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Le Cicérone de Burckhardt et l'histoire de l'art.

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Le Cicérone de Burckhardt



D'abord, qu'appelle-t-on un Cicérone ? Inventé au XVIIIe siècle en Italie, le terme est forgé pour désigner ironiquement le verbiage propre aux guides locaux qu'employaient les visiteurs d'une ville, ou d'un monument, guides qui n'avaient pas l'éloquence d'un Cicéron. Burckhardt savait cela. Ce n'est pas sans une certaine malice qu'il choisit d'intituler cette œuvre majeure d'une antiphrase de la sorte. Car le Cicérone n'est pas un guide au sens où on l'entendait alors, mais un livre d'histoire de l'art. Or comme toujours avec Burckhardt, le savoir doit être vécu-vivant. Il ne propose pas moins qu'un guide ambitieux en ce sens (ou une histoire de l'art humble, autrement dit non universitaire), puisqu'il s'agit d'apprendre à apprécier les œuvres d'art (à en connaître le prix, la valeur ; prix se dit precio en espagnol, et prezzo en italien), à en jouir (joie), à les aimer en sachant ce qu'on aime, ce qui est le propre de l'amateur (italianisme qui vient du verbe aimer, amare en italien, qui donne amatore, celui qui aime). D'où le sous-titre, très mal traduit en français dans la version d'Auguste Gérard, Le Cicérone, guide de l’art antique et moderne en Italie, 2 vol., Paris, Firmin-Didot, 1885-1892 (l'unique traduction française, à ma connaissance), puisqu'il y manque le mot-clé du sous-titre expressément choisi par Burckhardt : Eine Anleitung zum Genuß der Kunstwerke Italiens. Genuß a un sens positif, qui exprime la satisfaction, le plaisir, le bénéfice.

On l'aura compris, si le Cicérone de Burckhardt est si important aujourd'hui (sauf en France, où les œuvres de ce maître ont toujours été négligées, malgré l'effort éditorial des dix dernières années), c'est qu'il constitue encore un des principaux ouvrages d'enseignement et de formation du jugement artistique. Peu savent aujourd'hui que c'est précisément grâce à cette œuvre de Burckhardt que l'histoire de l'art s'est réellement émancipée de l'histoire. Pour le comprendre, retraçons brièvement l'histoire de cette œuvre elle-même.

Burckhardt l'écrivit entre 1853 et 1854, et la publia en 1855. Elle a ceci de particulier, d'original, qu'il ne s'agit pas d'un ouvrage scientifique, ni objectif. Ce serait même plutôt un ouvrage subjectif. Paradoxalement, c'est cela même qui a permis d'inventer l'histoire de l'art.
Avant Burckhardt, non seulement le développement de l'archéologie était limité (les Winckelmann ne couraient pas les rues), mais la conception la plus répandue de l'évolution de l'art n'identifiait que deux périodes artistiques : la Grèce antique (Winckelmann, encore lui, jugeait avec dédain l'art romain) et le moyen âge gothique (très en vogue chez les romantiques). Rome, la Renaissance, le baroque et même le néoclassicisme semblaient manquer d'unité, de cohérence, voire résulter du hasard, au point de rendre impossible toute conceptualisation, toute classification. La raison en était simple, pour un voyageur du XIXe siècle qui se rendait en Italie : les œuvres de toutes les époques s'y côtoient, formant un mélange défiant même un esprit méthodique.

Son voyage en Italie permit à Burckhardt de comprendre que sous le désordre apparent, une continuité historique menant de l'antiquité au XIXe siècle était perceptible, pour qui faisait l'effort d'être attentif. Pourtant, il ne doit cette observation fondamentale qu'à sa seule sensibilité, à sa réceptivité hors du commun, plutôt qu'à une méthode historique. Comment cela fut-il possible ? D'abord, l'histoire ou la philosophie ne s'intéressaient aux œuvres d'art que comme des documents ou des témoignages ayant une valeur essentiellement illustrative. Mais son expérience italienne incita Burckhardt à prendre ses distances avec les chapelles universitaires, préférant adopter une position originale, celle d'un historien anhistorique. C'est pourquoi on l'accusait parfois de n'être qu'un dilettante, un esthète, voire un hédoniste.

Mais quelle était sa conception ? Il ne concevait pas l'histoire comme un processus d'actions et d'interactions toujours nouvelles. L'histoire n'est pas seulement une suite ininterrompue d'événements. On peut y repérer des constantes et des types (types d'hommes, types d'esprits). En ce sens, l'histoire serait plutôt une suite de répétitions éternelles. Burckhardt nie l'histoire en ceci qu'il substitue à l'histoire événementielle l'histoire de la culture et de la civilisation (qui correspond à ce qu'on appelle parfois l'histoire des idées). Il en est l'inventeur, sachant qu'il est viscéralement antisystématique. Son œuvre est une œuvre ouverte. (Lire toute l'introduction à ses Considérations sur l'histoire universelle, qu'il écrivit en 1868 et qui constitua son cours de l'année 1870-1871*.)

Benedetto Croce déjà, qui pesait toujours ses mots, affirmait que si nous nous étions référés au Cicérone avec plus d'attention et de rigueur, l'histoire de l'art eût progressé beaucoup plus rapidement. En effet, si son œuvre est remplie d'inexactitudes, on y trouve des remarques tellement profondes qu'elles sont aujourd'hui comme des principes, des fondements à toute étude d'histoire de l'art. Ainsi, Burckhardt fut le premier à dire qu'il fallait étudier les œuvres en elles-mêmes, sans considérations extérieures (principe que reprendra Wölfflin, son élève et disciple) : c'est dans les œuvres d'art elles-mêmes qu'il faut chercher ce qui explique les œuvres. C'est pourquoi il conçoit l'histoire de l'art comme l'histoire des seuls chefs-d'œuvre, œuvres singulières et géniales qui offrent les repères propres à écrire l'histoire, autrement dit l'histoire spirituelle, celle des manifestations de l'esprit des hommes, de leur jugement, jugement qui organise l'esprit et l'oriente dans un devenir. L'esprit, chez Burckhardt, c'est la vie, la vie de l'humanité. Or, c'est l'art qui matérialise le mieux la vie spirituelle des hommes, il en est la forme la plus haute, si haute que c'est la tâche à laquelle Burckhardt les assigne.

*Nietzsche, qui suivit les cours de Burckhardt en 1870-1871, affirmait à un ami : « c'est la première fois que j'éprouve du plaisir à suivre un cours ».




Dernière édition par Euterpe le Mer 3 Aoû 2016 - 1:03, édité 5 fois

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ЄutΞrpЭ a écrit:
Burckhardt nie l'histoire en ceci qu'il substitue à l'histoire événementielle l'histoire de la culture et de la civilisation (qui correspond à ce qu'on appelle parfois l'histoire des idées). Il en est l'inventeur

Inventeur, mais l'initiateur, son initiateur, est Goethe, qui professait son dédain de l'histoire (cf. la critique de Barbey d'Aurevilly, pour qui l'Histoire était si importante, dans son Contre Goethe), et affirmait l'importance du caractère chez l'homme, qui ne change pas. Son génie théâtral lui faisait voir des types humains généraux, qu'il appliquait à toutes les époques. Ses drames sont déjà une histoire à la Burckhardt. Les personnages ne parlent pas avec leur génie propre, ils manquent complètement de couleur locale. Ils sont l'équivalent des Urphanomènes qu'il découvrait parallèlement dans ses recherches en sciences naturelles.

Le Voyage en Italie de Goethe marqua aussi une manière nouvelle d'envisager le tourisme culturel. Sa passion pour Rome en fait le classique des classiques. Il a revécu les poésies de Properce d'une façon quasi mimétique, avant de faire à son tour une oeuvre d'art de sa vie romaine.


Winckelmann, encore lui, jugeait avec dédain l'art romain

Ce qui est assez singulier, quand on sait que la plupart des oeuvres sculptées qu'il admirait étaient l'oeuvre des Romains. Même chose pour Goethe. Burckhardt est-il allé en Grèce ? J'ai l'impression que beaucoup d'Allemands n'ont connu la Grèce que par l'entremise des Romains. En fait, comme les Italiens de la Renaissance qui pratiquèrent de bonne heure l'archéologie de leur propre sol ! A la rigueur, la Sicile pouvait donner une idée de la Grèce.

c'est dans les œuvres d'art elles-mêmes qu'il faut chercher ce qui explique les œuvres. C'est pourquoi il conçoit l'histoire de l'art comme l'histoire des seuls chefs-d'œuvre, œuvres singulières et géniales qui offrent les repères propres à écrire l'histoire, autrement dit l'histoire spirituelle, celle des manifestations de l'esprit des hommes, de leur jugement, jugement qui organise l'esprit et l'oriente dans un devenir.

Je pense au Voyage en Italie de Taine qui cherchait dans le milieu historique l'explication des oeuvres. Il vaudrait la peine de discuter ce point de vue de Burckhardt. Je pense que Taine a raison tant que l'on n'aborde pas le génie propre des artistes, son approche des fresques de Raphaël et de la carrière du peintre m'a impressionné quand je l'ai lu. Mais il est incapable d'expliquer avec sa méthode le génie de Michel-Ange ou de Léonard. Il y parvient beaucoup mieux avec Raphaël, parce que Raphaël était l'artiste à succès, qui partageait des idéaux communs avec son époque. Mais singulièrement, il avoue préférer Léonard.

Autre remarque sur Burckhardt à propos de l'esprit des hommes. Il me semble admirer surtout le génie multiforme d'un Léonard, autrement dit sa capacité à briller dans tous les domaines de la connaissance et davantage. D'ailleurs Burckhardt admire tout autant l'énergie de l'homme, aussi celle des Condottiere, dont il a mis en lumière le rôle essentiel dans la re-naissance du génie artistique italien. Il voit également la réalisation grâce aux arts de la représentation (peinture, sculpture, et leur cadre, architecture) d'une forme de noblesse humaine. Je pense à son passage sur un de ces génies universels assez peu connu, Alberti, dans Civilisation de la renaissance italienne, où l'émotion de l'historien est palpable.


Mais son expérience italienne incita Burckhardt à prendre ses distances avec les chapelles universitaires

Evoquons ici un fait très important : Burckhardt était issu d'une vieille famille bâloise, et cette ville cultivait une grande singularité dans son approche de la culture, à tel point que Curt Paul Janz, bâlois lui aussi, consacre un long développement dans sa biographie de Nietzsche (Tome I) à cette spécificité bâloise, si différente des grandes Universités allemandes. Il n'est pas du tout anodin que ce soit à Bâle que Burckhardt ait trouvé des oreilles attentives. La même remarque s'applique à Nietzsche, envers qui les autorités de la ville furent très bienveillantes.

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Liber a écrit:
ЄutΞrpЭ a écrit:
Burckhardt nie l'histoire en ceci qu'il substitue à l'histoire événementielle l'histoire de la culture et de la civilisation (qui correspond à ce qu'on appelle parfois l'histoire des idées). Il en est l'inventeur
Inventeur, mais l'initiateur, son initiateur, est Goethe, qui professait son dédain de l'histoire (cf. la critique de Barbey d'Aurevilly, pour qui l'Histoire était si importante, dans son Contre Goethe), et affirmait l'importance du caractère chez l'homme, qui ne change pas.
Wölfflin, à l'époque de sa maturité, rendra à Gœthe ce qui appartient à Gœthe. On sait que l'Art classique de Wölfflin (encore aujourd'hui un des sommets du genre) est son ouvrage d'histoire de l'art le plus proche de la conception que s'en faisait Burckhardt (il y disqualifie l'histoire de l'art telle que Taine la pratique). Mais l'enseignement qu'on retire du Voyage de Gœthe et du Cicérone de Burckhardt n'est pas le même, quoique les deux soient apparentés. Gœthe trouve l'universel dans l'individuel, quand Burckhardt est le penseur de l'individuel, qu'il universalise. De sorte que Gœthe n'a pas besoin de devenir historien ; et vous établissez vous-même le lien entre son Voyage et ses travaux de sciences naturelles, faisant écho aux rapprochements indiqués par Wölfflin, par exemple avec la Métamorphose des plantes. Pour Gœthe, l'art, le Grand Art, l'art classique, est le produit de la nature (ce n'est pas même une analogie chez lui, il le pense). Voici ce que dit Wölfflin, commentant certaines exclamations admiratives de Gœthe face aux œuvres :
Heinrich Wölfflin, « Le Voyage de Gœthe en Italie », in Réflexions sur l'histoire de l'art a écrit:
En comparaison du Nord, l'Italie a toujours été le pays de la forme la plus rigoureuse. Le premier cri de jubilation à propos de la valeur de la forme, ce n'est pas en face d'une œuvre d'art que nous la trouvons, mais devant un produit de la nature : un animal marin au Lido. « Quelle chose délicieuse et splendide qu'un être vivant ! Quelle mesure dans sa forme, quelle vérité, quelle présence (wie seiend) ! » (et il souligne le dernier mot). C'est la même impression qu'en face du temple antique d'Assise il condensera dans les mots : « Quelle totalité (So ganz !) ! ce qui veut dire : quel achèvement homogène et immanent. Ce qui est décisif cependant, c'est l'intuition selon laquelle la forme (organique) rigoureuse renferme la garantie de la vie, que la forme n'est pas quelque chose qui serait imposé de l'extérieur mais la vie même devenue visible [...]. »
Je crois, en forçant un peu le trait pour les besoins de la comparaison, que le vécu-vivant gœthéen et celui de Burckhardt, pour être consanguins, s'orientent dans deux directions inverses, où procèdent de deux directions opposées qui se rejoignent, comme on voudra. Chez Gœthe, l'esprit est la manifestation du vivant, il est la vie même en tant que sa consistance procède d'elle. Il n'y a d'esprit qu'à la seule gloire de la vie. Chez Burckhardt, la vie ne vaut qu'en tant qu'elle est la manifestation de l'esprit, qui seul donne son prix à la vie même (on trouve chez lui des remarques à propos des consolations que procurent les œuvres de génie, ce qui me paraît moins flagrant ou moins vrai chez Gœthe).

En ce sens, je parlerais plutôt d'un Gœthe inspirateur, à la condition de préciser que le Voyage en Italie n'a pas formé Burckhardt, ne lui a pas suggéré ce qu'il fallait faire, ni un quelconque programme. Gœthe donne un écho à ce qui est déjà constitutif de l'affect propre à Burckhardt, qui était déjà comme ça, quand Gœthe ne fit que le devenir. De sorte que Gœthe est informé, formé par son expérience italienne (et surtout palladienne et romaine), quand Burckhardt nous forme vraiment au jugement de goût. Kant ne fait que le définir, Gœthe l'inspirer : Burckhardt l'enseigne, il est un jugement à l'œuvre, irréductiblement personnel, individuel, original, et pourtant et partant il est notre éducateur en la matière (pas seulement celui d'un Wölfflin ; et certes pas le seul).

Liber a écrit:
Évoquons ici un fait très important : Burckhardt était issu d'une vieille famille bâloise, et cette ville cultivait une grande singularité dans son approche de la culture, à tel point que Curt Paul Janz, bâlois lui aussi, consacre un long développement dans sa biographie de Nietzsche (Tome I) à cette spécificité bâloise, si différente des grandes Universités allemandes. Il n'est pas du tout anodin que ce soit à Bâle que Burckhardt ait trouvé des oreilles attentives. La même remarque s'applique à Nietzsche, envers qui les autorités de la ville furent très bienveillantes.
Wölfflin fait une confidence très révélatrice à cet égard, à propos d'une conférence qu'il prononça à l'Académie de Berlin, en 1930 (c'est dire à quel point Burckhardt est au purgatoire) :
Heinrich Wölfflin, « Jacob Burckhardt », in Réflexions sur l'histoire de l'art a écrit:
À l'Académie de Berlin, l'accueil réservé à Burckhardt n'était alors qu'à moitié favorable. On refusait de reconnaître la valeur de son histoire de la culture grecque. « Ces Grecs-là n'ont jamais existé », m'avait dit Mommsen, il y a des années, lors de ma première visite, et on sait que Wilamowitz, à cette époque la personnalité dominante de l'Académie, n'en pensait pas autrement. Je ne crois pas que je lui aie fait plaisir avec ma conférence. C'est en revanche dans une atmosphère de bienveillance sereine que j'ai pu prononcer le discours sur Burckhardt et l'art que l'on m'avait demandé pour le centenaire de la Historisch-Antiquarische Gesellschaft de Bâle (octobre 1936). La ville aussi bien que le défunt peuvent s'enorgueillir du fait que l'on peut toujours parler de lui comme d'un contemporain [...].


Liber a écrit:
Burckhardt est-il allé en Grèce ? J'ai l'impression que beaucoup d'Allemands n'ont connu la Grèce que par l'entremise des Romains. En fait, comme les Italiens de la Renaissance qui pratiquèrent de bonne heure l'archéologie de leur propre sol ! A la rigueur, la Sicile pouvait donner une idée de la Grèce.
Vous faites une remarque importante, qui montre à quel point nous ne pouvons faire l'économie de la question de savoir si, et dans quelle mesure, la Grèce n'est pas une invention (historiquement, une première fois avec les Romains, une deuxième fois avec l'Allemagne du XIXe siècle). Il faudrait réaliser un travail à partir des sources de Barrès, écrivant son Voyage de Sparte, seul exemple à ma connaissance d'un "classique gœthéen" ayant fait l'effort d'aller voir par lui-même ce qu'il en était. Tout le début du livre est instructif de ce point de vue.

Liber a écrit:
Je pense au Voyage en Italie de Taine qui cherchait dans le milieu historique l'explication des oeuvres. Il vaudrait la peine de discuter ce point de vue de Burckhardt. Je pense que Taine a raison tant que l'on n'aborde pas le génie propre des artistes, son approche des fresques de Raphaël et de la carrière du peintre m'a impressionné quand je l'ai lu. Mais il est incapable d'expliquer avec sa méthode le génie de Michel-Ange ou de Léonard. Il y parvient beaucoup mieux avec Raphaël, parce que Raphaël était l'artiste à succès, qui partageait des idéaux communs avec son époque. Mais singulièrement, il avoue préférer Léonard.
Oui, confronter l'école de Taine à celle de "Wölfflin-Burckhardt" vaut vraiment la peine (pour être complet, il faudrait une étude comparative très serrée de Gœthe, Stendhal, Burckhardt et Taine). D'où l'importance de lire les œuvres historiques de Benedetto Croce, sinon le meilleur, du moins l'un des plus fiables et profonds, à ce sujet (il connaissait intimement son Gœthe, son Taine, et son Burckhardt ; et je ne connais personne d'autre que lui, capable de les confronter, de forger des hypothèses en les rapprochant ou en les distinguant).




Dernière édition par Euterpe le Sam 26 Mar 2011 - 17:10, édité 2 fois

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ЄutΞrpЭ a écrit:
Pour Gœthe, l'art, le Grand Art, l'art classique, est le produit de la nature (ce n'est pas même une analogie chez lui, il le pense).

Disons que Goethe, en grand visuel, cherchait la nature dans l'art, pour retrouver ensuite le chemin vers une idéalisation de celle-ci. Tel était selon lui le "véritable idéalisme", comme il le dit un jour à Eckermann en feuilletant les gravures des paysages de Claude Lorrain. Néanmoins, ne sous-estimez pas chez lui l'importance du souvenir de l'oeuvre peinte, admirée, rêvée dans la sombre Allemagne, et revécue en Italie. Quand Goethe admire un paysage italien, il voit un tableau, et de retour à Weimar, ce paysage redeviendra tableau dans son imagination. Ainsi, la peinture qu'il aimait le plus était celle de Claude Lorrain, voilée par ce léger brouillard de la campagne romaine, et celle des Vénitiens, dont les ombres sont à peine moins lumineuses que les parties les plus éclairées. Retrouver la nature dans l'oeuvre d'art et revivre la nature par l'oeuvre d'art.


Chez Gœthe, l'esprit est la manifestation du vivant, il est la vie même en tant que sa consistance procède d'elle. Il n'y a d'esprit qu'à la seule gloire de la vie. Chez Burckhardt, la vie ne vaut qu'en tant qu'elle est la manifestation de l'esprit, qui seul donne son prix à la vie même (on trouve chez lui des remarques à propos des consolations que procurent les œuvres de génie, ce qui me paraît moins flagrant ou moins vrai chez Gœthe).

En effet, Goethe aurait pu se passer des oeuvres d'art, pas Burckhardt. Mais Goethe était un extraverti, tourné vers le monde qu'il cherchait à saisir dans sa totalité avec ses grands yeux. Burckhardt était tout le contraire, introverti et plutôt timide, sans doute d'un caractère plus passionné, moins serein. Goethe trouvait sa consolation dans l'étude de la nature. L'art, dans les dernières années de sa vie, deviendra un moyen de connaissance de la nature par le symbole, d'une valeur aussi élevée que la science. Burckhardt me semble avoir été un humaniste, dans le sens antique (pas dans le sens moraliste moderne, qu'il exécrait). Ainsi Goethe s'occupait moins de l'homme que ne le faisait Burckhardt. En transformiste-évolutionniste convaincu par ses observations sur les plantes, Goethe cherchait le modèle, l'harmonie dans la nature qu'il souhaitait réconcilier à l'homme. Burckhardt s'attachait à retrouver ses modèles, ses types, dans l'étude historique. Il appartiendra à Nietzsche de faire la synthèse entre ces deux pensées.


De sorte que Gœthe est informé, formé par son expérience italienne (et surtout palladienne et romaine), quand Burckhardt nous forme vraiment au jugement de goût.

Goethe ne nous apprend pas grand chose qui puisse nous aider à apprécier les oeuvres d'art italiennes. Il ne s'est même pas arrêté à Florence lors de son premier voyage, tellement il était pressé d'arriver à Rome pour en finir avec un désir ardent. Il programme même d'y entrer en un jour symbolique. Son voyage est marqué par la précipitation. Quelle différence avec Burckhardt ou Taine !


En ce sens, je parlerais plutôt d'un Gœthe inspirateur.

Dans le même sens que Goethe fut inspiré par Winckelmann.


Vous faites une remarque importante, qui montre à quel point nous ne pouvons faire l'économie de la question de savoir si, et dans quelle mesure, la Grèce n'est pas une invention (historiquement, une première fois avec les Romains, une deuxième fois avec l'Allemagne du XIXe siècle). Il faudrait réaliser un travail à partir des sources de Barrès, écrivant son Voyage de Sparte, seul exemple à ma connaissance d'un "classique gœthéen" ayant fait l'effort d'aller voir par lui-même ce qu'il en était. Tout le début du livre est instructif de ce point de vue.

En effet, il me semble que Barrès a retrouvé la Grèce héroïque dans les tombeaux de Mycènes. Les Romains imitèrent les Grecs en toute humilité, parce qu'ils les savaient d'un esprit supérieur au leur. Les Allemands ont fait preuve de plus de hauteur, ils ont voulu égaler les Grecs. Burckhardt est je crois le premier à montrer en Allemagne ce qu'était réellement la Grèce, en dehors de l'imitation romaine, plus civilisée, plus facile au goût.


Oui, confronter l'école de Taine à celle de "Wölfflin-Burckhardt" vaut vraiment la peine (pour être complet, il faudrait une étude comparative très serrée de Gœthe, Stendhal, Burckhardt et Taine).

J'aime vraiment beaucoup le Voyage en Italie de Taine (là encore difficile à trouver en réédition intégrale). Comme Burckhardt, Taine ne se limite pas à l'étude des oeuvres d'art, mais cherche d'abord à évoquer pour lui-même une civilisation, et en premier lieu par l'architecture, qui précède selon lui toutes les autres manifestations artistiques.

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Liber a écrit:
ne sous-estimez pas chez lui l'importance du souvenir de l'œuvre peinte, admirée, rêvée dans la sombre Allemagne, et revécue en Italie. Quand Gœthe admire un paysage italien, il voit un tableau, et de retour à Weimar, ce paysage redeviendra tableau dans son imagination. Ainsi, la peinture qu'il aimait le plus était celle de Claude Lorrain, voilée par ce léger brouillard de la campagne romaine, et celle des Vénitiens, dont les ombres sont à peine moins lumineuses que les parties les plus éclairées. Retrouver la nature dans l'œuvre d'art et revivre la nature par l'œuvre d'art.
Un poète comme lui ne pouvait pas passer à côté de ce qu'une œuvre peut transfigurer, faire transparaître. Beaucoup ont appris à voir une œuvre en étant saisis par les jugements sidérants que Gœthe prononçait. Toutefois, il y a chez Burckhardt quelque chose de plus. Non seulement il saisit ce qu'une œuvre transfigure, mais il sait voir dans l'œuvre l'œuvre même, comme objet irréfragable tant elle est, aussi, une affirmation pure, quelque chose d'immédiat qui résiste à l'analyse. En ce sens j'ai plus appris de Burckhardt que de Gœthe, car l'œuvre n'étant jamais dématérialisée dans sa seule transfiguration, elle interdit de divaguer. C'est un réel à part entière.

Les Romains imitèrent les Grecs en toute humilité, parce qu'ils les savaient d'un esprit supérieur au leur.
Accordons-nous le plaisir de cette digression. Cela me rappelle tout le début du 2e chapitre de L'élégie érotique romaine, que Paul Veyne consacre à Callimaque : « Callimaque et l'humour lyrique ».
Paul Veyne a écrit:
Le seul triomphe dont Rome se vantait était d'avoir battu les Grecs sur un terrain dont elle ne se rendait pas compte qu'il avait été constitué par eux ; « en poésie élégiaque, nous avons dépassé les Grecs »*, écrit un critique romain, qui s'imagine manifestement que l'élégie existe aussi naturellement et universellement que la faune et la flore ; c'est en un même sens que, selon Horace, « en poésie satirique, tout est pour nous » : en ces jeux olympiques de la culture, les Romains se sont imposés. La civilisation hellénique est la civilisation tout court, dont les Grecs ne sont que les premiers possesseurs, et Rome entend bien ne pas leur abandonner ce monopole. La vraie originalité se mesure au naturel d'un geste d'appropriation ; une personnalité assez forte pour saisir aussi hardiment aura aussi la force d'assimiler et ne se réfugiera pas dans sa spécificité nationale. Nietzsche admirait l'audace impérialiste avec laquelle Rome considérait les valeurs étrangères comme son butin.

*Quintilien, X, 1, 93 [La note est de P. Veyne].


J'aime vraiment beaucoup le Voyage en Italie de Taine (là encore difficile à trouver en réédition intégrale).
N'oubliez pas les talents d'un vieux bibliothécaire que vous avez connu, et qui n'a pas tout à fait disparu. Vous trouverez dans le topic dédié à Taine une édition intégrale de 1990 et libre de droit, à télécharger (ici Hyppolite Taine).


Dernière édition par Euterpe le Ven 17 Juin 2011 - 15:32, édité 1 fois
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