Duane Michals, photographe américain né en 1932, est sans aucun doute un des meilleurs de l'époque contemporaine. Il éploie tout son génie en séquences photographiques iconoclastes, narrations courtes et denses où l'ironie étreint obstinément l'obstination métaphysique des êtres. La mise en abîme est sa figure de style privilégiée, quasi obsessionnelle, car Duane Michals ne photographie qu'une seule et même chose : la représentation. De Platon à Magritte, d'aucuns ont dénoncé le mensonge de la représentation, rappelant qu'on ne doit pas la confondre avec ce qu'elle représente. Mais Duane Michals, qui aime les images avec intelligence, ne se satisfait pas de cette distinction superfétatoire, tant elle se montre incapable d'exorciser la séduction irréductible des images. En dialecticien averti, sa question consiste à se demander si et comment une vérité de la représentation est possible. Il suffisait de tourner la représentation vers la représentation. Et, avouons-le sans ambages, l'artiste se montre ici bien plus convaincant que le philosophe.

Justement, pour s'en convaincre, regardons Duane Michals scruter les miroirs déformant les éphèbes et les belles :
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L'éphèbe apollinien, canon de la beauté grecque, est ici pris au piège de son narcissisme, dans une rhétorique de la fragmentation où la simplicité implacable de la mise en abîme démultiplie en la dénonçant l'hybris monstrueuse de Narcisse, condamné à se dédoubler pour s'aimer de façon fusionnelle (l'un et le multiple), condamné aux images par son eros narcoleptique.
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Mais voici la belle et la bête :
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Ici, la séquence se lit de haut en bas et de gauche à droite. A gauche, on observe d'abord le dédoublement nécessaire à la satisfaction narcissique, mais après la fusion (3e image en bas à gauche), la fragmentation et la déformation (monstruosité), mènent à la disparition pure et simple du reflet sans lequel il est impossible au narcissisme d'opérer. Dès lors, la belle se retourne vers celui qui la regarde, désemparée, réduite à elle-même et contrainte de se retourner vers le monde, vers le réel.

Mais Duane Michals peut se montrer plus perçant encore. S'il s'intéresse tant aux miroirs déformants, c'est pour nous rappeler que même les miroirs communs sont déformants par définition. D'où son intérêt pour les miroirs qui ne reflètent pas, qui échouent à refléter, ou qu'on échoue à faire refléter :
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Ici, la mort se montre comme la vérité même de la condition humaine, qu'un miroir ne réfléchit pas, lui qui ne peut réfléchir que le vivant en tant qu'il est un mensonge ontologique.

Enfin, voici une métaphore du miroir, le crâne, qui a l'avantage de montrer, non en réfléchissant ce qu'il reflète, mais parallèlement à ce qu'il reflète :
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Ici, l'éphèbe tient nonchalamment un crâne, comme on pourrait tenir un trophée, comme si la beauté, la jeunesse, la vitalité pouvaient vaincre la mort. Pourtant, le visage de cet Apollon est bien ténébreux, comme un mort en sursis, comme s'il tenait dans sa main à la fois sa biographie et son destin. (Notez comme l'axe du crâne est parallèle au visage de celui qui le tient.) Mais ce qui renforce l'impact de cette photographie, c'est la simplicité vraie de ce qu'elle montre en évitant tout ce qui pourrait nous mener à la mélancolie. Cela tient, semble-t-il, à un parti pris de Duane Michals, qui conçoit un chiasme subtil : la beauté, en tant qu'elle est ici une beauté sombre et vaincue, abattue (cf. le regard), ne s'oppose pas à la laideur, mais à la mort ; le crâne, qui semble à la fois vivant et ironique, regarde de haut (il a la tête haute, contrairement à l'éphèbe qui a la tête basse), toisant même le spectateur, comme pour affirmer le contraste saisissant entre la fugacité de la vie, et l'éternité de la mort.

Duane Michals, ou l'anti-Platon.