Souvent, on pose la question de la véracité du personnage de Socrate tel que mis en scène par son disciple Platon. En lisant Xénophon, par exemple, une autre image du philosophe nous apparaît et l'on peut se demander si Platon, plus qu'un philosophe, n'est pas resté avant tout l'artiste qu'il commença par être, inventant pour défendre sa cause une figure mythique (un personnage conceptuel, dirait Deleuze) susceptible de s'en faire l'avocat.

Or il semble aussi que Platon n'en soit pas resté à cette seule figure. Si les premiers dialogues, dits de formation, font intervenir Socrate comme un maître privilégié, les dialogues de la maturité semblent s'en détacher et on peut aller jusqu'à penser, comme Leo Strauss, que Platon n'est pas seulement Socrate, il est l'ensemble des points de vue (même Calliclès, par exemple). Peut-être pourrait-on penser qu'il n'est aucun personnage en particulier, et bien plutôt le dialogue lui-même dans tout ce qu'il a de vivant et de pluriel : la dialectique avant tout. D'ailleurs, la figure de Socrate tend à s'éclipser, remplacée par une nouvelle série d'Étrangers qui semblent se faire les intercesseurs entre la vieille figure tutélaire de Parménide (dont on dit que Platon a commis le parricide) et le vieux Platon législateur. Entre-temps, c'est aussi Socrate à qui l'on fait boire la ciguë.

Enfin, il apparaît dans le Parménide que Socrate est réfuté par le personnage éponyme du dialogue et que si la théorie des Idées est examinée jusqu'au bout c'est plus par jeu et souci de rigueur que parce qu'elle tiendrait la route. Mais, justement, que signifie que cette théorie soit réfutée ? N'est-elle pas qu'une théorie ? Une simple hypothèse ? Platon y croyait-il donc ? Ou n'a-t-il passé sa vie qu'à tenter de fonder au mieux et de rendre possibles une théorie de la connaissance, une morale et une politique ? Tout en sachant, de manière lucide, qu'au fond il n'y a peut-être rien, comme le suggère Leo Strauss qui estime que ce que Machiavel et Nietzsche disaient tout haut, Platon le savait et voulait en protéger les hommes (notamment par l'usage d'un double discours, réservant son enseignement au petit nombre). Par ailleurs, je ne sais plus si c'est dans le Parménide ou le Timée, mais Platon suggère des alternatives théoriques qui ont toute son attention et se soucie de leurs conséquences : notamment, il envisage la possibilité selon laquelle il serait impossible aux hommes de connaître Dieu et à ce dernier de les connaître.

Bien entendu, sur le plan des actes, Platon semble convaincu : il crée l'Académie (elle virera toutefois au scepticisme) et il semble persuadé de ce qu'il enseigne, puisque son aventure sicilienne manifeste l'envie de réaliser le meilleur régime. Une hypothèse pourrait d'ailleurs être que l'ontologie platonicienne (qu'elle soit vraie ou fausse) est une sorte d'idéologie, au sens où elle sert les ambitions politiques de Platon qu'elle vient justifier. Mais qu'est-ce qui motive le philosophe ? L'ambition, le pouvoir, la soif d'absolu ou de justice, ou bien le traumatisme de la décadence athénienne et la mission consistant à sauver la philosophie et par là la moralité des hommes (contre les sophistes qui seraient responsables de cette décadence et du sort réservé à Socrate confondu avec eux) ?

Comment, dès lors, comprendre la démarche de Platon ?