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description« Atelier de lecture » - Thomas d’Aquin, Somme théologique – La loi (Prima secundae, questions 90 à 99) Empty« Atelier de lecture » - Thomas d’Aquin, Somme théologique – La loi (Prima secundae, questions 90 à 99)

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Comme, il me semble, la plupart des membres de ce forum, je me suis inscrit pour échanger, apprendre et progresser dans les disciplines philosophiques. Actuellement étudiant en licence de philosophie, j’ai pu constater que l’un des exercices les plus formateurs pour le débutant est l’explication de texte. Ce type d’exercice se prêterait facilement à des échanges sur un forum. Je vous propose donc d’initier une discussion dans ce sens, sous forme d’un exercice du type « atelier de lecture » qui pourrait être développé collectivement par l’ensemble des personnes intéressées.

L’objectif sera de lire et comprendre ensemble une œuvre et un auteur et de rendre compte progressivement de cette compréhension sur ce fil de discussion. Les spécialistes de l’auteur et de l’œuvre pourront intervenir afin de corriger les erreurs que nous ne manquerons pas de faire. La base de l’exercice est l’explication de texte, nous nous intéresserons donc uniquement à l’auteur et à sa pensée. L’objectif est de rendre compte, le plus clairement possible, de cette pensée et de la situer dans le corpus philosophique connu.

Pour cette première tentative, je vous propose de nous intéresser à une (très petite) partie de la Somme théologique de Thomas d'Aquin. Thomas d‘Aquin est un religieux d’origine italienne, de l’ordre des Dominicains, né en 1225 et mort le 7 mars 1274. Il rédige la Somme théologique entre 1266 et 1273 et veut en faire un manuel de théologie. Ses principales références philosophiques sont Albert le Grand, Aristote et saint Augustin. Les textes de Thomas d'Aquin sont disponibles ici

Compte tenu de la taille de l’œuvre, il n’est pas question ici d’en traiter la totalité. Je vous propose de nous intéresser aux questions qui concernent la loi (questions 90 – 99 de la « prima secundae »). Ces questions nous forceront probablement à mener quelques excursions dans le reste de l’œuvre, notamment vers certaines questions concernant les vertus (questions 55 à 67), les passions (questions 22 à 25) et l’habitus (questions 49 à 54) ainsi que vers des auteurs sur lesquels Thomas d’Aquin s’appuie : saint Augustin et Aristote par exemple.

Mais pour commencer, pourquoi s’intéresser ici à un manuel de théologie ? D’une part, par nature, la philosophie s’intéresse à un grand nombre de domaines : mathématiques, sciences de la nature, sciences humaines... D’autre part, toute pensée s’appuyant à un moment ou un autre sur des préjugés, s’appuyer sur une « vérité révélée » n’empêche pas nécessairement l’exercice philosophique. À ce propos, je citerais Thomas d’Aquin :(lien)
Thomas d'Aquin - Commentaire du traité du ciel I.22.8 a écrit:
…l’occupation de la philosophie n’est pas de savoir ce que les hommes ont pensé, mais quelle est la vérité.

pour vous proposer ici de faire exactement l’inverse : nous intéresser à ce que Thomas d’Aquin a pensé et non à ce qu’est la vérité.

Enfin, d’un point de vue plus personnel, ce que je trouve très intéressant dans la lecture de cette œuvre, c’est le travail de construction logique d’un « monde imaginaire » qui s’y déroule (Exemple presque au hasard : Prima pars, question 50 – La nature des anges). Je n’ai lu qu’une toute petite partie de la Somme théologique à l’occasion d’un cours de licence qui traitait des toutes premières questions. Lors de cette première prise de contact avec le texte, j’ai immédiatement pensé à J.R.R. Tolkien (Amateur de fiction dans ma jeunesse, j’ai lu la quasi-totalité de l’œuvre de cet auteur). Il semble d’ailleurs que Tolkien était familier avec l’œuvre de Thomas d’Aquin, mais je n’ai rien lu de précis sur ce sujet. Les références dont je dispose pour démarrer cette lecture sont : mes notes de cours, Le vocabulaire de saint Thomas d’Aquin de Michel Nodé-Langlois et Lire saint Thomas d’Aquin de Thierry-Dominique Humbrecht. Parmi la bibliographie qui nous a été proposée, figure en bonne place Le thomisme d’Étienne Gilson, que je ne possède pas.

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Mais trêve de bavardages, je vous propose d’entamer la lecture. Du côté de la forme, Thomas d’Aquin frappe par la sobriété de son style et l’organisation de sa pensée. Chaque question est découpée en quatre parties : les objections qui représentent l’opinion contraire à Thomas d’Aquin ; en sens contraire qui présente la thèse de la doctrine ; le corps de l’article qui présente la position de Thomas d’Aquin ; les solutions qui réfutent les objections en se basant sur le corps de l’article. Ce type de découpage semble être typique de la scolastique de cette époque.

Sur le fond, nous pouvons nous interroger sur le fait qu’un théologien s’aventure sur le terrain de la philosophie. Pour Thomas d’Aquin (lien),
Thomas d'Aquin - Somme contre les gentils, Introduction générale §7 a écrit:
La vérité de la foi chrétienne ne contredit pas la vérité de la raison

en effet :
Thomas d'Aquin - Somme contre les gentils, Introduction générale §7 a écrit:
Si la vérité de la foi chrétienne dépasse les capacités de la raison humaine, les principes innés naturellement à la raison ne peuvent contredire cependant cette vérité.

il y a donc place pour la raison et la philosophie dans la théologie dans la mesure ou elle peut aider à mieux comprendre les volontés divines. Un danger guette cependant :
Thomas d'Aquin - Somme contre les gentils, Introduction générale §7 a écrit:
Les propriétés naturelles ne peuvent changer, tant que demeure la nature. Or des opinions contraires ne peuvent coexister dans le même sujet.

car cette constatation pourrait donner lieu à une interprétation hérétique si d’aventure la raison venait à contredire les Écritures. Mais Thomas d’Aquin présente immédiatement la solution à ce trouble potentiel :
Thomas d'Aquin - Somme contre les gentils, Introduction générale §7 a écrit:
On en conclura nettement que quels que soient les arguments que l'on avance contre l'enseignement de la foi, ils ne procèdent pas droitement des premiers principes innés à la nature, et connus par soi. Ils n'ont donc pas valeur de démonstration; ils ne sont que des raisons probables ou sophistiques. Il y a place ainsi pour les réfuter.

Les Écritures sont la vérité, tout raisonnement allant en sens contraire de la foi chrétienne ne peut être valide. Nécessairement entaché d’erreur, ce raisonnement peut être écarté sans plus d’analyse. Sur cette base, le théologien peut recourir à la philosophie avec profit dans sa recherche de la vérité divine.

Venons-en maintenant aux textes qui nous intéressent ici : Thomas d’Aquin traite du sujet de la loi dans les questions 90 à 99 de la «Prima secundae». La question 90 traite de l’essence de la loi, la question 91 des diverses espèces de lois, la question 92 des effets de la loi et les questions 93 à 95 des trois formes de lois : éternelle, naturelle et humaine. Enfin, les questions 96 et 97 reviennent sur les lois humaines puis les questions 98 et 99 sur les lois anciennes (l’Ancien Testament).

La question 90, concernant L’essence de la loi, comporte quatre articles : L’article 1 indique que la loi est œuvre de raison ; l’article 2 qu’elle a le bien commun comme fin ; l’article 3 postule qu’elle doit être établie par le peuple ou une personne qui à la charge du peuple ; l’article 4 indique qu’elle obtient sa force par promulgation.

La question 91, concernant les diverses espèces de lois comporte six articles : L’article 1 postule l’existence d’une loi éternelle, issue de la raison divine ; l’article 2 en dérive l’existence d’une loi naturelle ; l’article 3 présente la nécessité d’ajouter des lois humaines en plus des lois naturelles ; l’article 4 démontre la nécessité de la loi divine ; l’article 5 indique que ces lois divines sont multiples ; l’article 6 présente le péché comme déviation de la loi de la raison, loi pénale infligée par Dieu pour destituer l’homme de sa dignité.

La question 92 concernant Les effets de la loi comporte deux articles : L’article 1 indique que l’effet de la loi est de rendre les hommes bons ; l’article 2 présente les quatre modalités d’action de la loi : commander, interdire, permettre et punir.

Pour commencer l’analyse, je propose d’identifier les concepts qui demandent à être analysés dans ces questions. Commençons par l’article 1 de la question 90 : Le concept d’habitus, présent dans la deuxième objection renvois aux questions 49 à 54 (à lire et analyser). Les concepts de puissance et d’acte renvoient à la Métaphysique d’Aristote (le bloc de marbre est une statue en puissance et le mouvement du sculpteur le transforme en une statue en acte). La distinction entre volonté et raison, présentée dans la troisième objection ainsi que le lien entre commandement et raison, présenté dans le sens inverse, renvoient à la question 9 (à lire et analyser). La raison, comme principe premier des actes humains, présentée dans la conclusion, renvoie à la question 1 (à lire et analyser). La notion de participation, présentée dans la première solution, m’évoque Platon mais il me semblait que Thomas d’Aquin n’avait pas eu accès à l’œuvre de Platon. Je me trompe peut-être…

Pour mon prochain message, je proposerai une analyse de ces différents concepts et de rédiger une explication de ce premier article de la question 90. Comme proposé en début de ce message, la discussion peut maintenant s’engager avec toutes les personnes intéressées par ce sujet sous forme d’une sorte d’atelier de lecture. N’hésitez donc pas à préciser et corriger ces premiers éléments ainsi qu’à proposer votre lecture de la partie de votre choix.

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Pour contextualiser davantage :

Le XIIe siècle montre déjà un progrès sur le précédent au point de vue de la culture. La lutte entre les idées qui défendaient la supériorité de l’autorité ecclésiastique sur l’autorité laïque et celles qui soutenaient l’indépendance réciproque des deux pouvoirs, considérés tous deux comme deux émanations directes de la volonté divine, devait continuer non seulement dans le domaine des faits, mais aussi dans celui des doctrines. Il n’est pas superflu de rappeler que l’importance acquise par les Communes, surtout dans l’Italie du Nord et du Centre, fut très utile à la Papauté dans la lutte qu’elle dut soutenir contre la dynastie impériale des Hohenstaufen pendant le XIIe siècle et le siècle suivant.

[...]

Au début l’Église ne fut pas favorable à l'aristotélisme, d'autant plus qu'il se présentait en général sous la forme de l'averroïsme, et à Paris la Sorbonne le condamna au début du XIIIe siècle. Mais, plus tard, on estima plus opportun de démontrer que la science personnifiée par Aristote pouvait se concilier avec la foi. La charge d’établir cette démonstration fut assumée par l’un des plus grands écrivains du moyen âge, saint Thomas d’Aquin (1225-1274).

[...]

Dans la partie plus spécialement politique de son œuvre, saint Thomas dut surmonter un grand obstacle qui était constitué par le phrase de saint Paul : omnis potestas a Deo car ce texte, souvent utilisé par les partisans du pouvoir laïque, lorsqu’on l’interprète à la lettre, justifie l’obéissance à n’importe quel gouvernement. Saint Thomas explique dans la Somme que Dieu a voulu qu’il y ait un gouvernement mais que la forme de ce gouvernement est laissée au libre choix des hommes. Il distingue ensuite le tyran a titulo, c’est-à-dire celui qui usurpe le pouvoir et le tyran ab exercito, c’est-à-dire le souverain dont l’origine est légitime mais qui abuse ensuite de son pouvoir. Saint Thomas estime que le tyran a titulo peut légitimer sa souveraineté s’il gouverne avec droiture c’est-à-dire dans l’intérêt de ses sujets. Il admet aussi que, dans les cas extrêmes, quand la tyrannie devient insupportable et qu’elle impose aux sujets de commettre des péchés, la rébellion se justifie.
On discute la question de savoir si saint Thomas justifie dans certains cas le tyrannicide. Cette discussion est due à un passage de son Commentaire où il rapporte un passage de Cicéron dans lequel il est dit que le peuple a coutume de louer et de récompenser celui qui tue le tyran. Mais ce passage du Commentaire n’est qu’une citation et n’exprime pas sa propre pensée.
Saint Thomas en suivant Aristote estime que toute forme de gouvernement peut être légitime si les chefs agissent dans l’intérêt de la collectivité, mais, se rapprochant sur ce point de Cicéron, il juge préférable le gouvernement mixte dans lequel les éléments démocratiques sont aussi représentés : Oportet, - dit-il - ut omnes partem aliquam habeant in principatu.
Finalement saint Thomas traite la question ardue des rapports de l’Église et de l’État. Il affirme qu’à la première incombe la direction des âmes et au second celle des corps. Il s’ensuit que chacune de ces deux institutions aurait son domaine propre et ne devrait pas empiéter sur celui de l’autre. Mais, en cas de conflit, le pape peut toujours juger si le souverain a péché, parce que le pontife utriusque ptestatis apicem tenet.

Gaetano Mosca, Histoire des doctrines politiques depuis l'antiquité jusqu'à nos jours (1936), Payot, p.82-86.

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Merci Kthun pour ce complément de contexte. Concernant le fait que Thomas d’Aquin s’appuie sur Aristote, auteur controversé à cette époque comme l’indique Gaetano Mosca dans votre extrait, il me semble que Thomas a été inquiété par certains courants de l’église (les franciscains ?). Peut-être avez-vous (ou quelqu’un d’autre) des éléments concernant ces attaques.

Reprenons notre analyse de l’article 1 de la question 90. Avant de commencer, je précise que je n’ai pas suivi ici un plan d’explication de texte « scolaire » et ce, pour deux raisons : j’avoue que cette présentation me permet de gagner du temps par rapport à une rédaction plus structurée (une mauvaise raison donc ;)) ; il me semble que ce découpage peut faciliter les interactions avec les membres du forum qui souhaiteraient intervenir sur une partie en particulier de cette explication. À la relecture, le résultat me semble tout de même clair, mais l’ayant rédigé, je peux facilement me tromper. N’hésitez donc pas à réagir tant sur le fond que sur la forme. Deuxième point, je n’analyse pas réellement le paragraphe de conclusion qui m’entraîne à lui seul dans trop de détails. Cependant, creuser les notions de fin et de principe premier sera probablement nécessaire. Appelons cela un acte de procrastination.

Je consacrerai donc ce post aux objections et aux réponses aux objections.


La première objection part d’une citation de la bible pour contester l’usage de la raison dans la loi :

S. Paul, Romains 7:23 a écrit:
je vois une autre loi dans mes membres, qui combat contre la loi de mon intelligence et qui me rend captif sous la loi du péché, qui est dans mes membres.


N’oublions pas que nous sommes dans un manuel de théologie. Les Écritures sont prises comme des vérités incontestables. Attention toutefois, si l’Écriture est la parole divine et en cela incontestable, notre interprétation peut être sujette à discussion et c’est ce que va faire Thomas d’Aquin ici.

Thomas d’Aquin a écrit:
1. Il semble que la loi ne relève pas de la raison. S. Paul écrit en effet aux Romains (7, 23): "je vois une autre loi dans mes membres, etc." Mais rien de ce qui est de la raison ne se trouve dans les membres; la raison n'utilise en effet aucun organe corporel. Donc la loi n'est pas œuvre de raison.


Quelle est la nature de cette première objection ? Dans l’Épitre aux Romains, Saint Paul signale que, s’il est naturel de voir une source spirituelle à la loi, il faut bien constater l’existence d’une loi d’une autre nature par laquelle notre corps est poussé à l’action vers le péché même si notre esprit souhaite suivre la loi de Dieu. Mais, la raison ne peut provenir du corps et si une loi en provient, celle de la nature corrompue, la loi ne peut provenir de la raison.

Thomas y répond en regardant la loi selon deux points de vue : si la définition de la règle est bien une opération de la raison, elle ne suffit cependant pas à établir une loi.

Thomas d’Aquin a écrit:
1. Puisque la loi est une règle et une mesure, elle peut être considérée sous deux aspects. D'abord en celui qui pose la règle ou établit la mesure. Ces opérations étant propres à la raison, la loi se trouve en ce cas être dans la raison seule. Ensuite, la loi peut être considérée en celui qui est soumis à la règle et à la mesure. Ainsi la loi se rencontre-t-elle en tous les êtres qui subissent une inclination par le fait d'une loi. Et puisque toute inclination à agir suppose une loi, elle peut être appelée elle-même une loi, non point à titre essentiel, mais à titre de participation. C'est de cette façon que les appétits de nos membres corporels peuvent être appelés "la loi des membres".


La loi doit également comporter une partie qui respecte ces règles pour exister réellement. De fait, l’acte de respecter la loi, même s’il n’est pas obligatoirement un acte de raison, comme l’exemple donné par Saint Paul, participe tout de même de l’existence de la loi. Ici, ce terme de participation peut nous faire penser à Platon (le Parmenide par exemple). Platon y tente l’explication de l’articulation entre les choses sensibles et les formes intelligibles, les premières participant des secondes. Par exemple, un beau tableau (chose sensible) participerait de la beauté (forme intelligible). De fait, la première objection n’est pas valable, car la loi peut en même temps relever de la raison dans la construction de ses règles et du corps de leur application.



La deuxième objection fait intervenir deux concepts : l’habitus et la distinction entre puissance et acte.

Thomas d’Aquin a écrit:
2. Dans la raison il n'y a que la puissance, l'habitus et l'acte. La loi n'est pas la raison elle-même; elle n'est pas non plus un habitus rationnel; car les habitus de raison sont les vertus intellectuelles dont nous avons parlé plus haut. Elle n'est pas davantage un acte de raison, puisqu'en ce cas la loi n'existerait plus lorsque l'acte de la raison serait suspendu, par exemple chez ceux qui dorment. Donc la loi n'est pas œuvre de la raison.


Les notions de puissance et d’acte nous viennent de la Métaphysique d’Aristote : pour faire simple, la puissance est la possibilité d’une propriété alors que l’acte est son introduction dans la réalité. Le passage de la puissance à l’acte est un mouvement d’actualisation d’une potentialité. Par exemple, beaucoup d’entre nous sur ce forum sont des philosophes en puissance (nous ne sommes donc pas des philosophes !) et ce travail est un mouvement qui nous fait aller vers une actualisation de cette potentialité (si nous poursuivons ce mouvement avec suffisamment de temps et d’acharnement, nous pourrions peut-être devenir philosophes en acte).

La notion d’habitus, décrite dans les questions 49 à 54, permet à Thomas d’Aquin d’identifier une disposition à quelque chose. Deux difficultés peuvent survenir avec ce terme : le rapprocher trop rapidement du mot français courant « habitude » ; le prendre au sens de ses développements ultérieurs par Bourdieu. Pour rester dans une zone qui me semble prudente (n’hésitez pas à me contredire) après une lecture rapide des questions concernant l’habitus dans la Somme théologique, l’habitus thomasien propose une notion de stabilité dans les dispositions à faire tout en maintenant le libre arbitre (au contraire de l’habitude). Par exemple, faire le bien (l’habitus est alors une vertu) ou faire le mal (l’habitus est alors un vice). Pour faire le lien avec les concepts de puissance et d’acte, l’habitus est une propension à l’actualisation d’une puissance.

Pour en revenir à la deuxième objection, la raison étant basée sur trois composantes qui sont la puissance, l’acte et l’habitus (potentialité, actualisation et disposition), elle ne peut être à l’origine de la loi. La voir en tant que potentialité la confondrait alors avec la raison elle-même, ce qui est absurde. L’actualisation étant un mouvement, la loi n’existerait que tant que la raison poursuivrait son mouvement, ce qui est également absurde. Enfin, si voir la loi dans l’habitus peut être tentant, car la notion de guide n’est pas loin de la notion d’habitus, cela reviendrait à la confondre avec les vertus intellectuelles.

Mais Thomas d’Aquin propose de distinguer l’acte de la raison qui conduit à la loi et la loi elle-même.

Thomas d’Aquin a écrit:
2. Dans nos actes qui se manifestent extérieurement, il y a lieu de distinguer l'opération elle-même, et l'œuvre réalisée, par exemple l'action de construire, et l'édifice; de même dans les opérations intellectuelles, il y a lieu de distinguer l'action elle-même de la raison qui est la pensée et le raisonnement, et d'autre part ce qui est le résultat produit par cette activité. Dans l'ordre spéculatif, ce résultat s'appelle la définition, puis la proposition, enfin le syllogisme et la démonstration. Et la raison pratique utilise également le syllogisme pour son activité, comme nous l'avons vu, selon l'enseignement d'Aristote. C'est pourquoi il est normal de trouver dans la raison pratique quelque chose qui joue, par rapport aux opérations à effectuer, le rôle que remplit le principe par rapport aux conclusions dans la raison spéculative. Et ces propositions universelles de la raison pratique ordonnées aux actions ont raison de loi. Ces propositions tantôt sont considérées de façon actuelle, et tantôt conservées par la raison à l'état d'habitus.


En effet, s’il est absurde de confondre loi et raison comme indiqué dans l’objection, il est facile de montrer que la raison pratique (celle qui raisonne en matière d’action) produit des propositions qui ont valeur de loi. Je raisonne afin d’identifier la meilleure action possible en fonction d’une situation donnée, je « m’autostipule » en quelque sorte une loi. Ce peut être valable pour une action immédiate, mais également pour une disposition à l’action, un habitus. Même si la loi n’est pas la raison, elle est œuvre de la raison.



La troisième objection part de la distinction entre raison et volonté.

Thomas d’Aquin a écrit:
3. La loi fait agir correctement ceux qui lui sont soumis. Or faire agir relève proprement de la volonté, comme on l'a montré précédemment. Donc la loi ne relève pas de la raison, mais plutôt de la volonté; aussi Justinien déclare-t-il: "C'est ce qu'a décidé le prince qui a force de loi."


Si la loi fait agir, elle dépend de la volonté et non de la raison. Ce point nous renvoie à la question 9 et de nouveau à la notion de mouvement. La raison peut être l’un des moteurs de la volonté, mais elle n’en est pas un moteur nécessaire, d’autres moteurs peuvent exister. C’est assez facile à imaginer et la loi en est un exemple dans la mesure ou celle qui pèse sur moi va orienter mes choix d’action sans être issue de ma raison.

Mais, si cette volonté qui peut avoir un moteur interne ou externe est nécessaire pour mettre en mouvement la raison, il n’en demeure pas moins que ce qui définit les commandements de la loi, c’est bien une raison.

Thomas d’Aquin a écrit:
3. La raison tient de la volonté son pouvoir de mettre en mouvement, comme il a été déjà dit. C'est en effet parce qu'on veut la fin que la raison impose les moyens de la réaliser. Mais la volonté, pour avoir raison de loi quant aux commandements qu'elle porte, doit être elle-même réglée par une raison. On comprend ainsi que la volonté du prince a force de loi; sinon sa volonté serait plutôt une iniquité qu'une loi.



Les réponses apportées par l’article 1 nous donnent une première information sur la nature de la loi : elle est une prescription de la raison pratique.


Pour ma prochaine intervention, je commencerai à proposer une analyse de l’article 2. Cela me ramènera probablement à la question des fins lâchement esquivée ici. Dans l’attente, toute intervention est la bienvenue, tant sur la contextualisation comme l’a fait Kthun avec la citation de Gaetano Mosca, que sur l’analyse d’une autre partie du texte ou une précision / correction sur ce que je viens d’écrire.

description« Atelier de lecture » - Thomas d’Aquin, Somme théologique – La loi (Prima secundae, questions 90 à 99) EmptyQuestion 90, Article 1, Conclusion

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Au travers des objections et des réponses que propose Thomas d’Aquin, nous avons vu :
• Que la loi est issue de la raison au moins par le besoin de définition de la règle et de la mesure qu’elle implique même si elle est également autre chose comme le fait de lui obéir qui participe de cette loi sans être acte de raison ;
• Que la loi n’est pas la raison ni aucune de ses constituantes que sont la puissance, l’acte et l’habitus, mais qu’elle est issue de la raison pratique qui permet d’aboutir à des prescriptions applicables ;
• Que, même si la loi nous force à agir et relève en cela de la volonté, c’est bien par la raison que sont définis les commandements qu’elle contient.

Je vous propose maintenant de reprendre notre analyse au paragraphe de conclusion de l’article 1, honteusement délaissée lors de ma précédente intervention.

Thomas d’Aquin a écrit:
La loi est une règle d'action, une mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en est détourné. Le mot loi vient du verbe qui signifie lier par ce fait que la loi oblige à agir, c'est-à-dire qu'elle lie l'agent à une certaine manière d'agir. Or, ce qui règle et mesure les actes humains, c'est la raison, qui est le principe premier des actes humains, comme nous l'avons montré précédemment. C'est en effet à la raison qu'il appartient d'ordonner quelque chose en vue d'une fin; et la fin est le principe premier de l'action, selon le Philosophe. Mais dans tout genre d'êtres, ce qui est principe est à la fois règle et mesure de ce genre; comme l'unité dans le genre nombre et le premier mouvement dans le genre mouvement. Il suit de là que la loi relève de la raison.


Commençons par présenter deux principes aristotéliciens qui sont utilisés ici :
• Aristote propose une conception téléologique de la nature (Physique II.8) : au contraire d’une vision mécaniste de la causalité qui postulerait que chaque action dans la nature est le résultat d’une cause « mécanique » nécessaire, Aristote postule que la nature procède en vue d’une fin. La vision mécaniste postule par exemple que la pluie est le résultat de la condensation et non un moyen de faire pousser les récoltes qui n’est qu’une cause accidentelle. Mais Aristote fait remarquer que les choses naturelles se produisent de façon aléatoire alors que le climat, par exemple, suit une structure via les saisons. Aristote en déduit que ces structures sont bien la manifestation d’une fin de la nature ;
• Les causes, pour Aristote, sont au nombre de quatre (Physique II.3) : la cause matérielle qui est ce dont la chose est faite (l’airain est cause matérielle de la statue, car il permet à cette dernière d’exister) ; la cause formelle qui est l’essence de la chose (le rapport de 2 à 1 est la cause formelle de l’octave, car cette dernière correspond à un doublement de la fréquence d’une note de musique) ; la cause motrice qui est ce qui fait advenir la chose (la condensation est cause motrice de la pluie, car cette dernière est le résultat physique de la première) ; et enfin, la cause finale qui est ce pour quoi la chose est faite (la santé est la cause finale de la promenade, car si je vais me promener, c’est pour rester en bonne santé).

Venons-en à l’explication du texte :

Thomas d’Aquin a écrit:
La loi est une règle d'action, une mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en est détourné. Le mot loi vient du verbe qui signifie lier par ce fait que la loi oblige à agir, c'est-à-dire qu'elle lie l'agent à une certaine manière d'agir. Or, ce qui règle et mesure les actes humains, c'est la raison, qui est le principe premier des actes humains, comme nous l'avons montré précédemment.


La loi est donc ce qui nous aide à guider notre action, ce qui nous pousse à agir ou ce qui nous détourne de l’action : ce qui nous lie comme l’indique l’étymologie du mot. Mais justement, ce qui guide notre action, c’est la raison pratique. Nous avons donc là un premier argument sous forme de syllogisme montrant que la loi est bien issue de la raison : la loi est un guide de notre action, ce qui guide notre action est la raison pratique, donc la loi est issue de la raison pratique.

Thomas d’Aquin a écrit:
C'est en effet à la raison qu'il appartient d'ordonner quelque chose en vue d'une fin; et la fin est le principe premier de l'action, selon le Philosophe.


La cause finale stipule qu’une chose est faite pour atteindre un objectif et ici, la raison humaine, principe premier de l’action humaine, est faite pour atteindre la fin de l’homme, ce pour quoi la nature (Dieu) a créé l’homme. Thomas d’Aquin traite du sujet de la fin ultime de la vie humaine dans les questions 1 à 3 pour parvenir à la conclusion que la fin ultime de la vie humaine est la béatitude, c’est-à-dire la « vision de l’essence divine » (Question 3 Article 8). La raison est donc à la fois la cause motrice de l’action humaine et sa cause finale.

Thomas d’Aquin a écrit:
Mais dans tout genre d'êtres, ce qui est principe est à la fois règle et mesure de ce genre; comme l'unité dans le genre nombre et le premier mouvement dans le genre mouvement. Il suit de là que la loi relève de la raison.


La règle et la mesure des actions humaines est la raison :
Thomas d’Aquin Question 1, Article 2 a écrit:
Les êtres doués de raison se meuvent eux-mêmes vers la fin parce qu'ils gouvernent leurs actes par le libre arbitre, "faculté de volonté et de raison

Cette dernière est donc également cause formelle de l’action humaine.

La raison est donc cause motrice, cause formelle et cause finale de l’action humaine. La loi, en tant qui guide dans l’action, en tant que résultat de la raison, en tant que moyen permettant d’atteindre la fin ultime de l’homme, relève bien de la raison.

Nous pourrons nous interroger sur cette position, car elle risque d’être lourde de conséquences pour un théologien : qu’en est-il de la loi divine, doit-elle reposer sur une raison divine ? Qu’en est-il de la loi naturelle, comment la rattacher à un principe de raison ? Et surtout, quel est l’impact de cette position sur la loi humaine ?

Les différents types de lois sont discutés dans la question 91. Les articles 1 et 4 traitent de la loi divine, l’article 2 de la loi naturelle et l’article 3 de la loi humaine.

La loi divine, éternelle, est nécessaire à la direction de la vie humaine afin de guider l’homme vers sa fin ultime, la béatitude, qui se trouve hors de portée des seules capacités de l’homme. Bien sûr, elle repose sur la raison divine.

Concernant la loi naturelle, l’intuition pourrait nous la faire rattacher à un habitus, mais nous avons vu que la loi n’est pas un habitus, car elle serait alors confondue avec les vertus (cf. réponse à la deuxième objection). Mais l’argument est ici celui déjà employé dans la réponse à la première objection : la loi naturelle participe de la loi divine par l’inclinaison qu’elle produit.

Concernant la loi humaine, elle est une prescription de la raison pratique comme nous l’avons vu. La raison permet de travailler à partir des lois naturelles afin d’élaborer les lois humaines comme des explicitations des premières. L’écart avec les animaux donné en exemple par Thomas d’Aquin (Question 95 Article 1) est ici parlant : là où l’animal suit la loi naturelle sans pouvoir s’en écarter, l’homme dispose de capacités d’analyse qui lui permettent d’aller plus loin vers la béatitude, mais qui nécessitent une recherche et un enseignement.

Comme nous l’avons indiqué, cette position est lourde de conséquences, car elle interdit toute conception volontariste de la loi. Issue de la raison, cette dernière ne peut être la simple volonté du souverain : elle ne peut être arbitraire ! Elle n’est pas non plus ce qui deviendra plus tard le contrat social, c’est-à-dire une volonté commune. Je n’ai pas de connaissances suffisamment solides en histoire de la philosophie pour élaborer sur ce point, mais cette position semble ouvrir la voie au jusnaturalisme. Quelqu’un souhaitera peut être élaborer sur ce sujet…
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