Je me permets de vous proposer ici un article que j'ai trouvé intéressant. [/color]Et je vous conseille aussi les entretiens avec Jean Beaufret, pour des détails croustillants concernant Heidegger.

L'Allemand Martin Heidegger (1889-1976) aborde la technique dans un essai intitulé Qu'est-ce que la technique ? qui paraît en 1958 dans ses Essais et conférences. Son approche n'est pas celle d'un sociologue qui fonde son propos sur une analyse de phénomènes observés en détail, mais celle d'un philosophe élaborant des concepts depuis un vocabulaire qu'il forge lui-même. D'où une certaine difficulté à le suivre pour qui ne dispose pas d'un bagage philosophique.

La position fondamentale des temps modernes est la position technique" affirme t-il. Mais elle n'est pas technique parce qu'on y trouve des machines mais, au contraire, on y trouve ces machines parce qu'elle est "technique". Selon lui, l'opinion communément répandue selon laquelle la technique se résume à un ensemble de procédés mis en œuvre en vue d'obtenir un résultat déterminé n'est plus aujourd'hui aussi recevable que par le passé. Une installation technique moderne est foncièrement différente d'une installation artisanale et il est naïf de croire que ce qui la distingue, c'est simplement qu'elle permet d'obtenir avec une rapidité et une efficacité accrues ce qui demandait autrefois de longs efforts ou était hors de portée de l'homme. Cette vision laisse penser que la technique est quelque chose dont dispose l'homme et qu'il maîtrise. Or non seulement ce n'est plus le cas, dit Heidegger, mais "plus la volonté de l'homme de la maîtriser est insistante et plus elle échappe à son contrôle.



Pour lui, ce n'est pas en tant que fabrication que la technique est une production : "le point décisif ne réside pas dans l'action de faire et de manier mais dans le dévoilement". L'essence de la technique est le dévoilement. Heidegger signifie par là que lorsqu'une chose reste cachée dans le domaine des potentialités et que la technique l'en extrait, la rend présente, l’amène devant nous, elle la dévoile. Mais la technique moderne, dit-il, est bien plus qu'un simple dévoilement, elle est une "provocation" : elle impose sa loi à la nature. Par elle, la nature est en effet mise en demeure de livrer une énergie. Et non seulement la technique peut extraire cette énergie mais elle peut la manipuler à souhait : l'accumuler ; la faire circuler ; la répandre. L'interrupteur électrique, par exemple, fait venir la lumière, la dévoile, mais ce dévoilement constitue une véritable sommation à comparaître. A terme, par un effet de réactions en chaîne, la technique moderne finit par constituer une succession de provocations. Exemple : la centrale électrique située sur le fleuve met celui-ci en demeure de livrer sa pression hydraulique, laquelle met elle-même en demeure les turbines de tourner, elles-mêmes mettant le courant électrique en demeure de circuler, etc.

Heidegger définit ce caractère "provocateur" de la technique par le mot Gestell, que l'on traduit en français par arraisonnement. "Ainsi appelons-nous, dit-il, le rassemblement de cette de cette interpellation qui requiert l'homme, c'est-à-dire qui le provoque (l'oblige) à dévoiler le réel comme fonds dans le mode du commettre" Ainsi appelons-nous le dévoilement qui régit l'essence de la technique et qui n'est lui-même rien que la technique". La technique, souligne Heidegger, ne règne pas seulement là où l'on utilise des machines, même si ces dernières jouissent "d'une situation privilégiée, fondée sur la priorité à tout ce qui est matériel", elle "englobe tous les secteurs de l'étant". La science, par exemple, met la nature matérielle en demeure de se montrer comme un complexe calculable de forces. Elle est donc entièrement régie par l'essence de la technique.

Technique et liberté

Sous l'emprise de la technique, l'homme tend à réduire l'ensemble du réel à un fonds disponible. Corollairement, la technique "cherche" à transformer l’homme, le faire advenir hors de la nature, dans l’arraisonnement de la nature. L’essence de la technique moderne, en définitive, se fonde sur ce qui est ressenti comme une obligation : celle de faire advenir non ce qui est contenu en germe dans l’ordre naturel. Ce qui est donc en jeu à travers notre rapport avec la technique, souligne Heidegger, c’est notre liberté. Nous ne sommes libres que si nous surplombons l’essence de la technique au lieu d’être surplombés par elle. Mais comment surplomber quelque chose dont la particularité est de s’effacer ? Comment être libre quand la technique nous somme sans cesse de choisir notre destin ? Cela n'est possible, répond Heidegger, qu'en admettant qu’il n’y a pas de destin librement choisi ; plus précisément en intégrant le fait que la technique nous impose un destin selon ses plans et en cessant de rechercher la production comme dévoilement. Il importe au contraire de se donner comme but son non-dévoilement. Or celui-ci réside dans l'acte de contemplation : la liberté se fonde dans le fait de contempler sans pour autant chercher à faire advenir.

Si l'essence de la technique moderne, c’est la négation de l’essence, notre être, par contre, réside dans la contemplation de l’essence. Il n'est possible de surplomber la technique qu'en utilisant celle-ci pour faire advenir que ce qui est déjà en germe dans la nature. Il ne s'agit pas de renoncer à la technique en tant que telle, mais à ce que nous avons inconsciemment mis en elle. Nous ne vaincrons la tentation démiurgique et techniciste que si nous rétablissons un rapport esthétique au monde et que si nous utilisons la technique non pas pour accomplir l’arraisonnement de la nature hors de nous, mais l’accomplissement de notre propre nature.

source : http://technologos.fr/textes/martin_heidegger.php