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Une nouvelle interprétation du Poème de Parménide.

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descriptionUne nouvelle interprétation du Poème de Parménide. EmptyUne nouvelle interprétation du Poème de Parménide.

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Dès la plus haute antiquité le poème de Parménide fait l'objet d'un triste consensus historique : on ne sait pas ce qu'il a voulu faire avec UN poème en DEUX parties, qu'il distingue avec un soin extrême. Cette claire transition figure dans le fragment VIII, plus précisément dans les vers 50, 51, 52. C'est eux, cette transition, qui font problème. Qu'a-t-il voulu nous dire ? Y répondre permettrait d'avoir une vue d'ensemble du poème, de comprendre quel était le projet de Parménide avec son De la Nature, permettrait de renouer avec sa cohérence, qui nous échappe.

Nous ne disposons pas du poème en entier. Mais des générations de chercheurs, dès l'antiquité, ont compilé les fragments qu'on trouve ici où là. A la fin du XIXe et au début du XXe siècles, les plus grands chercheurs, philologues, se sont penchés sur ce texte, que plus personne n'entendait globalement depuis très longtemps. Même Platon ne l'entend pas, ce que prouve le pseudo-parricide dialectique du Sophiste, ce sur quoi je reviendrai spécifiquement dans une autre intervention. Les dits chercheurs ont proposé des traductions motivées, et les interprétations qui vont avec. Certains allant jusqu'à torturer, modifier les textes pour qu'ils entrent en adéquation avec l'interprétation du texte qu'ils se faisaient a priori ! Peine perdue. Aucune n'est satisfaisante, ni ne permet de renouer avec l'intention de Parménide, de l'aveu même de ces chercheurs.

Je suis parfaitement incapable de proposer une nouvelle traduction. Par contre on verra vite avec les quelques exemples que je vais donner qu'une nouvelle traduction ne servirait pas à grand-chose : elles se valent toutes, ont été réalisées par les plus grands philologues, hellénistes. Et on ne réussit toujours pas à comprendre ce que voulait dire Parménide avec son poème en deux parties. Pour illustrer mon propos, je vais donner trois traductions différentes des vers 50, 51, 52 du fragment VIII, où Parménide dit clairement qu'il va passer à "autre chose" que la première partie. Les dits travaux ont tout de même réussi à générer des consensus qui ne font plus l'objet d'aucun débat, sur la façon d'ordonner les fragments, par exemple. Il n'y a guère que les derniers, très courts, et sans importance, qu'on pourrait changer de place, pourvu que ce soit après le fragment VIII où c'est très manifestement leur place, sans que cela apporte quoi que ce soit. Il y a des trésors dans ce texte, mais ils ne sont pas là, ils sont dans la première partie, celle qui a retenu toute l'attention dès Platon.

Le magistral opuscule de Beaufret chez Vrin propose :
Parménide (trad. Beaufret) a écrit:
Ici je mets fin à mon discours digne de foi et ma considération qui cerne la vérité ;
apprends donc, à partir d'ici, ce qu'ont en vue les mortels, en écoutant l'ordre trompeur de mes dires.
La Pléiade propose :
Parménide (trad. Pléiade) a écrit:
Mais ici je mets fin au discours assuré
Ainsi qu'à la pensée visant la vérité
Désormais apprends donc l'opinion des mortels
En ouvrant ton oreille à l'ordre harmonieux
Du discours composé pour ton enchantement.
Nestor-Luis Cordero, dans Les deux chemins de Parménide, chez Vrin, propose :
Je termine ici le raisonnement digne de foi et la pensée concernant la vérité ; à partir d'ici, apprends les opinions des mortels, en écoutant la trompeuse série de mes paroles.

Et la liste est longue. Que nous disent le plus nettement ces vers ? De la façon la plus explicite, Parménide passe à "autre chose" que ses considérations catégoriques, péremptoires, enflammées, redondantes, et absolument redoutables, sur l'Être et le Non-Être, de la première partie et qui ont capté toute l'attention dés l'antiquité. Et il dit aussi clairement qu'il a moins de considération pour la suite. L'histoire lui donnera raison : la grandeur parménidienne se trouve effectivement dans la première partie, avant ces vers.

Le vrai défi dans l'histoire de cette énigme n'est donc pas tant philologique : à ce niveau, tout a été dit, tenté ; il consiste à se replonger, s'immerger dans le contexte autant que possible, à s'en imprégner. Ce sont donc ces vers de transition, explicitement tels, qui ont beaucoup dérouté, qui sont au cœur du problème posé par le poème. A la suite de tant d'autres donc, je propose une nouvelle interprétation de ce passage qui permettrait de renouer avec la cohérence globale intrinsèque du texte, avec ce qu'a voulu dire Parménide.

On a donc une première partie franchement ontologique, métaphysique, catégorique, péremptoire, habitée par un "souffle", inspirée, et c'est celle qui a retenu l'attention, à bon droit, de tous ceux qui viendront à la suite. Et on a une deuxième partie franchement plate, lapidaire, désincarnée, où l'enthousiasme de Parménide a disparu. Forcément, anachroniquement, on pourrait la qualifier de scientifique, dans l'état où se trouve la science à cette époque. Mon interprétation est donc la suivante. Parménide ne rejette pas la science : en exigeant, en prononçant pour la PREMIÈRE fois, ce divorce épistémologique entre les deux grands domaines de la connaissance, avec un "De la Nature" en deux parties, il la porte sur les fonds baptismaux tout de même. Par contre, clairement, il fait d'emblée part de sa préférence : pour lui, ce sera l'ontologie, la dialectique. Et les éléates sont réputés pour ça. On n'est donc pas loin du mépris pour la science que les vers problématiques, de transition, illustrent : « Ici je mets fin à mon discours digne de foi... », dit-il donc (vers 50, fragment huit), quand il passe de la première partie qui traite de l'ontologie — qui accouchera dans la foulée de la dialectique avec Zénon d'Elée —, à la seconde, qui est "scientifique". Au moment des faits, il croit plus aux possibilités de la dialectique qu'à celles de la science, et il préfère clairement la première. C'est leur spécialité. Les éléates sont les pères de l'ontologie, de la dialectique, de la métaphysique, dans le sens où avec eux, pour la première fois, elles sont explicites, découvrent le langage qui est le leur. Tous les auteurs antiques sont unanimes : c'est Zénon qui a découvert la dialectique, et on sait qu'il fera un redoutable usage de cet outil. Ses fragments, qui gagneraient à être au moins autant connus que les arguments cinématiques, sont autant d'apories qui mettent la pensée, la connaissance de l'époque dans un embarras extrême. Il faut dire qu'à ce moment on entend tout et n'importe quoi dans le sens où cela mêle les deux domaines de la connaissance encore totalement indifférenciés, ce à quoi pour la première fois le poème tente de remédier péremptoirement avec cette articulation du fragment huit. Et à la suite, dans la seconde partie, qui est sienne, où il expose ses théories "scientifiques" à lui, et en laquelle il ne place pas le même enthousiasme que dans la première partie, relativement à son statut d'éminent ontologiste, dialecticien, il ne fait effectivement guère mieux que ces contemporains. Ce qui donne raison au dédain hiérarchique affiché dans les vers de transition. C'est cela qu'il fallait entendre avec un poème en deux parties.

Mais attention, malgré le choix et la supériorité déclarée de l'ontologie, de la dialectique, de la métaphysique, il n'est pas question pour cela de ne pas faire également de la "science" : il veut lui aussi faire système. Le poème a ouvertement une vocation totalisante, fragment VIII, vers 60 et 61, il dit :
Parménide (trad. Beaufret) a écrit:
Le déploiement de ce qui paraît, en tant qu'il se produit comme il se doit, voilà ce que je vais te révéler en entier, afin que le sens des mortels jamais ne te dépasse
Dédain hiérarchique ne veut surtout pas dire rejet. Le devenir est toujours là et mérite pleinement explications, dorénavant siennes, propres, donc. Il sait que la science est nécessaire, indispensable, mais c'est donc autre chose que l'ontologie, la dialectique. Et il est le premier à la dire. L'objet des sciences, c'est les choses. Mais à l'ontologie, la dialectique, la métaphysique, la philosophie, reviennent l'Être, le Non-Être, l'Un, et rapidement, avec Aristote, dont la structure de l'œuvre entérine profondément la critique éléate, et qui forge le terme de métaphysique, l'Étant, sa version archétypale, générique, et les Étants. Platon, lui, ne l'entendra absolument pas, d'où le pseudo-parricide dialectique du Sophiste, pour pouvoir continuer à penser comme avant et nous proposer sa théorie de la participation. Le dit divorce, finalement, entre les deux grands domaines de la connaissance, philosophie et sciences humaines, d'une part, et sciences dites dures, d'autres part, aura finalement lieu empiriquement, laborieusement, historiquement, en, au bas mot, 2500 ans, avec pour résultat les cohortes de disciplines absolument bien différenciées qu'on a aujourd'hui dans les deux domaines.

descriptionUne nouvelle interprétation du Poème de Parménide. EmptyRe: Une nouvelle interprétation du Poème de Parménide.

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Pour moi cette seconde partie a le même but que la "dialectique transcendantale" dans la CrPure de Kant. Elle préfigure aussi le nominalisme.

C’est ainsi que, selon l’opinion, ces choses se sont formées et qu’elles sont maintenant et que plus tard elles cesseront, n’étant plus entretenues.
A chacune d’elles les hommes ont imposé le nom qui la distingue.

descriptionUne nouvelle interprétation du Poème de Parménide. EmptyRe: Une nouvelle interprétation du Poème de Parménide.

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Vangelis a écrit:
Pour moi cette seconde partie a le même but que la "dialectique transcendantale" dans la CrPure de Kant. Elle préfigure aussi le nominalisme.

C’est ainsi que, selon l’opinion, ces choses se sont formées et qu’elles sont maintenant et que plus tard elles cesseront, n’étant plus entretenues.
A chacune d’elles les hommes ont imposé le nom qui la distingue.



Votre intervention, si courte soit-elle, comporte deux parties absolument distinctes.

Votre citation du poème, qui introduit la seconde partie, va effectivement dans le sens de la convergence, de l'analogie, que vous énoncez dans la première partie de votre intervention. Si mon interprétation est la bonne, Parménide prône donc le divorce épistémologique entre les deux grands domaines de la connaissance, et, en tout état de cause, que j'ai tort ou raison, il manifeste de toute façon une très nette préférence entre deux formes de discours ; plus encore, il déprécie qualitativement le second, mais sans qu'il soit question d'y renoncer (voir les vers 60 et 61 que j'ai donnés au-dessus) ! Ceci dit, la dite rupture peut-elle être aussi radicale que le suggère la première partie de votre intervention ? Je ne crois pas. Je pense que la dite dépréciation est relative, vaut surtout entre la première forme de discours et la deuxième. Et c'est parce que cette dépréciation est relative, limitée, que Parménide a des prétentions plus que notoires, fortes, on est Grec ou on ne l'est pas !, quant à la deuxième forme de discours. La rupture kantienne que vous évoquez a sans doute une origine plus récente.

Quant au nominalisme, vous avez probablement raison, je suis en tout cas de votre avis. Je suis de ceux qui pensent qu'il est très ancien, toujours latent, récurrent, polymorphe, une sorte de compagnon éploré de la connaissance qui échoue. Je le considère en dernier lieu comme une forme radicale de scepticisme concernant la possibilité de savoir, il résulte d'une déception, d'un constat d'échec intime, intuitif, qui mûrit très longuement, ce qui ne veut surtout pas dire qu'il n'est pas possible de savoir, qu'il y a renoncement, qu'il faut être aussi radical que la rupture que vous évoquez en premier. Aristote est un cas, c'est un Grec qui devient prudent, songeur. On a vu en lui le premier nominaliste. Il incarne en tous cas la fin de la philosophie grecque triomphante. Il sait que ses réponses engendrent d'insolubles questions. Eu égard à la dépréciation affichée par le poème, eu égard au fait que ça soit Aristote qui a le plus entériné la critique éléate, il se pourrait donc bien que ça soit Parménide qui ait déclenché le long et patient bal du nominalisme, en attendant que le dit divorce soit pleinement advenu historiquement. Bravo.

Dernière édition par Neopilina le Sam 19 Mar 2011 - 16:42, édité 4 fois

descriptionUne nouvelle interprétation du Poème de Parménide. EmptyRe: Une nouvelle interprétation du Poème de Parménide.

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Neopilina a écrit:
Quant au nominalisme [...] il est très ancien, toujours latent, récurrent, polymorphe, une sorte de compagnon éploré de la connaissance qui échoue. Je le considère en dernier lieu comme une forme radicale de scepticisme concernant la possibilité de savoir
S'exprimer ainsi implique d'élargir considérablement l'opposition entre réalisme et nominalisme (en fait, de l'appliquer à toute l'histoire de la philosophie), et de la tenir comme l'opposition de deux ontologies contraires. Toutefois, il faut préciser qu'historiquement, le nominalisme ne fait échec qu'à la Trinité unitaire des réalistes de la scolastique médiévale, autrement dit à la radicalisation de la logique aristotélicienne, qui seule rend possible la scolastique. Nominalisme et réalisme présupposent nécessairement la logique et la métaphysique d'Aristote ; dès lors, en faire usage pour considérer la philosophie antérieure demande quelques précisions, pour éviter les confusions et les malentendus. Or le nominalisme (version générale) n'est pas du scepticisme, et consiste plutôt à considérer que la détermination (dialectique et logique) de tout l'être n'est pas possible, qu'on y accède aussi par d'autres voies, en particulier celle des sens, que disqualifiait Platon. Le nominalisme, d'une certaine manière, prépare l'empirisme. De ce point de vue, on peut soutenir que, loin d'être sceptique à l'égard de la possibilité même de connaître, il oblige la connaissance à se corriger sans cesse pour mieux se rapporter au réel, tandis que le réalisme implique une connaissance définitive et totale (cf. le dogmatisme médiéval) qu'on n'aurait plus qu'à commenter ou à répéter ad libitum.

Neopilina a écrit:
Aristote [...] incarne en tous cas la fin de la philosophie grecque triomphante.
Ou bien achève-t-il de la faire triompher, et toute la philosophie avec elle ? Aristote, c'est ce qui tient le moyen âge en ébullition pendant huit siècles, et qui rend possible Guillaume d'Ockham, véritable Aristote médiéval, plus encore que Thomas d'Aquin.

Neopilina a écrit:
il se pourrait donc bien que ça soit Parménide qui ait déclenché le long et patient bal du nominalisme.
Ce qui explique le parricide auquel se livre Platon, qui n'aura donc pas réussi à le tuer. Et c'est heureux.


Dernière édition par Euterpe le Dim 7 Aoû 2016 - 19:33, édité 1 fois

descriptionUne nouvelle interprétation du Poème de Parménide. EmptyRe: Une nouvelle interprétation du Poème de Parménide.

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Pour rendre clair ce qu'on appelle le nominalisme d'Aristote, il paraît opportun de citer un passage on ne peut plus clair de la Métaphysique, extrait du Livre E, en 1027b - 1028a :
Aristote, Métaphysique a écrit:
Car le faux et le vrai ne sont pas dans les réalités [...]. [Mais] puisque la combinaison et la division sont dans la pensée et non dans les réalités, et que l'être de cette sorte est différent des êtres au sens propre (...), il faut laisser l'être en tant que coïncident et l'être en tant que vérité ; en effet, la cause de l'un est indéterminée, celle de l'autre est une affection de la pensée. L'un et l'autre concernent le genre restant de l'être et ils ne montrent pas qu'il y ait, en dehors <de la pensée>, une certaine nature de l'être. C'est pourquoi il faut laisser cela de côté, mais examiner les causes et les principes de l'être lui-même, en tant qu'être.
On peut lire ici une critique du platonisme (cf. surtout le livre Z, qui invalide par avance le réalisme scolastique, auquel on peut reprocher de vouloir platoniser Aristote). Ce qui intéresse Aristote n'est pas le discours (la pensée) sur l'être, mais l'être lui-même, en tant qu'être, autrement dit, pas en tant qu'objet de la pensée. Aristote abandonne la question de savoir si la pensée de l'être a de l'être ou est un être, ce n'est pas l'être en tant qu'il est pensé, ni la question de savoir si la pensée de l'être et l'être sont une seule et même chose, mais l'être en lui-même : en tant qu'être. Or la science de l'être en tant qu'être, c'est la métaphysique (cf. livre Γ, 1003a 21-30).
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