachement", consistant à vider l'esprit d'un certain nombre de relations qui parasitent ses échanges avec le Cosmos. Après avoir énoncé, de i, 5 à i, 11, les cinq catégories de vritti (modifications, perturbations du mental), Patañjali précise que "la suppression de ces états de conscience s’obtient par la pratique intense [abhyâsa] et le non-attachement [vairâgya]" (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 12). Le non-attachement ou le détachement est un thème récurrent des sagesses en général dans le sens où l'attachement d'un sujet à son objet de désir, d'une part fige les statuts de l'un et de l'autre dans une position incompatible avec l'appréhension de la fluidité du réel, d'autre part engendre de la souffrance en cas de perte de maîtrise de l'objet par le sujet. On trouve par exemple, dans le dào, la notion de fú jū, c'est-à-dire, littéralement, de "non-résidence" ou de "non-adhérence". Notamment lorsqu'il s'agit de circonscrire le Sage comme quelqu'un qui "mène sa vie sans la posséder, s'accomplit sans rien attendre, développe ses mérites sans s'y attacher [littéralement : "sans y résider"]" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §2). Là encore, on est dans la nécessité d'un mouvement perpétuel : le Sage ne s'arrête pas à l'endroit qu'il atteint, il n'y réside pas, quelque méritoire que soit son accession et quelque enviable que soit sa position. A fortiori, rien ne lui appartient, pas même sa propre vie. On est là à dix-mille lieues de l'idéal philosophique de contemplation satisfaite comme récompense de celui qui s'est livré à une procession (théôria) vers le Ciel des Idées (topos noètos) et, d'ailleurs, tout aussi éloigné de la conception libérale de la propriété privée qui commence par celle de la propre existence du sujet conscient. Tout au contraire, le Sage taoïste est "extérieur à sa vie, il la préserve, détaché même de son détachement [] pour mieux s'accomplir" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §7). L'accomplissement, pour le dào, consiste donc clairement à se rendre disponible à tous les possibles sans jamais s'attacher à aucune propriété matérielle ou logique, sans jamais pérenniser aucune des relations de la vie dont l'essence est l'évanescence même, la fluctuation. À noter que cette conception du détachement est assez différente de la conception bouddhiste, laquelle est plus profondément nihiliste et plus proprement philosophique que celle de l'approche taoïste. Plus nihiliste puisqu'il s'agit, en l'occurrence, à travers le nirvâna, de réduire à néant toute possibilité de samsâra, autrement dit de réincarnation, tandis que le dào n'a pas cette prétention mais vise plus modestement, comme le souligne Marcel Conche, à éviter la mort prématurée : "le but de tous les mouvements taoïstes est la longue vie [...]. Ce qui est sage, en conséquence, est d'éviter tout ce qui fait le jeu de la mort" (Marcel Conche, Lao Tseu : Tao Te King, intro.). Et en effet, les quatre Nobles Vérités qui fondent l'enseignement du Bouddha sont la souffrance (duhkha), la cause de la souffrance (samudaya), la suppression de la souffrance (nirvâna) et la voie qui mène à la suppression de la souffrance (magga). Or "qu'est-ce que la souffrance ? Le Bouddha répond : c'est naître, vieillir, tomber malade, être uni à ce que l'on n'aime pas, être séparé de ce que l'on aime, ne pas réaliser son désir. Quelle est la cause de la souffrance ? Le Bouddha répond : c'est la soif [trishna] qui mène de réincarnation [samsâra] en réincarnation accompagnée de plaisirs sensuels […]. Qu'est-ce que la destruction de la souffrance ? Le Bouddha répond : c'est la suppression [nirvâna] de cette soif […]. Quel est le chemin qui mène à la destruction de la souffrance ? Le Bouddha répond : c'est l'Octuple Sentier Sacré [astângamârga, à savoir action droite, existence droite, effort droit, connaissance droite, pensée droite, langage droit, attention droite, méditation droite]"(Borges, qu'est-ce que le Bouddhisme ?, vi). Le nirvâna bouddhiste n'est donc rien d'autre que l'extinction de cette soif de vivre (celle qui est responsable des douleurs de l'incarnation et des réincarnations) et de toutes les soifs afférentes (celles qui s'accompagnent de plaisirs sensuels momentanés lorsqu'elles sont satisfaites mais qui, la plupart du temps, expriment la douleur de la frustration). Ce qui suppose un effort spécifique de la part de buddhi, le mental éveillé, effort qui l'apparente à la démarche éthique du Philosophe. Qu'en est-il pour le yoga


Dans la Bhagavad Gîtâ ("le Chant du Bienheureux"), on trouve l'idée que "les jouissances nées du contact des choses sont des causes de chagrin, elles ont un commencement et une fin ; c'est pourquoi le Sage, l'homme éveillé [buddhah] ne place pas en elles ses délices" (Bhagavad Gîtâ, V, 22), ce que Shri Aurobindo commente de la manière suivante : "nirvâna signifie extinction de l'ego dans le plus haut Moi intérieur spirituel" (-ibid-). Il s'agit donc, pour le yogi, moins d'éteindre toute forme de désir, toute soif de vivre, que d'éteindre cet aspect particulièrement problématique de la soif de vivre pour l'être vivant conscient et qui consiste à désirer se constituer en sujet (le moi, l'ego). Ce qui rapproche le yoga de l'approche taoïste : "ayant ainsi abandonné tout attachement aux fruits de ses actions, à jamais satisfait, sans aucune sorte de dépendance, [le Sage] n'agit pas bien qu'il s'engage dans l'action" (Bhagavad Gîtâ, IV, ii, 20). "Bien que, par sa nature, il soit engagé dans l'action, c'est la Nature, la Shakti exécutive, c'est la Déesse consciente dirigée par l'Habitant divin qui fait l'action" (-ibid-) commente Aurobindo. Il en va de même dans les Yoga-Sûtra de Patañjali. En effet, "pour qui est libre de la soif [vitrishna] des objets vus ou entendus, le détachement [vairâgya] est la conscience qui impose sa loi" (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15). D'où le commentaire de la traductrice : "la conscience du détachement est réalisée par la buddhi, intelligence d'éveil, troisième fonction du citta. Vairâgya […], littéralement, le dé-passionnement, comme distance interposée entre le sujet et ses attraits, est un éloignement qui introduit un espace, puis un espace qui devient un point d'appui et, de là, un espace intérieur" (Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15). D'où l'affirmation selon laquelle "l'acte du yogi n'est ni blanc ni noir" (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), iv, 7) avec, pour commentaire, que ledit acte "n'est pas conditionné par l'ensemble des réflexes et des réactions aux mouvements des trois guna50, il ne dépend pas du fruit, il repose sur un renoncement au fruit" (Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), iv, 7). Dire que l'acte n'est "ni blanc ni noir", c'est dire à la fois que son intention se soustrait, en amont, à toute assignation d'un but déterminé qui exclurait sa contradictoire (en ce sens, "ni blanc ni noir" signifie "ni p ni non-p"), et que son résultat échappe, en aval, à toute qualification possible (en ce sens, "ni blanc ni noir" signifie "ni de telle valeur, ni de la valeur contraire"). Tout cela fait nettement pencher la conception du vide implicite dans le texte de Patañjali moins vers la version bouddhiste du nirvâna comme remède radical à la souffrance passant par l'extinction de la vie que vers l'aspect fú jū (non-adhérence, indifférence à l'égard des conséquences de l'acte) propre à la sagesse taoïste selon laquelle "agir sans agir [wéi wú wéi]; s’occuper sans s’occuper ; goûter sans goûter ; voir du même œil, le grand, le petit, le beaucoup, le peu ; faire le même cas des reproches et des remerciements ; voilà comme fait le Sage. […] Jamais le Sage n’entreprend rien de grand, c’est pourquoi il fait de grandes choses" (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §63).


(à suivre ...).
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